mercredi 2 juin 2021

PANNEKOEK : LES DIVERGENCES TACTIQUES AU SEIN DU MOUVEMENT OUVRIER (1909) partie 4

 

VII - LES AUTRES CLASSES

Les classes moyennes Si le prolétariat qui travaille dans la grande industrie et les capitalistes étaient les seules classes de la société, la lutte revêtirait un caractère très simple ; il n’y aurait alors, au sens littéral, que ce côté-ci et que ce côté-là. Mais la situation n’est pas aussi simple. Il existe entre la bourgeoisie et le prolétariat de nombreuses couches intermédiaires qui, petit à petit, par gradations imperceptibles, font passer d’une classe à l’autre. Il s’agit d’une part des vestiges des anciennes classes moyennes indépendantes : petits capitalistes, dont la délimitation avec les grands capitalistes est difficile à établir, mais qui ont été durement opprimés par le grand capital, grands paysans, petits bourgeois qui pour partie sont au service du grand capital, jusqu’aux petits paysans et aux artisans, qui sont directement exploités par le grand capital. D’autre part, il y a des classes nouvellement apparues, les officiers et les sous-officiers des armées industrielles, qui forment une série ininterrompue d’employés allant du contremaître et du technicien, en passant par les ingénieurs, les titulaires d’un doctorat et les chefs de bureau, jusqu’aux directeurs ; dans les couches inférieures, ils font partie des exploités, et dans les couches supérieures, ils participent à l’exploitation.

Toutes ces couches intermédiaires prennent part, avec leurs intérêts particuliers, à la lutte des classes. Parfois, leurs intérêts coïncidents avec ceux du prolétariat, parfois, ils s’opposent à ceux-ci. Du coup, le tableau de la lutte se complique, et des divergences à propos de l’attitude à avoir à leur égard se font jour dans le parti.

Le prolétariat industriel n’est pas la seule classe exploitée par le capital. Le capital a trouvé encore d’autres moyens que le rassemblement dans des usines d’ouvriers, dont il achète directement la force de travail, pour se procurer habilement de la plus-value. Il sait aussi exploiter des couches de la population auxquelles il laisse, en apparence, à la fois leur ancien mode de production et leur ancienne indépendance.

Pour les raisons les plus diverses, un paysan ou un artisan, qui, en tant que travailleur indépendant, est propriétaire de moyens de production de valeur, comme une maison, un magasin ou une pièce de terre, en vient à emprunter de l’argent en hypothéquant sa propriété. Il espère accroître le rendement de son travail en améliorant son sol, en augmentant son fonds de roulement, en transformant son magasin, en agrandissant son champ ; mais il doit aussi obérer sa propriété de dettes qui ne lui rapportent rien comme les arrangements avec les autres héritiers dans le cas d’un héritage ou bien le fait de recevoir de l’argent lors d’accidents particuliers. En effet, il doit en premier lieu toujours payer les intérêts à l’avenir. Si les dettes continuent à augmenter en raison de la malchance dans la gestion, de la situation du marché, de la concurrence de la grande entreprise, les intérêts à payer deviendront une partie de plus en plus importante du produit du travail. Aussi longtemps que les intérêts devront être réunis au prix d’un effort extrême des forces et de la plus grande économie, l’homme le supporte car il sait que sa propriété sera vendue aux enchères s’il ne les paie plus.

Un tel petit bourgeois ou paysan n’est rien d’autre qu’un prolétaire exploité par le capital. Il ne garde du produit de son travail pas plus que ce dont il a besoin pour vivre : la valeur de sa force de travail. Tout le reste revient au capitaliste et constitue donc la plus-value. Mais l’exploitation s’effectue ici, parce que dissimulée, sous une forme largement pire que l’exploitation des ouvriers de la grande industrie. Les exploités croient qu’ils travaillent pour eux-mêmes ; c’est pourquoi ils s’échinent à l’extrême et se contentent du mode de vie le plus misérable. Ils vivent beaucoup plus mal que les ouvriers industriels et ils ont une durée de travail beaucoup plus longue. C’est ainsi que, malgré l’arriération technique de leur mode de travail, ils apportent encore des profits élevés au capital.

C’est de cette manière que de larges couches petites-bourgeoises sont exploitées par le capital. Les petits paysans, dont la pièce de terre est grevée par une lourde hypothèque. De même que les commerçants, dont le magasin est lourdement endetté, en font partie. Les petits fermiers appartiennent à cette même catégorie ; au lieu de régler un intérêt hypothécaire à la banque, ils payent un fermage au propriétaire foncier ; il ne leur reste à eux-mêmes qu’une médiocre rétribution de leur force de travail. Et il est indifférent au propriétaire capitaliste de placer son capital en créances hypothécaires ou d’acheter une pièce de terre ; dans les deux cas, le paysan lui fournit la plus-value par son travail. Tous les états intermédiaires existent entre le petit commerçant ou l’artisan, dont les moyens de production sont au fond la propriété du capitaliste qui leur a prêté de l’argent, et l’industriel ou l’ouvrier à domicile pour lequel le capitaliste est le fournisseur de matières premières et le preneur du produit fini ; les premiers ressemblent à des petits bourgeois indépendants, tandis que tout le monde sait que les derniers forment la couche prolétarienne la plus opprimée. Mais tous ont en commun que le capital les exploite en leur conservant leur mode de travail primitif.

