jeudi 24 juin 2021

Ligne N°63 collection dirigée par Michel Surya



                                             


         Zeev Sternhell                                         Didier Leschi


Zeev Sternhell historien affecté par l’histoire    Dier Leschi


Zeev Sternhell, grand historien israélien du fascisme français, est décédé le dimanche 21 juin 2020. Il avait publié dans Lignes en 2016, dans le N° 50, Après-coups de l’histoire, symptômes et issues, un article intitulé « Le fascisme en France : entre refoulement et oubli ».

Son travail aura été de ceux qui provoquent le début polémique pour toucher à un point de vérité sensible dans l’histoire, non seulement nationale mais, au-delà, conceptuelle. Une histoire qui offre des outils pour s’orienter dans le jugement et la pensée. Ce désir de lumière et de vérité l’aura habité toute sa vie.

Mais pour mener une quête de vérité au sein d’un champ, il faut que le désir de savoir soit bien partagé, qu’aucune question ne soit interdite, et que la sauvegarde d’une idéologie ne serve pas de prétexte à nier la simple lecture des archives. En France, le rapport aux années 1930 conduit à faire du vichysme tout à tour, un bouclier pour les français face aux véritables affreux, les nazis ; un lieu d’inventivité politique terrifiant  et qui n’attend les ordres des nazis ; un espace politique à la remorque de l’idéologie nazie. Ces trois interprétations sont incompatibles entre elles, et c’est pourquoi on ne peut considérer qu’elles tiennent seulement au progrès des trouvailles dans les dépôts d’archives, d’ailleurs soustraits pour un temps au public et aux historiens. Elles témoignent plutôt de l’oscillation idéologique de la France et de l’establishment historien. Quoi qu’il en soit, ce qui importe c’est de comprendre comment des élites et une population peuvent être suffisamment acculturées à des idées antirépublicaines pour ne pas trouver déshonorant de faire de Sternhell est trop personnellement impliqué dans son combat contre le fascisme pour ne pas élaborer un propos sorti « tout armé de son cerveau », lui reprocher une incapacité à faire preuve de détachement, en un mot, une approche trop affective, est une position épistémologique un peu dépassée aujourd’hui où la séparation de la raison et des émotions n’est plus la seule manière de produire du savoir, tout savoir étant de fait affecté d’un désir de savoir qui doit tout au trajet de celui qui cherche et œuvre.

 

Ligne de vie

 

Pour celui qui arrive en France au sortir de la seconde guerre mondiale en 1946, jeune garçon juif de 10 ans rescapé de Pologne, le français devient la première langue écrite, celle des études primaires et secondaires. En 1951, il part en Israël. Il s’installe alors dans un Kibboutz où il fait des études agricoles, puis poursuit des études d’histoire à l’université hébraïque de Jérusalem, laquelle l’envoie en France entamer une thèse à sciences Po, sous la direction de Jean Touchard. Le français, oui, est bien déjà une langue affectée par l’histoire du jeune homme. L’objet choisi aussi, mais tout choix scientifique ne doit-il pas animer le chercheur de quelque chose de plus qu’un produit à l’étal ? Ne serait-ce que pour avoir une chance de construire un objet de savoirs neuf, spécifiques et neutres ? Elle serait celle d’une neutralisation de l’histoire, ce qui est bien autre chose, car, oui, l’Histoire affecte les êtres humains et c’est presque qu’ils sont affectés qu’ils se mettent à faire de l’histoire. On sait depuis bien longtemps qu’il y a dans ce type de propos la volonté de disqualifier une recherche historique qui vaut une expérience pour le présent, et pour Zeev Sternhell engagement critique à l’égard de France comme à l’égard d’Israël. Car contrairement à ses contempteurs, Zeev Sternhell, à l’égal d’un Marc Bloch, aura té dans tous les domaines de sa vie, courageux parce qu’engagé. Engagé pour faire de l’histoire une ressource contre les anti-lumières et le fascisme dont aucune société ne peut prétendre être vaccinée par nature. Engagé pour que le sionisme demeure un humanisme, engagé aussi comme soldat au péril de sa vie. Il aura fait trois guerres ne confondant pas patriotisme et nationalisme sioniste. Enfin, engagé pour la paix et la reconnaissance du droit des Palestiniens à avoir un état.

Aller y voir

Il faut espérer qu’une telle violence dans les récusations amène quand même les lecteurs, les étudiants en particulier, à aller y voir de plus près en passant outre les interdits de mandarins bien installés qui contrôlent les carrières des uns et des autres afin de leur faire penser ce qu’il convient d’être pensé. Rendre hommages à Zeev Sternhell consiste, en s’appuyant sur la force de son œuvre, à ne pas laisser la chape de plomb d’une histoire neutralisée, prendre le dessus en France à contrario de l’écho qu’elle rencontre ailleurs, dans d’autres disciplines et dans d’autres pays.

