Zeev Sternhell Didier Leschi
Zeev Sternhell historien affecté par l’histoire Dier Leschi
Zeev Sternhell, grand
historien israélien du fascisme français, est décédé le dimanche 21 juin 2020.
Il avait publié dans Lignes en 2016,
dans le N° 50, Après-coups de l’histoire,
symptômes et issues, un article intitulé « Le fascisme en France :
entre refoulement et oubli ».
Son travail aura été de ceux
qui provoquent le début polémique pour toucher à un point de vérité sensible
dans l’histoire, non seulement nationale mais, au-delà, conceptuelle. Une
histoire qui offre des outils pour s’orienter dans le jugement et la pensée. Ce
désir de lumière et de vérité l’aura habité toute sa vie.
Mais pour mener une quête de
vérité au sein d’un champ, il faut que le désir de savoir soit bien partagé, qu’aucune
question ne soit interdite, et que la sauvegarde d’une idéologie ne serve pas
de prétexte à nier la simple lecture des archives. En France, le rapport aux
années 1930 conduit à faire du vichysme tout à tour, un bouclier pour les
français face aux véritables affreux, les nazis ; un lieu d’inventivité
politique terrifiant et qui n’attend les
ordres des nazis ; un espace politique à la remorque de l’idéologie nazie.
Ces trois interprétations sont incompatibles entre elles, et c’est pourquoi on
ne peut considérer qu’elles tiennent seulement au progrès des trouvailles dans
les dépôts d’archives, d’ailleurs soustraits pour un temps au public et aux
historiens. Elles témoignent plutôt de l’oscillation idéologique de la France et
de l’establishment historien. Quoi qu’il
en soit, ce qui importe c’est de comprendre comment des élites et une
population peuvent être suffisamment acculturées à des idées antirépublicaines
pour ne pas trouver déshonorant de faire de Sternhell est trop personnellement
impliqué dans son combat contre le fascisme pour ne pas élaborer un propos
sorti « tout armé de son cerveau »,
lui reprocher une incapacité à faire preuve de détachement, en un mot, une
approche trop affective, est une position épistémologique un peu dépassée aujourd’hui
où la séparation de la raison et des émotions n’est plus la seule manière de
produire du savoir, tout savoir étant de fait affecté d’un désir de savoir qui
doit tout au trajet de celui qui cherche et œuvre.
Ligne
de vie
Pour celui qui arrive en France
au sortir de la seconde guerre mondiale en 1946, jeune garçon juif de 10 ans
rescapé de Pologne, le français devient la première langue écrite, celle des
études primaires et secondaires. En 1951, il part en Israël. Il s’installe
alors dans un Kibboutz où il fait des études agricoles, puis poursuit des
études d’histoire à l’université hébraïque de Jérusalem, laquelle l’envoie en France
entamer une thèse à sciences Po, sous la direction de Jean Touchard. Le
français, oui, est bien déjà une langue affectée par l’histoire du jeune homme.
L’objet choisi aussi, mais tout choix scientifique ne doit-il pas animer le
chercheur de quelque chose de plus qu’un produit à l’étal ? Ne serait-ce
que pour avoir une chance de construire un objet de savoirs neuf, spécifiques
et neutres ? Elle serait celle d’une neutralisation de l’histoire, ce qui
est bien autre chose, car, oui, l’Histoire affecte les êtres humains et c’est
presque qu’ils sont affectés qu’ils se mettent à faire de l’histoire. On sait
depuis bien longtemps qu’il y a dans ce type de propos la volonté de
disqualifier une recherche historique qui vaut une expérience pour le présent,
et pour Zeev Sternhell engagement critique à l’égard de France comme à l’égard
d’Israël. Car contrairement à ses contempteurs, Zeev Sternhell, à l’égal d’un
Marc Bloch, aura té dans tous les domaines de sa vie, courageux parce qu’engagé.
Engagé pour faire de l’histoire une ressource contre les anti-lumières et le
fascisme dont aucune société ne peut prétendre être vaccinée par nature. Engagé
pour que le sionisme demeure un humanisme, engagé aussi comme soldat au péril
de sa vie. Il aura fait trois guerres ne confondant pas patriotisme et
nationalisme sioniste. Enfin, engagé pour la paix et la reconnaissance du droit
des Palestiniens à avoir un état.
Aller
y voir
Il faut espérer qu’une telle
violence dans les récusations amène quand même les lecteurs, les étudiants en
particulier, à aller y voir de plus près en passant outre les interdits de
mandarins bien installés qui contrôlent les carrières des uns et des autres
afin de leur faire penser ce qu’il convient d’être pensé. Rendre hommages à
Zeev Sternhell consiste, en s’appuyant sur la force de son œuvre, à ne pas
laisser la chape de plomb d’une histoire neutralisée, prendre le dessus en France
à contrario de l’écho qu’elle
rencontre ailleurs, dans d’autres disciplines et dans d’autres pays.