Ces couches ont exactement autant de raisons de lutter contre le capital que les ouvriers salariés. En tant que classes exploitées, leur intérêt est aussi d’abolir toute exploitation. Mais les conditions dans lesquelles elles travaillent et sont exploitées ne conduisent pas leurs idées et leurs actes d’eux-mêmes vers le socialisme. Elles ne voient pas, à l’instar du prolétariat de la grande industrie, croître les éléments du socialisme tout autour d’elles ; elles ne voient pas que la société elle-même pousse nécessairement vers le socialisme. En effet, leur travail n’est pas directement organisé par le capital et celui-ci n’a pas accru sa productivité ; leurs conditions de travail sont encore les anciennes conditions, étriquées et primitives. Elles ne peuvent pas, à partir de leur propre situation, concevoir l’idée d’une grande entreprise sociale comme forme de production future. Les conditions matérielles ne leur enseignent pas à elles comme au prolétariat la compréhension socialiste, la conscience, qu’elles constituent une classe particulière de travailleurs salariés, la classe productrice la plus importante. Le capital, qui rassemble et organise les ouvriers salariés industriels, n’organise pas ces autres exploités. Ils restent des individus isolés, et chacun d’eux demeure impuissant face au capitaliste. Ils sont incapables de s’organiser solidement et c’est pourquoi ils ne ressentent en rien la force consciente de ses possibilités de victoire qui vit dans le cœur des ouvriers de la grande industrie. Ces couches n’arriveraient donc jamais d’elles-mêmes au but et au programme de la social-démocratie. Mais les sociaux-démocrates sont les représentants de la seule classe qui combat par principe le capital, leur oppresseur ; et elles sont par conséquent attirées par ce parti qui lutte pour l’abolition de la domination du capital. Pour elles, il n’y a pas d’autre parti qui intervienne d’une manière similaire pour leurs intérêts. Elles font donc partie de la social-démocratie, du fait de la communauté de leurs intérêts les plus importants, les plus généraux - même si elles ne parviennent souvent qu’extrêmement difficilement à cette conscience. Mais quand elles adhèrent à la social-démocratie, elles comprennent ses objectifs autrement que le prolétariat de la grande industrie. Elles ne connaissent pas, de par leur propre expérience, le capital comme une puissance révolutionnaire qui prépare le socialisme, mais seulement comme le capital usurier-qui les pressure. Vaincre le capital ne signifie pas pour elles passer à un mode de production supérieur qui ouvre la voie à un puissant accroissement des forces productives, mais enlever le vampire qui les importune. La société socialiste à laquelle elles aspirent consiste pour elles en une société où prédomine la petite entreprise dont les fruits ne sont plus pillés par l’usurier capitaliste mais reviennent au producteur lui-même. Leur idéal socialiste est donc au fond un idéal réactionnaire, le retour à un mode de production petit-bourgeois primitif ; leurs théoriciens cherchent à démontrer qu’il représente la forme économique la plus productive. Et par suite, les améliorations immédiates de leur situation, auxquelles elles aspirent, revêtent un caractère réactionnaire ; c’est-à-dire que si elles pouvaient se réaliser, elles arrêteraient le développement social, et c’est justement la raison pour laquelle soit elles sont irréalisables. Soit elles ne sont réalisables que temporairement et en apparence. C’est en cela que réside la différence avec la classe révolutionnaire du prolétariat industriel. Pour cette classe, la lutte pour des améliorations immédiates de sa situation coïncide avec la lutte pour le socialisme. Toutes les réformes sociales, qui lui profitent immédiatement, sont en même temps dans l’intérêt du progrès révolutionnaire. Il est possible que les augmentations de salaire qu’il extorque aux entrepreneurs amoindrissent le revenu du capital, mais elles poussent en même temps les entrepreneurs à mettre en œuvre des améliorations techniques. Ces intérêts-là ne coïncident pas chez les couches petites-bourgeoises prolétarisées. Parce qu’elles sont composées formellement d’entrepreneurs et non d’ouvriers salariés, si elles veulent élever leur niveau de vie, elles ne peuvent le faire qu’en augmentant le produit de leur travail, qu’en développant leur activité économique. Qu’elles fassent cela grâce à une augmentation de la productivité de leur travail, et donc qu’elles changent à proprement parler de classe, cela est exclu en raison de leur manque de capital et de crédit. L’intérêt social à l’accroissement de la productivité du travail dans cette branche d’exploitation favoriserait la disparition de leur mode de fonctionnement économique misérable, alors que leur intérêt personnel est lié à son renforcement. Tout ce qui facilite leur existence maintient en l’état leur petite entreprise improductive. Et donc ici, l’intérêt de l’ensemble de la société au progrès est en contradiction avec leur intérêt personnel, ce qui n’est pas le cas de la classe des ouvriers industriels. Cette contradiction en entraîne une autre, à savoir que l’intérêt de leur activité économique, à laquelle leur existence est attachée, dépasse les considérations de bien-être personnel et de santé. Ce qui leur serait utile personnellement, ce qui renforcerait leur force vitale et leur santé, une limitation du temps de travail et une bonne alimentation, ruinerait leur activité économique ; l’intérêt de l’activité économique les ruine personnellement par la sous-alimentation et la durée de travail excessive.

Le revenu de leur travail ne peut être augmenté, en dehors du surtravail et de la sous-alimentation, que par l’élévation des prix de leurs produits, et donc aux dépens des autres classes. C’est pourquoi elles ressentent un intérêt pour les droits de douane sur leurs produits (viande, céréales), intérêt qui se trouve en contradiction aiguë avec la classe des ouvriers industriels, laquelle achète ces produits. Mais, finalement, tout ce qui est obtenu de cette manière n’est pas vraiment avantageux pour leur niveau de vie. Le surplus de revenu apporté par l’activité économique échoit bientôt, en règle générale, après un soulagement passager, en tant que butin, au capital exploiteur, puisque, soit le fermage augmente, soit on emprunte à nouveau de l’argent pour lequel il faudra payer de nouveaux intérêts. Cet intérêt immédiat à l’augmentation du revenu de leur activité est un intérêt petit-bourgeois que les couches prolétarisées ont en commun avec la couche supérieure la plus proche, celle des paysans et des petits-bourgeois indépendants. Cette classe est avant tout une classe d’entrepreneurs ; elle trouve sa subsistance grâce à la propriété de moyens de production dont elle dispose et avec lesquels elle travaille, seule ou avec l’aide d’ouvriers. Ses intérêts sont en premier lieu des intérêts d’entrepreneurs et ils sont attachés au rapport de leur activité économique. Pour elle, ce qui a été exposé plus haut pour ce qui concerne les couches moyennes prolétarisées, à savoir que celles-ci prennent fait et cause pour tout ce qui accroît le revenu de leur activité économique, vaut donc à un degré encore supérieur. En tant que petits propriétaires qui sont menacés par le grand capital, ils haïssent ce grand capital – terme sous lequel ils comprennent le capital qui est plus grand que le leur –, mais ils le haïssent d’une autre façon que les petits paysans et les petits bourgeois prolétarisés : ce n’est pas son exploitation qui les opprime mais sa concurrence. Ils ont donc beau se comporter de manière très hostile par rapport aux capitalistes et tonner contre les « juifs », tout sentiment prolétarien leur demeure cependant étranger. Ils n’ont rien à cet égard de commun avec les ouvriers de l’industrie avec lesquels la classe traitée précédemment se sent instinctivement attirée. Et là où ils emploient eux-mêmes des ouvriers et tiennent sur pied grâce à l’exploitation honteuse d’apprentis, et donc là où ils se sentent menacés directement par les revendications salariales des ouvriers et les lois protectrices des travailleurs, ils deviennent les ennemis les plus bornés et les plus haineux du prolétariat. Mais d’un autre côté, ils ont quelques intérêts en commun avec le prolétariat, à savoir dans le domaine politique. En tant que classe populaire nombreuse, ils ont des sentiments démocratiques et ils se rencontrent avec les travailleurs dans la lutte pour les droits politiques. Là où le pouvoir politique est entre les mains d’une petite clique de grands capitalistes ou de junkers, ils sont contraints de s’engager pour un droit de vote démocratique, pour des impôts plus justes et contre le militarisme. Il est vrai que cela était plus valable autrefois qu’aujourd’hui. Dans la mesure où la classe ouvrière est devenue plus forte politiquement et syndicalement et où cette classe moyenne a reculé, elle a moins envie de s’engager avec les ouvriers dans un mouvement politique dans lequel ce sont eux qui ont la direction et qui obtiendront le plus grand bénéfice. Les contradictions d’intérêts qui les opposent aux autres capitalistes qui sont plus grands qu’eux existent partout entre les divers groupes capitalistes. Chacun tente d’obtenir des profits plus élevés aux dépens des autres, mais aussi en lésant ses clients. On peut même parler d’une exploitation de la grande masse des capitalistes par les cartels du charbon et de l’acier lesquels, protégés par des droits de douane, les font payer beaucoup trop cher pour ces matières de première nécessité. À cela s’ajoute l’ancienne contradiction entre les capitalistes agraires et les capitalistes industriels.

Les contradictions d’intérêts peuvent parfois être utilisées par le prolétariat quand un groupe se sert de lui contre un autre. C’est ce qui s’est passé – bien que seulement au prix d’un rude combat de la part du prolétariat – en 1847 pour la journée de dix heures en Angleterre et en 1867 pour le suffrage universel en Allemagne. Mais ces contradictions sont toujours secondaires par rapport au contraste puissant et profond d’intérêt qui sépare le prolétariat de toute la classe possédante. Toute cette classe vit de l’exploitation des classes laborieuses, et quand de grandes divergences et contradictions existent au sein des classes dominantes, elles concernent toujours le partage du butin et elles sont donc d’un ordre tout à fait différent de leur contradiction commune avec les classes exploitées. La classe dominante tout entière a le même intérêt au maintien de l’exploitation, tandis que les classes laborieuses ont un intérêt commun à l’abolition de l’exploitation. D’une manière différente de celle des vestiges des anciennes classes moyennes indépendantes, les classes moyennes dites nouvelles, les intellectuels, les fonctionnaires. Les employés, constituent une couche de transition entre le prolétariat et la bourgeoisie [Les employés de commerce, qui se considèrent comme faisant partie de la bourgeoisie, n’y appartiennent pas de par leur rémunération prolétarienne, mais ils constituent la couche prolétarienne la plus bornée.]. Elles se distinguent des anciennes classes moyennes par un point essentiel : elles ne possèdent pas de moyens de production, mais elles vivent de la vente de leur force de travail. Elles n’ont donc aucun intérêt au maintien de la production privée, à la conservation de la propriété privée des moyens de production. Sur ce point, elles s’accordent avec le prolétariat ; elles n’ont pas plus que lui des intérêts ou des souhaits réactionnaires ; leur regard est dirigé vers l’avant et non pas vers l’arrière. Il s’agit d’une classe moderne qui monte et qui devient de plus en plus nombreuse et importante au fur et à mesure du développement de la société.

Sa situation est cependant significativement différente de celle du prolétariat. Ses membres disposent en règle générale d’une force de travail hautement qualifiée dont la formation exige souvent des études coûteuses ; leur rémunération est donc de ce fait beaucoup plus élevée que celle des ouvriers ; et étant donné qu’ils occupent des postes dirigeants ou scientifiques, dont le profit de l’entreprise dépend fortement, ils peuvent, s’ils témoignent de capacités, s’élever à des postes très bien payés, et c’est ainsi que le vieux dicton de la bourgeoisie indépendante : "Chacun est l’artisan de sa fortune", connaît chez eux un renouveau. Ils ne sont pas poussés par la misère et la nécessité, comme les prolétaires, à une lutte implacable contre le capitalisme, mais ils se sentent, pour certains, très à leur aise dans ce système.

Ils n’en arrivent que de manière extrêmement difficile à lutter pour l’amélioration de leur situation. Les hauts fonctionnaires se sentent solidaires du capital et ils savent satisfaire leurs prétentions par d’autres moyens ; la masse des employés se décompose en tant de groupes, de catégories et d’échelons, avec leurs rémunérations et leurs revendications les plus diverses, qu’ils ne se fondent pas comme les ouvriers en un solide corps unitaire. Ils constituent en quelque sorte tous les grades, du général jusqu’au sous-officier, tandis que les ouvriers représentent la masse des soldats ordinaires. Ils ne travaillent pas ensemble, en grandes masses, mais séparément, comme des personnes isolées, et c’est pourquoi ils se sentent faibles, sans conscience de leur force, chose que le fait de travailler ensemble et en masse donne au prolétariat. Ils ne sont pas habitués à la misère et c’est la raison pour laquelle ils craignent le chômage beaucoup plus que les ouvriers. Tout cela a pour conséquence qu’ils sont incapables de mener une lutte syndicale organisée contre leurs maîtres capitalistes ; seules les catégories subalternes, qui sont à la fois les moins bien payées et les plus nombreuses, et qui se rapprochent par conséquent des ouvriers les plus favorisés, en viennent petit à petit à l’organisation et à la lutte syndicales. Les intellectuels se séparent également du prolétariat par leur idéologie. Originaires de milieux bourgeois, ils apportent avec eux une conception du monde bourgeoise qui s’est raffermie et approfondie encore du fait de leurs études théoriques. Les préjugés de la bourgeoisie à l’égard du socialisme ont pris chez eux la forme de doctrines scientifiques. Leur position particulière dans le processus de production renforce à son tour leur conception idéologique suivant laquelle l’esprit domine le monde. Elle leur donne une arrogance intellectuelle par laquelle ils se sentent au-dessus de la masse ouvrière ; en tant qu’inspecteurs et surveillants, elle les place dans l’entreprise même en opposition frontale avec les ouvriers. C’est pourquoi ils s’opposent fermement aussi à l’idéal du prolétariat, le socialisme : ils craignent la domination des masses grossières et incultes laquelle, grâce au "nivellement", supprimerait la hiérarchie industrielle qui est l’expression de leur position privilégiée. On a donc ici de nombreux facteurs importants qui séparent cette nouvelle classe moyenne de la classe ouvrière, malgré la similitude de leur fonction économique. Avec le développement progressif de la société, de plus en plus d’éléments des couches inférieures de cette classe moyenne seront attirés par le combat prolétarien, mais sans qu’ils puissent le mener avec l’intransigeance, la brutalité et la rigueur, que sa situation impose au prolétariat. C’est pourquoi leur socialisme sera un socialisme modéré, "civilisé", auquel le caractère âpre, acharné, de la lutte prolétarienne répugne et qui place son caractère réformateur, civilisateur, au premier plan.

Il faut noter ici, à l’inverse, que certaines catégories montantes issues prolétariat, les travailleurs qui sont indispensables de par leur formation et leurs capacités particulières, sont mieux payées et constituent ainsi une aristocratie ouvrière, qu’elles se rapprochent des couches inférieures des intellectuels et présentent certains de leurs traits.

La tactique socialiste à l’égard des classes moyennes

Pour la tendance anarchiste, la question de savoir comment se comporter par rapport aux autres classes n’existe pas. Sous sa forme moderne syndicaliste-révolutionnaire, elle ne fait mener la lutte pour l’émancipation que par les syndicats. Le mouvement se limite ainsi à la seule classe ouvrière, ou même à la seule partie du prolétariat qui peut constituer des organisations syndicales. Toutes les autres classes sont, pour autant qu’elles ne soient pas des ennemies, exclues de la lutte.

Là où cependant le prolétariat mène la lutte politique, il lutte sur un terrain où toutes les classes se manifestent, lesquelles ont des intérêts parfois communs, parfois opposés. Dans son programme et dans sa tactique, le prolétariat exprime son attitude à l’égard de ces différentes classes, et des divergences à propos de la position de ces classes par rapport à lui conduisent à des divergences sur le programme et la tactique, lesquelles existent ici principalement entre le marxisme et le révisionnisme ; c’est ici que réside même le point essentiel du révisionnisme ; son but pratique, pour lequel toutes les autres idées servent d’arguments, est : chercher à enchaîner le prolétariat aux autres classes pour le rendre ainsi plus fort.

Le marxisme ne rejette pas du tout le fait de faire cause commune avec d’autres classes. Nous savons très bien que les événements sociaux entraînent sans cesse des fractions des classes moyennes dans l’opposition aux détenteurs directs du pouvoir d’État et les poussent ainsi aux côtés du parti ouvrier, en tant que parti d’opposition le plus conséquent. Nous escomptons infliger de temps en temps, précisément de la sorte, des défaites écrasantes aux dominants. La ligne de nos succès extérieurs accompagne, de manière ondulatoire, avec des hauts et des bas, la croissance régulière et lente de notre puissance. Lorsque le gouvernement et les groupes sur lesquels il s’appuie ont exaspéré la grande masse de la population par des mesures particulièrement révoltantes, alors de larges fractions des couches intermédiaires - de même que des prolétaires non encore conscients - se rassemblent à notre côté et nous frappons violemment l’ennemi à la tête. Elles n’en sont pas devenues pour autant de solides partisans pour nous ; la prochaine fois, leur intérêt immédiat les détournera de nous, leur caractère bourgeois viendra au premier plan, et nous devrons ensuite tenir ferme avec nos seuls bataillons prolétariens. Ce retournement est naturel et il se poursuivra à l’avenir. Nous devons escompter que le prolétariat organisé parviendra pour la première fois au pouvoir politique lorsque, au travers d’événements politiques particuliers, le gouvernement perdra tout crédit et attirera sur lui la haine et le mépris des masses populaires bourgeoises et prolétariennes, lorsque les classes dominantes perdront confiance et ne pourront plus ainsi résister à l’assaut du prolétariat. Mais il n’est pas exclu pour autant qu’une phase de réaction s’instaure ensuite temporairement si les contradictions d’intérêts entre le prolétariat et ses alliés se manifestent après la victoire commune.

Le révisionnisme ne se contente pas du fait que, conformément à la nature de leurs intérêts, d’autres classes fassent d’elles-mêmes, de temps en temps, route commune avec le prolétariat ; il croit pouvoir favoriser par des mesures particulières ce bout de chemin en commun. Grâce à des principes programmatiques appropriés, il veut intégrer durablement d’autres classes au domaine de recrutement du parti social-démocrate ; grâce à une tactique appropriée dans certains cas, il veut rendre le cercle de ses compagnons de lutte le plus grand possible et celui de l’ennemi à combattre le plus petit possible.

Ce sont pour le moment les catégories inférieures des intellectuels, de la petite bourgeoise et de la paysannerie, qui sont prises en considération. Les révisionnistes mettent toujours l’accent sur le fait que le prolétariat seul est trop faible pour vaincre, et c’est pourquoi il a besoin de l’aide d’autres classes. Cette conception est encore favorisée par le fait que le révisionnisme attache une importance primordiale au travail parlementaire de réforme. Du point de vue parlementaire, tout succès dépend de la position de force parlementaire. Pour réaliser des réformes, l’on doit disposer au parlement d’une fraction qui commande le respect ; pour révolutionner le mode de production, l’on doit disposer de la majorité parlementaire. L’objectif est donc d’obtenir beaucoup de mandats, et le moyen pour cela est de gagner le plus possible d’électeurs. Pour gagner beaucoup d’électeurs, il est nécessaire que le parti prenne fait et cause pour les intérêts des couches sociales les plus nombreuses possibles. Pour que cela devienne possible, seuls les intérêts communs au prolétariat et à la petite bourgeoisie doivent être mis en avant et ceux qui sont contradictoires doivent être rejetés. Le petit bourgeois et le paysan sont dépouillés de leur caractère d’entrepreneur et ils ne sont considérés que comme des exploités du capital qui, faisant corps et âme avec nous, veulent mener la lutte contre le grand capital.

Il s’agit avant tout sur ce plan des paysans, la nombreuse classe rurale. Nous devons gagner les paysans à notre cause ; on nous répète sans cesse que tant que le paysan est contre nous, nous n’arriverons jamais au but. Pour gagner les paysans, le révisionnisme propose que les intérêts spécifiques des paysans soient inscrits dans notre programme. Les propositions de protection des paysans formèrent le contenu principal des résolutions du programme agraire qui furent repoussées en 1895 au Congrès de Breslau. La protection des paysans signifiait la protection de l’activité économique paysanne, la protection des paysans dans leur caractère de propriétaires et d’entrepreneurs. Plus cette protection est efficace, plus sa situation est assurée, et plus sa communauté d’intérêts avec le prolétariat disparaît.

Le prolétariat soutient de nombreux points de programme démocratiques qui sont dans l’intérêt des classes petites-bourgeoises et la social-démocratie est le seul parti qui les soutient. Mais elle ne peut pas défendre des points qui sont en contradiction avec les intérêts des travailleurs, que ce soit avec les intérêts immédiats des travailleurs ou que ce soit avec l’intérêt général du prolétariat pour le socialisme, ce qui lui interdit de faire quelque chose qui freinerait l’évolution vers le socialisme. Si elle pouvait, sous la domination du capital, libérer les paysans de l’exploitation du capital, elle accroîtrait ainsi leur intérêt au maintien de la société existante. Ce n’est que lorsque le capitalisme sera vaincu que les paysans seront eux aussi libérés de l’oppression du capital exploiteur. Le révisionnisme s’érige en revanche en représentant des intérêts des paysans et des petits bourgeois. Pour les gagner immédiatement, il est prêt à compromettre l’intérêt du socialisme ; il doit compter pour ce faire sur le peu de clarté, dans laquelle une partie importante de la classe ouvrière se trouve, à propos du contexte de l’évolution sociale. Et il va si loin dans la représentation de ces intérêts paysans qu’il les défend même là où ils s’opposent diamétralement aux intérêts immédiats de la classe ouvrière. En France et en Allemagne, les auteurs révisionnistes ont proposé que le parti ouvrier prenne fait et cause pour des droits de douane sur les denrées alimentaires afin de gagner à lui les paysans qui ont intérêt à ce que les prix des produits alimentaires soient élevés.

Le révisionnisme veut une tactique qui rassemble le plus possible de classes dans une action commune. Nous avons déjà mentionné son attitude dans le mouvement pour le droit de vote de 1908. Il y a proposé une coopération de la petite et moyenne bourgeoisie - désignées à cet effet par le terme moins choquant de " citoyens" - avec le prolétariat, contre les junkers et les grands capitalistes qui, afin d’effacer leur caractère bourgeois, ont reçu le nom "d’agrariens des mines". C’est ainsi que devait être tracée la ligne de séparation entre les monopoleurs et les parasites d’une part, et les classes productrices utiles des entrepreneurs et des travailleurs qui sont exploités par les premiers, de l’autre. Une telle coalition n’était possible qu’à condition que l’objectif soit posé de manière si restreinte que toutes les classes censées coopérer puissent le défendre ; c’est pourquoi la réforme électorale ne devait être traitée que comme une pure réforme parlementaire et que toute idée d’une lutte de classe était exclue. Le principe consistant à isoler le plus possible l’adversaire est en soi très raisonnable. Mais il ne suffit pas pour ce faire de l’isoler sur le papier et de s’imposer des alliés sur le papier. Les véritables relations et intérêts sont lésés par de telles constructions ; la masse des entrepreneurs, de la bourgeoisie, voyait dans le prolétariat son ennemi principal et elle sentait la contradiction d’intérêts entre elle et le prolétariat comme infiniment et plus significativement importante que les contradictions d’intérêts entre elle et les magnats de l’acier et les agrariens. Elle percevait la lutte de classe derrière la réforme électorale et elle n’avait pas envie de vaincre avec le prolétariat. Si cette tactique avait été suivie, elle n’aurait donc eu comme résultat pour le prolétariat que de paralyser la force de son attaque, force que la nature de la lutte de classe entraîne. Le révisionnisme croit pouvoir, par une prise de position tactique particulière, changer les rapports réciproques entre les classes en autre chose que ce qu’ils sont réellement. Il néglige le fait que c’est la réalité elle-même qui dicte impérativement le comportement des classes les unes vis-à-vis des autres, que ce sont leurs intérêts véritables qui déterminent leurs actions dans la lutte entre les classes. La tactique marxiste ne part pas du principe que les couches intermédiaires se situent toujours aux côtés du grand capital ; elle met en avant que leurs intérêts s’opposent souvent à ceux des grands capitalistes sans qu’elles en deviennent pour autant des alliées du prolétariat. Le révisionnisme veut concilier des intérêts contradictoires et servir deux classes à la fois en essayant de leur faire perdre de vue cette contradiction. Mais on n’arrivera de la sorte qu’à mettre les intérêts des travailleurs de côté et à s’occuper des affaires des autres classes aux dépens du prolétariat.

VIII - IDEOLOGIE ET INTERETS DE CLASSE

Le socialisme en tant qu’idéologie

Le socialisme est l’idéologie du prolétariat moderne. Une idéologie est un système d’idées, de conceptions et de buts, qui constituent l’expression spirituelle des conditions matérielles de vie et des intérêts d’une classe. Mais ces expressions spirituelles ne correspondent pas parfaitement à la réalité, leur original. Dans les idées et les conceptions, l’esprit s’exprime toujours sous un aspect général, dans lequel on ne reconnaît pas toujours la réalité concrète particulière dont il est issu, et elles se laissent occuper par des contenus concrets très différents. L’idée de liberté, comme mot d’ordre politique, a eu pour origine l’intérêt de la bourgeoisie pour la liberté d’entreprise et de concurrence ; mais chaque classe qui l’a utilisé a compris sous ce mot d’ordre une autre réalité économique. Le libéralisme signifie aujourd’hui quelque chose de différent de ce qu’il signifiait il y a cinquante ans. En tant que généralité abstraite, une idéologie est apte à repousser à l’arrière-plan des divergences réelles, à les faire passer inaperçues ; si plus tard, dans des circonstances nouvelles, elles viennent au jour et se manifestent dans la pratique, une bataille idéologique éclate alors à propos de la signification des mots : quelle est réellement la signification du mot libéral, qu’est-ce que la véritable liberté ?

Le socialisme, en tant que système d’idées, peut lui aussi recevoir des contenus et des sens les plus divers, en fonction de la classe qui est derrière lui et qui le présente comme un mot d’ordre, comme un slogan politique. Nous avons déjà vu dans le chapitre précédent comment une classe petite-bourgeoise prolétarienne, quand elle se saisit des idées du socialisme, leur attribue une interprétation complètement différente de celles que le prolétariat industriel leur donne. Toute classe ne peut élaborer ses pensées qu’avec des éléments de la réalité qu’elle connaît elle-même ; elle ne comprend pas ce qui est étranger à son expérience et à sa pratique, et elle n’y accorde pas d’attention. C’est pourquoi elle projette dans les idées et les idéaux qu’elle adopte les expériences et les désirs qui proviennent de sa situation. Il est facilement compréhensible que le socialisme trouve du succès et des partisans largement au-delà de la classe ouvrière de la grande industrie de l’Europe occidentale. Socialisme signifie anticapitalisme ; le parti socialiste combat le capital par principe, comme son ennemi mortel. Mais partout dans le monde, le capital domine et opprime ; partout, des peuples et des classes souffrent sous sa domination, se révoltent contre elle et cherchent à s’en débarrasser. Le socialisme devient du coup leur mot d’ordre commun, et les partis ouvriers d’Europe de l’Ouest deviennent leurs alliés naturels contre l’ennemi commun. Cela vaut donc non seulement pour les petits paysans opprimés à la campagne par le capital, et dont nous nous sommes occupés déjà. Cela vaut aussi pour des continents étrangers où le capital pénètre comme capital colonial et exploite les ressources du pays. Le « socialisme » de la Nouvelle[1]Zélande n’est rien d’autre que la politique des paysans et des entrepreneurs locaux qui veulent neutraliser le grand capital usuraire européen et faire naître librement un capitalisme indigène. De même, le socialisme des intellectuels russes antérieurs, à l’époque des populistes, qui s’est prolongé dans le parti social-révolutionnaire, portait le caractère d’un socialisme paysan en lutte contre l’exploitation du capital ouest-européen.

Le socialisme prend la défense du droit à l’autodétermination de toutes les nations, contre l’oppression et l’exploitation, et contre l’absolutisme. C’est pourquoi, dans les pays opprimés, il naît une forte sympathie pour le socialisme. Lors de la révolution russe, les nations opprimées, comme celle du Caucase, fournirent de forts contingents pour la fraction socialiste à la Douma. Les éléments révolutionnaires des pays orientaux, chassés de leur pays, poursuivis par leurs gouvernements, ne trouvent en Europe occidentale d’aide et de soutien énergique qu’auprès de la social-démocratie. Même lorsqu’ils ne présentent pas la moindre trace de caractère prolétarien, ils demeurent en contact constant avec les sociaux-démocrates et ils reprennent leurs mots d’ordre et leurs slogans. Les classes révolutionnaires d’Orient se sentent proches de la classe révolutionnaire d’Occident parce qu’elles ont un ennemi commun ou analogue - les despotes orientaux sont des instruments du capital européen. L’idéologie libérale d’une classe qui, en Occident, domine et se putréfie depuis longtemps, ne peut pas être utile à la bourgeoisie montante d’Orient pour une lutte brutale et enthousiaste ; seul le socialisme, l’idéologie la plus libérale, le peut. Ce n’est que par la suite, quand elle abordera des tâches pratiques, quand les classes révolutionnaires se différencieront et quand elles deviendront conscientes de leurs intérêts réels, que ses porte-parole se métamorphoseront de socialistes rouges en libéraux modérés.

Dans une époque révolutionnaire, là où un combat énergique est nécessaire contre un régime absolutiste, c’est la classe la plus énergique, le prolétariat, qui prend la tête du mouvement et son idéologie devient le programme de tout le mouvement. En Finlande, il n’y a pas de prolétariat industriel nombreux ; la masse populaire se compose de petits paysans. Mais ceux-ci envoient une fraction socialiste nombreuse au parlement ; 40 % des électeurs votent social-démocrate parce que seul le socialisme garantit une lutte énergique et impitoyable contre l’oppression tsariste. Dans d’autres circonstances, ces paysans n’auraient pas élu des socialistes. Il en est de même pour les Arméniens au parlement turc. Il ressort de ces faits qu’il serait erroné de considérer comme semblable tout ce qui porte le nom de socialisme. Les partisans de la social-démocratie, les membres du parti social-démocrate, ne forment pas une masse unitaire, avec des conceptions, des idées et des désirs, en tous points identiques. Il y a, derrière ce mot et ce nom de parti, différents groupes et classes, avec des intérêts en partie différents. La communauté temporaire ou permanente de certains de leurs intérêts le fait convergé ; mais les intérêts, qui sont différents ou tout à fait opposés, entrent en lutte. C’est cette lutte d’intérêt qui prend ensuite la forme de divergences tactiques au sein du parti.

Certes, tous les prolétaires, tous les exploités, ont en commun un unique intérêt principal à la chute du capitalisme, à l’instauration du socialisme, et il peut donc sembler injuste de parler ici d’intérêts antagoniques. Mais l’on peut dire de manière similaire que le bourgeois également, que tout homme, a intérêt au socialisme, puisqu’il apportera à tous une vie meilleure, plus heureuse. Et pourtant, nous ne pensons pas à en faire découler une communauté d’intérêts entre la bourgeoisie et le prolétariat. Lorsque nous parlons des intérêts qui dominent les luttes du moment, il s’agit d’intérêts immédiats tels qu’ils résultent de la situation particulière de chacun dans cette société, et tels qu’ils apparaissent à l’esprit, dont les idées et les conceptions sont déterminées elles aussi par la situation de classe de chacun. En ce sens, le prolétariat, la classe des exploités et des opprimés, que la social-démocratie considère comme son terrain de recrutement et qu’elle représente politiquement, constitue un groupe social qui n’est ni nettement délimité, ni partout semblable. On s’est querellé sur la question de savoir si les couches petites-bourgeoises prolétarisées et les catégories inférieures des employés en font partie ; en fait, le parti pénètre ce milieu mais beaucoup plus difficilement que la classe des ouvriers industriels. Les révisionnistes insistent sur le fait que tous les opprimés et les mécontents doivent s’unir à nous. En Amérique, on discute de la question de savoir ce qu’est à proprement parler le prolétariat ; au cours de ce débat, l’idée a été émise que les ouvriers qualifiés, ceux qui constituent la grande confédération syndicale dirigée par Gompers, ne font pas vraiment partie du prolétariat, celui que le Manifeste communiste appelle à s’unir, parce qu’ils seront évincés par les machines en tant qu’artisans chevronnés, qu’ils perdront leur position privilégiée et que par conséquent ils auraient des sentiments réactionnaires. Cette conception répond à l’hostilité avec laquelle ces syndicalistes s’opposent au socialisme. Mais sous cet aspect bizarre, à savoir que l’on conteste à ces ouvriers leur nature prolétarienne, cette conception recèle un noyau juste : bien que l’on puisse la mettre ici sur le compte d’une compréhension limitée, il existe pourtant, à l’intérieur de la classe des ouvriers industriels elle-même, des diversités considérables d’intérêts immédiats.

Les groupes du prolétariat industriel qui ont obtenu, grâce à de puissantes organisations, une position privilégiée, des salaires plus élevés et une durée de travail plus courte et qui constituent une sorte d’aristocratie ouvrière, n’éprouvent pas le même besoin pressant du renversement du capitalisme que les catégories inférieures de la classe ouvrière. Ils se sont installés dans une certaine mesure confortablement dans l’existant ; ils forment une puissance reconnue qui négocie avec les entrepreneurs et les hommes politiques. Leur idéal est une ascension graduelle vers de meilleures conditions de vie ; leurs conceptions se rapprochent de celles des petits bourgeois, étant donné que leur situation correspond à celle des catégories inférieures des nouvelles classes moyennes. Ils ne considèrent pas l’évolution technique de la société, laquelle crée les conditions du socialisme, comme d’un intérêt primordial pour le prolétariat, car, au contraire, ils sont souvent menacés par ce progrès dans leur position privilégiée. Et en effet, c’est ainsi qu’ils se manifestent parfois avec un état d’esprit réactionnaire. Il est notoire que les syndicalistes anglais et américains constituent une telle aristocratie ouvrière. Dans la mesure où ils ont acquis une indépendance politique, ils représentent une politique ouvrière socialiste modérée qui ne veut rien savoir de la lutte de classe et de la révolution, qui se contente d’un droit de vote limité lequel fait des seuls ouvriers les mieux payés des électeurs, et qui ne s’oppose pas par principe aux gouvernements bourgeois. Leur socialisme est « évolutionniste », c’est-à-dire une doctrine de l’ascension progressive des travailleurs et de la nationalisation graduelle des branches de production les plus importantes par un pouvoir d’Etat éthico-philanthropique – bref, le socialisme révisionniste du « parti ouvrier indépendant » qui représente politiquement ces couches. Les contradictions d’intérêts qui existent entre le prolétariat industriel d’une part, et les petits bourgeois et les petits paysans prolétarisés d’autre part, sont plus graves. Nous avons déjà traité de ces contradictions. Le révisionnisme représente, à l’intérieur de la social-démocratie, les intérêts de ces couches petites-bourgeoises ainsi que les intérêts de l’aristocratie ouvrière qualifiée, par rapport aux intérêts de la masse du prolétariat industriel. La lutte entre les différentes tendances dans la social-démocratie n’est pas seulement une lutte entre des conceptions, une lutte intellectuelle pour la justesse de certaines théories ou idées, pas plus que les débats parlementaires ne constituent une lutte pour la vérité théorique. De même que ceux-ci sont l’expression d’une lutte radicale d’intérêts entre les grandes classes sociales, de même les luttes internes de la social-démocratie sont en grande partie des luttes d’intérêts - même si elles sont moins radicales - entre des groupes voisins qui forment tous ensemble le prolétariat. C’est cela qui permet de comprendre la violence et la passion avec lesquelles ces luttes sont menées. Des âmes sensibles sont souvent douloureusement touchées par la véhémence avec laquelle sont défendues, dans notre parti, des divergences d’opinion qui peuvent aller jusqu’à une inimitié personnelle réelle. Elles sont enclines à mettre ces « mauvaises mœurs » à la charge des personnes ; où est donc l’époque, demandent-elles, où nous travaillions encore comme des amis et des frères ? Les explications précédentes peuvent montrer qu’il ne s’agit pas de défauts personnels. Le parti social-démocrate n’est pas, ce que nous imaginons volontiers dans des rêves sentimentaux, un rassemblement d’amis qui travaillent corps et âme ensemble pour un but commun. Il est la représentation politique d’un certain nombre de couches sociales voisines qui s’unissent, du fait de leur intérêt commun, pour mener ensemble la lutte contre l’ennemi commun et qui doivent pour ce faire mettre à l’écart leurs divergences et leurs oppositions, mais qui s’efforcent toutes dans cette alliance de faire valoir et prédominer leurs intérêts particuliers.

Dans son ouvrage sur la littérature révolutionnaire des journaux en France durant les années 1789-1794, Cuneo écrit : « Parti et classe ont des conditions différentes de développement et d’activité. Il est dans le caractère de la classe de faire ressortir de manière de plus en plus nette ses propriétés spécifiques et de se séparer des autres classes en tant que groupe indépendant. En revanche, le parti est tenu de se mettre en valeur politiquement et d’accroître à cette fin le plus possible le nombre de ses partisans, de penser constamment à de nouvelles adhésions, afin d’avoir la plus forte représentation possible aux endroits où les questions politiques sont décidées. Mais cette tendance conduit tout à fait d’elle-même tout parti qui combat l’ordre étatique existant à réunir si possible autour de lui tous les éléments qui sont mécontents de cet ordre et de trouver pour eux, sans tenir compte de leur appartenance de classe, un terrain de lutte commun. La conséquence en est toujours que les revendications politiques communes de ses partisans sont mises au premier plan par un tel parti, et que les revendications sociales, qui pourraient déclencher des dissensions internes entre les différentes fractions de ses adhérents, sont mises à l’écart. »