Revenons brièvement sur l’apport de Zeev Sternhell à l’histoire des idées depuis sa thèse qui souligna l’importance de Maurice Barrès et de l’idéologie de la terre des morts dans la France de la fin du XIX et de l’affaire Dreyfus. Après son premier grand ouvrage, issu de cette thèse, sa recherche dans des archives peu visitées l’amène à préciser les contours d’une « droite révolutionnaire ». Laquelle opère une première synthèse entre l’ordre social capitaliste et une idéologie remettant en cause la philosophie des Lumières et les acquis juridiques de la Révolution française. Dans la lignée de Sorel et d’autres, ces divers courants de la droite révolutionnaire auront exalté la Nation, pensé et œuvré pour une révolution politique et culturelle dans le but de mettre à bas le libéralisme politique dans une France en crise après la défaite de 1870. La crise boulangiste est un moment décisif sur le plan de l’action, bien avant le 6 février 1934, quand le développement de l’Action Française constitue un élément majeur de cette droite. Zeev Sternhell dégage alors les origines intellectuelles françaises du fascisme et permet de sortir du cadre de l’histoire des droites françaises posé par l’historien René Rémond dans les années cinquante. Ce cadre figeait le spectre des droites entre trois traditions où devaient nécessairement s’inscrire les divers courants des droites françaises, de la révolution française à nos jours : légitimiste réactionnaire, orléaniste libérale, bonapartiste. Hors de ce cadre qui sert aussi à analyser les formations les plus contemporaines de la droite française, il n’y aurait eu que des courants anecdotiques, n’ayant aucunement pesé sur la vie politique. René Rémond, pour tenter de clore le débat, affirmait : « Il n’y a pas eu de fascisme français parce qu’il pouvait difficilement s’en établir en France. L’opinion y est, en dépit des apparences, particulièrement réfractaire aux prestiges du fascisme… ». Là se trouve fixée la thèse de l’allergie française au fascisme. On pourrait multiplier les exemples de ces quantités négligeables, des Cercles Proudhon aux Faisceaux de Georges Valois. Même les non-conformistes sortis de l’anonymat grâce au travail de Jean-Louis Del Bayle qui irriguèrent le débat politique et intellectuel à travers revues et journaux furent peu considérés par celui avec qui Zeev Sternhell entretenait cependant des liens de grande considération. Le désintérêt de René Rémond pour ces groupes touchait également un courant politique comme les Croix-de-feu. Malgré leur forte audience, la pauvreté intellectuelle de son leader le déconsidérait selon lui. C’est ainsi qu’il analysait les Croix –de-feu du colonel de la Rocque comme un « scoutisme pour adultes », jusqu’à ce que la biographie de Jacques Nobécourt sorte véritablement le personnage de l’oubli au point de faire évoluer la pensée de Zeev Sternhell, lui aussi longtemps sensible à l’avis de René Rémond. Quant à la dérive fasciste du plébéien Jacques Doriot, elle semblait elle aussi de peu d’importance à l’historien des droites en France. L’engagement dans une collaboration sans limite avec le nazisme après la défaite ne semblait pas poser de nouvelles questions. Un épiphénomène, certes analysé comme celui qui se rapprochait le plus de la dérive fasciste, mais au fond sans véritable importance.

Le débat s’est souvent enlisé dans la recherche d’une essence du fascisme dont Mussolini serait le prototype, à partir duquel l’on pourrait ou non dire que tel ou tel courant l’aurait été. Mais la question était aussi celle de savoir si, présent en France, le fascisme aurait été un produit « terroir » ou « d’importation » qui n’entamerait pas la nature républicaine de la France.

Bien évidemment cette appréciation générale se heurte à un premier problème de taille : le régime de Vichy. Il serait facile de se contenter de rappeler qu’il a fallu une lecture extérieure à l’école historique dominante des contemporanéistes  de sciences Po, celle de Robert Paxton, pour que le regard évolue. Mais certains, tout en reconnaissant la dimension fascisante de Vichy, voulurent n’en faire qu’une parenthèse, un accident. Selon eux, l’acte de rupture le plus grave avec la philosophie des Lumières et les acquis de la Révolution française demeure celui de petits groupes minoritaires revanchards, ayant profité de la « divine surprise » selon le mot de Maurras. Ces fameux courants anecdotiques. Sauf que le maréchal Pétain ne venait aucunement de ces entreprises politiques groupusculaires, mais d’une sociabilité militaire, ancienne combattante, dont une des composantes est les Croix-de-feu, transformées en Parti social française, après leur dissolution décidée par le gouvernement du Front populaire.

 

La question des Croix-de-feu, dernier avatar d’un refus du débat ?

 

Le dernier ouvrage de Zeev Sternhell, « histoire refoulée. La Rocque, les croix-de-feu et le fascisme française », vient contredire l »’hypothèse défendue par Serge Bernstein et Jean-Noël Jeanneney d’un Larocque républicain. Bien évidemment, si l’aboutissement du parcours de la Roque, depuis sa prise en main des croix-de-feu au tournant des années trente jusqu’à son décès en 1946, ne saurait être analysé comme la preuve d’une pensée constante, on ne peut nier que, dans le champ politique du fascisme, la dérive de La Roque aura eu, comme point cardinal, une fidélité politique indéfectible au maréchal Pétain et à la révolution nationale. Il considérait en effet cette révolution comme nécessaire pour redresser le pays. Depuis le noyau politique du Parti social français, il aura ainsi tenté de constituer une sorte de parti du pétainisme. Faut-il compter pour rien la critique constante faite par La Rocque des résistants de Londres, « pléiades politicienne ou prédominent les rescapés de la III° république socialisante, franc-maçonne, israélite et décadente […] réfugiée chez l’ennemi » ? Faut-il considérer sans importance de demander à Pétain de s’inspirer de la législation de Mussolini en matière de discrimination envers les juifs ? Mussolini, dont il disait dès 1934 dans son ouvrage « service public » que « l’admiration […] ne se discute pas ». Sans importance encore qu’il ait protesté du fait qu’ »à peine les armées des Etats-Unis débarquées en Afrique du nord », Mr Roosevelt ait « exigé des stupéfiantes mesures à propos des juifs et des communistes ». Et faut-il prendre son désir de construire l’Europe nouvelle à parts égales avec l’Allemagne nazie pour un brevet de républicanisme ? La Rocque, certes, fera les frais de l’impérialisme nazi qui ne supportait pas les indisciplinés du régime fragile de Vichy mais cela ne vaut pas baptême républicain.

Mais, au-delà du cas de La Rocque, ce qui gêne manifestement dans la démonstration de Zeev Sternhell, c’est que son analyse fasse de Vichy la dernière maturation d’un fruit mauvais dont les armées allemandes auront été les jardiniers. On ne peut comprendre la facilité avec laquelle, du conseil d’état à l’université, en passant par le barreau et la magistrature, l’acceptation du pire se soit faite en quelques semaines, sans prendre en compte la culture politique des élites françaises sur la longue durée.

Voilà qui gêne la démonstration des tenants de l’allergie française au fascisme. Rien n’y fait, le Vichy avant Vichy selon la formule de Gérard Noiriel, est un passé qui ne passe pas.

A force d’affirmer qu’il n’y a de fascisme que l’italien, les anti-Sternhell se refusent à voir ce qu’il y a d’innovant dans la voie que ce dernier a ouverte. Georges Orwell avait eu cette formule : le fascisme en Angleterre portera des chapeaux melon. La Rocque a cherché une formule qui puisse en être le pendant français, formule à la fin proche en fait des dictatures du sud de l’Europe « si proches de nous par leurs origines ethniques et par leurs civilisations ancestrales », fondées sur les « forces spirituelles » et les « mystiques essentielles », selon lui.

C’est dans ce domaine qu’il y aurait lieu de poursuivre les analyses de Zeev Sternhell. Si l’on admet que les dictatures de Salazar et Franco peuvent être définies comme des christo-fascismes, l’on aperçoit alors que le programme corporatiste du colonel de La Rocque était bien proche des modèles qui l’inspiraient. Mais ce serait admettre qu’il n’était pas républicain et qu’il appartenait bien au courant des anti-lumières. Sa référence à la république nouvelle, à laquelle il espérait qu’aboutirait la révolution nationale voulue par Vichy, était dans le prolongement du programme des croix-de-feu qui visait à annuler et la révolution française et la periode de la monarchie administrative des Lumières.

Zeev Sternhell aimait la France, sa patrie de cœur, de même que sa patrie de vie que fut Israël. Il aimait à penser que son apport à l’étude de l’histoire politique de la France contemporaine faisait de lui un historien de la France à défaut d’être un historien français. C’est cela que certains veulent lui dénier. Son œuvre, nous le croyons, sera plus forte que celle de ces critiques malveillantes.  

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