Revenons brièvement sur l’apport
de Zeev Sternhell à l’histoire des idées depuis sa thèse qui souligna l’importance
de Maurice Barrès et de l’idéologie de la terre des morts dans la France de la
fin du XIX et de l’affaire Dreyfus. Après son premier grand ouvrage, issu de
cette thèse, sa recherche dans des archives peu visitées l’amène à préciser les
contours d’une « droite révolutionnaire ». Laquelle opère une
première synthèse entre l’ordre social capitaliste et une idéologie remettant
en cause la philosophie des Lumières et les acquis juridiques de la Révolution
française. Dans la lignée de Sorel et d’autres, ces divers courants de la
droite révolutionnaire auront exalté la Nation, pensé et œuvré pour une
révolution politique et culturelle dans le but de mettre à bas le libéralisme
politique dans une France en crise après la défaite de 1870. La crise boulangiste
est un moment décisif sur le plan de l’action, bien avant le 6 février 1934,
quand le développement de l’Action Française constitue un élément majeur de
cette droite. Zeev Sternhell dégage alors les origines intellectuelles
françaises du fascisme et permet de sortir du cadre de l’histoire des droites
françaises posé par l’historien René Rémond dans les années cinquante. Ce cadre
figeait le spectre des droites entre trois traditions où devaient
nécessairement s’inscrire les divers courants des droites françaises, de la
révolution française à nos jours : légitimiste réactionnaire, orléaniste
libérale, bonapartiste. Hors de ce cadre qui sert aussi à analyser les
formations les plus contemporaines de la droite française, il n’y aurait eu que
des courants anecdotiques, n’ayant aucunement pesé sur la vie politique. René
Rémond, pour tenter de clore le débat, affirmait : « Il n’y a pas eu de fascisme français parce
qu’il pouvait difficilement s’en établir en France. L’opinion y est, en dépit
des apparences, particulièrement réfractaire aux prestiges du fascisme… ».
Là se trouve fixée la thèse de l’allergie française au fascisme. On
pourrait multiplier les exemples de ces quantités négligeables, des Cercles
Proudhon aux Faisceaux de Georges Valois. Même les non-conformistes sortis de l’anonymat
grâce au travail de Jean-Louis Del Bayle qui irriguèrent le débat politique et
intellectuel à travers revues et journaux furent peu considérés par celui avec
qui Zeev Sternhell entretenait cependant des liens de grande considération. Le désintérêt
de René Rémond pour ces groupes touchait également un courant politique comme
les Croix-de-feu. Malgré leur forte audience, la pauvreté intellectuelle de son
leader le déconsidérait selon lui. C’est ainsi qu’il analysait les Croix –de-feu
du colonel de la Rocque comme un « scoutisme
pour adultes », jusqu’à ce que la biographie de Jacques Nobécourt
sorte véritablement le personnage de l’oubli au point de faire évoluer la
pensée de Zeev Sternhell, lui aussi longtemps sensible à l’avis de René Rémond.
Quant à la dérive fasciste du plébéien Jacques Doriot, elle semblait elle aussi
de peu d’importance à l’historien des droites en France. L’engagement dans une
collaboration sans limite avec le nazisme après la défaite ne semblait pas
poser de nouvelles questions. Un épiphénomène, certes analysé comme celui qui
se rapprochait le plus de la dérive fasciste, mais au fond sans véritable
importance.
Le débat s’est souvent enlisé
dans la recherche d’une essence du fascisme dont Mussolini serait le prototype,
à partir duquel l’on pourrait ou non dire que tel ou tel courant l’aurait été.
Mais la question était aussi celle de savoir si, présent en France, le fascisme
aurait été un produit « terroir » ou « d’importation » qui
n’entamerait pas la nature républicaine de la France.
Bien évidemment cette
appréciation générale se heurte à un premier problème de taille : le
régime de Vichy. Il serait facile de se contenter de rappeler qu’il a fallu une
lecture extérieure à l’école historique dominante des contemporanéistes de sciences Po, celle de Robert Paxton, pour
que le regard évolue. Mais certains, tout en reconnaissant la dimension
fascisante de Vichy, voulurent n’en faire qu’une parenthèse, un accident. Selon
eux, l’acte de rupture le plus grave avec la philosophie des Lumières et les
acquis de la Révolution française demeure celui de petits groupes minoritaires
revanchards, ayant profité de la « divine
surprise » selon le mot de Maurras. Ces fameux courants anecdotiques.