Ceci ne vaut que partiellement pour la social-démocratie. Elle aussi cherche à rassembler si possible autour d’elle tous les mécontents. Mais ce n’est pas pour autant qu’elle rejette les revendications particulières de classe du prolétariat à l’arrière-plan. En effet, elle est aussi plus qu’un parti purement politique. Elle est en même temps une organisation de classe consciente. En tant que telle, elle dispose d’autres moyens que les moyens parlementaires, et du fait de ces moyens, chaque ouvrier industriel vaut plus qu’un petit paysan, et une grande masse organisée dans une entreprise importante vaut plus que de nombreux ouvriers disséminés dans de petites entreprises. C’est que les questions politiques ne sont pas toutes décidées au parlement ou dans les urnes électorales. Mais, dans la lutte politico-parlementaire non plus, les intérêts de classe spécifiques du prolétariat ne sont pas mis à l’écart, afin de gagner par cela toutes les classes mécontentes. Dans la lutte de l’ensemble des classes de tous les exploités, c’est l’intérêt du prolétariat industriel qui doit détenir le commandement, qui doit maîtriser la progression commune. Il ne peut en être autrement car cet intérêt est le seul à coïncider avec la seule évolution réelle et possible et à pouvoir par conséquent être défendu avec la perspective d’un succès durable. Les autres classes exploitées doivent suivre. Leur intérêt spécifique ne peut pas être parfaitement soutenu parce qu’il est en contradiction avec l’évolution objective ; un parti qui se laisse déterminer par celui-ci tombe toujours dans l’impasse d’une politique réactionnaire, cryptocapitaliste. Elles ne soutiennent réellement leur intérêt que pour autant qu’il coïncide avec celui du prolétariat. La seule attitude rationnelle pour ces classes dans le combat politique consiste donc à suivre le prolétariat industriel, à se ranger à ses côtés, et à lui céder le commandement, étant donné qu’il est la classe la plus énergique, la plus farouchement révolutionnaire. C’est en cela que se révèle la véritable nature de la tactique révisionniste. Si le parti accepte les revendications programmatiques qui représentent l’intérêt des couches petites-bourgeoises, lequel est en contradiction avec celui du prolétariat, cela signifie que ce sont les intérêts petits-bourgeois qui prennent le commandement à la place des intérêts prolétariens et que ce sont les classes petites-bourgeoises qui déterminent la nature du parti. La nature d’un parti ne dépend pas de son nom et pas même de la nature de ses membres, mais des intérêts qui déterminent sa politique. Si le parti social-démocrate prenait la défense de la protection des paysans et des droits de douane sur les importations de produits alimentaires par exemple, il deviendrait alors un parti paysan que le prolétariat suit, et elle abandonnerait ainsi sa nature révolutionnaire qui coïncide avec l’évolution sociale.

Le rôle de la science

Le socialisme a été désigné plus haut comme l’idéologie de classe du prolétariat. Mais il est encore davantage, encore quelque chose d’autre, en ce qu’il s’oppose aux autres idéologies de classe. À la fin du deuxième chapitre, nous avons déjà exposé ce qui différencie la théorie et la pratique de la lutte de classe prolétarienne de toutes celles qui les ont précédées. Les idées et les conceptions du prolétariat reposent sur une science de la société qui le rend capable de prévoir les conséquences de ses actions et les réactions des autres classes. Tandis que les idéologies antérieures étaient inconscientes et par conséquent des reflets exagérés de la situation économique, le socialisme est une doctrine scientifique claire. La différence entre l’idéologie et la science, qui sont toutes les deux des expressions générales abstraites de la réalité concrète, consiste en ceci qu’une idéologie est une généralisation inconsciente dans laquelle la conscience de la réalité qui lui correspond s’est perdue, alors que la science se compose uniquement de généralisations conscientes et que ses théorèmes font connaître sans équivoque la réalité dont ils sont issus. L’idéologie est donc principalement une affaire de sentiment, et la science une affaire de raison. L’idéologie exprime la pulsion spontanée, la passion inconsciente, l’intérêt ressenti de manière immédiate, alors que la science affirme l’entendement conscient, l’intérêt reconnu clairement. La science permet aux travailleurs de se laisser déterminer dans leurs actions non plus seulement par la pulsion inconsciente de leur sentiment immédiat, mais par la compréhension scientifique d’un contexte plus large. Au cours des chapitres précédents, nous avons expliqué que, bien que la science indique une voie sûre et droite à notre action, les divergences à propos de la tactique ne doivent cependant pas être conçues comme les simples conséquences d’un manque de compréhension. Elles sont le produit inévitable des conditions matérielles, de même que le socialisme lui-même. Elles sont les conséquences des différents degrés de développement du capitalisme dans les différentes régions et sphères de production, les conséquences de la nature dialectique du développement capitaliste, les conséquences des contradictions d’intérêts au sein de la classe ouvrière elle-même. Elles ont donc de ce fait un caractère nécessaire ; nos dissensions dans le parti ne dépendent pas de la bonne ou de la mauvaise volonté des camarades ; ce qui se fait jour en elles, ce sont les contradictions internes entre les classes sociales qui jouent un rôle dans le parti.

Mais il n’est pas nécessaire que cette considération nous conduise à une conception fataliste selon laquelle nous devrions supporter ces dissensions, ces luttes d’intérêt, comme quelque chose d’inéluctable, sans que l’on puisse exercer une influence sur elles. Cela n’est vrai que dans la mesure où nous admettons que l’action des classes est partout déterminée par l’intérêt immédiat, ressenti spontanément, dans la mesure donc où la science consciente de la société fait défaut. Mais cela n’est plus totalement vrai pour le prolétariat socialiste. La classe ouvrière n’est plus déterminée, lors de tous ses actes, par un intérêt ressenti immédiatement. Mais aussi par la compréhension de ses intérêts généraux, durables, les plus profonds, et qui ne peuvent être connus que par la science. Elle n’est pas, comme les autres classes, dominée uniquement par un sentiment aveugle, mais aussi par la raison consciente. Et il en sera ainsi toujours davantage dans la mesure où elle se formera théoriquement, où elle comprendra la théorie socialiste.

Le rôle de la théorie dans le mouvement ouvrier est donc de soustraire la volonté à la toute-puissance de la pulsion immédiate et instinctive, et de la subordonner à la connaissance consciente et rationnelle. Le discernement théorique élève les travailleurs au-dessus de l’influence de l’intérêt immédiat limité et leur permet de se laisser déterminer dans leur action par l’intérêt général de classe du prolétariat, par l’intérêt durable du socialisme. Toutes les tendances qui détournent le prolétariat du juste chemin, qui le font retourner en partie à des conceptions bourgeoises et sur des voies réactionnaires et sans perspectives, qui rendent sa lutte plus difficile et plus longue, toutes ces tendances, donc, sont d’autant plus impuissantes, d’autant plus sans influence, que les travailleurs comprennent mieux la théorie socialiste, le marxisme. Si nous constatons que l’influence de l’aristocratie ouvrière syndicale est beaucoup plus faible en Allemagne qu’en Angleterre, la cause en réside en grande partie dans la formation socialiste des ouvriers allemands. Tel est aussi le moyen par lequel les contradictions internes au sein de la classe exploitée mettront le moins en danger l’unité du mouvement ouvrier. L’explication théorique, une propagande qui amène les travailleurs à ne plus penser à leurs intérêts particuliers mais au contexte général de la société, endiguera les oppositions, fera diriger la passion par la raison, et ôtera une partie de leur acuité aux dissensions. C’est le soin accordé à la théorie, au fondement scientifique du socialisme, qui contribuera le plus à donner au mouvement un cours tranquille et sûr, à le faire passer d’un instinct inconscient en un acte conscient d’hommes qui comprennent.

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