Sauf que le maréchal Pétain ne venait aucunement de ces entreprises politiques
groupusculaires, mais d’une sociabilité militaire, ancienne combattante, dont
une des composantes est les Croix-de-feu, transformées en Parti social
française, après leur dissolution décidée par le gouvernement du Front
populaire.
La
question des Croix-de-feu, dernier avatar d’un refus du débat ?
Le dernier ouvrage de Zeev
Sternhell, « histoire refoulée. La Rocque, les croix-de-feu et le fascisme
française », vient contredire l »’hypothèse défendue par Serge
Bernstein et Jean-Noël Jeanneney d’un Larocque républicain. Bien évidemment, si
l’aboutissement du parcours de la Roque, depuis sa prise en main des
croix-de-feu au tournant des années trente jusqu’à son décès en 1946, ne
saurait être analysé comme la preuve d’une pensée constante, on ne peut nier
que, dans le champ politique du fascisme, la dérive de La Roque aura eu, comme
point cardinal, une fidélité politique indéfectible au maréchal Pétain et à la
révolution nationale. Il considérait en effet cette révolution comme nécessaire
pour redresser le pays. Depuis le noyau politique du Parti social français, il
aura ainsi tenté de constituer une sorte de parti du pétainisme. Faut-il
compter pour rien la critique constante faite par La Rocque des résistants de
Londres, « pléiades politicienne ou
prédominent les rescapés de la III° république socialisante, franc-maçonne,
israélite et décadente […] réfugiée chez l’ennemi » ? Faut-il
considérer sans importance de demander à Pétain de s’inspirer de la législation
de Mussolini en matière de discrimination envers les juifs ? Mussolini, dont
il disait dès 1934 dans son ouvrage « service
public » que « l’admiration
[…] ne se discute pas ». Sans importance encore qu’il ait protesté du
fait qu’ »à peine les armées des Etats-Unis
débarquées en Afrique du nord », Mr Roosevelt ait « exigé des stupéfiantes mesures à propos des
juifs et des communistes ». Et faut-il prendre son désir de construire
l’Europe nouvelle à parts égales avec l’Allemagne nazie pour un brevet de
républicanisme ? La Rocque, certes, fera les frais de l’impérialisme nazi
qui ne supportait pas les indisciplinés du régime fragile de Vichy mais cela ne
vaut pas baptême républicain.
Mais, au-delà du cas de La
Rocque, ce qui gêne manifestement dans la démonstration de Zeev Sternhell, c’est
que son analyse fasse de Vichy la dernière maturation d’un fruit mauvais dont
les armées allemandes auront été les jardiniers. On ne peut comprendre la
facilité avec laquelle, du conseil d’état à l’université, en passant par le
barreau et la magistrature, l’acceptation du pire se soit faite en quelques
semaines, sans prendre en compte la culture politique des élites françaises sur
la longue durée.
Voilà qui gêne la
démonstration des tenants de l’allergie française au fascisme. Rien n’y fait,
le Vichy avant Vichy selon la formule de Gérard Noiriel, est un passé qui ne
passe pas.
A force d’affirmer qu’il n’y a
de fascisme que l’italien, les anti-Sternhell se refusent à voir ce qu’il y a d’innovant
dans la voie que ce dernier a ouverte. Georges Orwell avait eu cette formule :
le fascisme en Angleterre portera des chapeaux melon. La Rocque a cherché une
formule qui puisse en être le pendant français, formule à la fin proche en fait
des dictatures du sud de l’Europe « si
proches de nous par leurs origines ethniques et par leurs civilisations
ancestrales », fondées sur les « forces spirituelles » et les « mystiques essentielles », selon lui.
C’est dans ce domaine qu’il y
aurait lieu de poursuivre les analyses de Zeev Sternhell. Si l’on admet que les
dictatures de Salazar et Franco peuvent être définies comme des
christo-fascismes, l’on aperçoit alors que le programme corporatiste du colonel
de La Rocque était bien proche des modèles qui l’inspiraient. Mais ce serait
admettre qu’il n’était pas républicain et qu’il appartenait bien au courant des
anti-lumières. Sa référence à la république nouvelle, à laquelle il espérait qu’aboutirait
la révolution nationale voulue par Vichy, était dans le prolongement du
programme des croix-de-feu qui visait à annuler et la révolution française et
la periode de la monarchie administrative des Lumières.
Zeev Sternhell aimait la France, sa patrie de cœur, de même que sa patrie de vie que fut Israël. Il aimait à penser que son apport à l’étude de l’histoire politique de la France contemporaine faisait de lui un historien de la France à défaut d’être un historien français. C’est cela que certains veulent lui dénier. Son œuvre, nous le croyons, sera plus forte que celle de ces critiques malveillantes.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire