VII - LES AUTRES CLASSES
Les classes moyennes Si le
prolétariat qui travaille dans la grande industrie et les capitalistes étaient
les seules classes de la société, la lutte revêtirait un caractère très simple
; il n’y aurait alors, au sens littéral, que ce côté-ci et que ce côté-là. Mais
la situation n’est pas aussi simple. Il existe entre la bourgeoisie et le
prolétariat de nombreuses couches intermédiaires qui, petit à petit, par
gradations imperceptibles, font passer d’une classe à l’autre. Il s’agit d’une
part des vestiges des anciennes classes moyennes indépendantes : petits
capitalistes, dont la délimitation avec les grands capitalistes est difficile à
établir, mais qui ont été durement opprimés par le grand capital, grands
paysans, petits bourgeois qui pour partie sont au service du grand capital,
jusqu’aux petits paysans et aux artisans, qui sont directement exploités par le
grand capital. D’autre part, il y a des classes nouvellement apparues, les
officiers et les sous-officiers des armées industrielles, qui forment une série
ininterrompue d’employés allant du contremaître et du technicien, en passant
par les ingénieurs, les titulaires d’un doctorat et les chefs de bureau,
jusqu’aux directeurs ; dans les couches inférieures, ils font partie des
exploités, et dans les couches supérieures, ils participent à l’exploitation.
Toutes ces couches
intermédiaires prennent part, avec leurs intérêts particuliers, à la lutte des
classes. Parfois, leurs intérêts coïncidents avec ceux du prolétariat, parfois,
ils s’opposent à ceux-ci. Du coup, le tableau de la lutte se complique, et des
divergences à propos de l’attitude à avoir à leur égard se font jour dans le
parti.
Le prolétariat industriel
n’est pas la seule classe exploitée par le capital. Le capital a trouvé encore
d’autres moyens que le rassemblement dans des usines d’ouvriers, dont il achète
directement la force de travail, pour se procurer habilement de la plus-value.
Il sait aussi exploiter des couches de la population auxquelles il laisse, en
apparence, à la fois leur ancien mode de production et leur ancienne
indépendance.
Pour les raisons les plus
diverses, un paysan ou un artisan, qui, en tant que travailleur indépendant,
est propriétaire de moyens de production de valeur, comme une maison, un
magasin ou une pièce de terre, en vient à emprunter de l’argent en hypothéquant
sa propriété. Il espère accroître le rendement de son travail en améliorant son
sol, en augmentant son fonds de roulement, en transformant son magasin, en
agrandissant son champ ; mais il doit aussi obérer sa propriété de dettes qui
ne lui rapportent rien comme les arrangements avec les autres héritiers dans le
cas d’un héritage ou bien le fait de recevoir de l’argent lors d’accidents
particuliers. En effet, il doit en premier lieu toujours payer les intérêts à
l’avenir. Si les dettes continuent à augmenter en raison de la malchance dans
la gestion, de la situation du marché, de la concurrence de la grande
entreprise, les intérêts à payer deviendront une partie de plus en plus
importante du produit du travail. Aussi longtemps que les intérêts devront être
réunis au prix d’un effort extrême des forces et de la plus grande économie,
l’homme le supporte car il sait que sa propriété sera vendue aux enchères s’il
ne les paie plus.
Un tel petit bourgeois ou
paysan n’est rien d’autre qu’un prolétaire exploité par le capital. Il ne garde
du produit de son travail pas plus que ce dont il a besoin pour vivre : la
valeur de sa force de travail. Tout le reste revient au capitaliste et
constitue donc la plus-value. Mais l’exploitation s’effectue ici, parce que
dissimulée, sous une forme largement pire que l’exploitation des ouvriers de la
grande industrie. Les exploités croient qu’ils travaillent pour eux-mêmes ;
c’est pourquoi ils s’échinent à l’extrême et se contentent du mode de vie le
plus misérable. Ils vivent beaucoup plus mal que les ouvriers industriels et
ils ont une durée de travail beaucoup plus longue. C’est ainsi que, malgré
l’arriération technique de leur mode de travail, ils apportent encore des
profits élevés au capital.
C’est de cette manière que de
larges couches petites-bourgeoises sont exploitées par le capital. Les petits
paysans, dont la pièce de terre est grevée par une lourde hypothèque. De même
que les commerçants, dont le magasin est lourdement endetté, en font partie.
Les petits fermiers appartiennent à cette même catégorie ; au lieu de régler un
intérêt hypothécaire à la banque, ils payent un fermage au propriétaire foncier
; il ne leur reste à eux-mêmes qu’une médiocre rétribution de leur force de
travail. Et il est indifférent au propriétaire capitaliste de placer son
capital en créances hypothécaires ou d’acheter une pièce de terre ; dans les
deux cas, le paysan lui fournit la plus-value par son travail. Tous les états
intermédiaires existent entre le petit commerçant ou l’artisan, dont les moyens
de production sont au fond la propriété du capitaliste qui leur a prêté de
l’argent, et l’industriel ou l’ouvrier à domicile pour lequel le capitaliste
est le fournisseur de matières premières et le preneur du produit fini ; les
premiers ressemblent à des petits bourgeois indépendants, tandis que tout le
monde sait que les derniers forment la couche prolétarienne la plus opprimée.
Mais tous ont en commun que le capital les exploite en leur conservant leur
mode de travail primitif.
Ces couches ont exactement
autant de raisons de lutter contre le capital que les ouvriers salariés. En
tant que classes exploitées, leur intérêt est aussi d’abolir toute
exploitation. Mais les conditions dans lesquelles elles travaillent et sont
exploitées ne conduisent pas leurs idées et leurs actes d’eux-mêmes vers le
socialisme. Elles ne voient pas, à l’instar du prolétariat de la grande
industrie, croître les éléments du socialisme tout autour d’elles ; elles ne
voient pas que la société elle-même pousse nécessairement vers le socialisme.
En effet, leur travail n’est pas directement organisé par le capital et
celui-ci n’a pas accru sa productivité ; leurs conditions de travail sont
encore les anciennes conditions, étriquées et primitives. Elles ne peuvent pas,
à partir de leur propre situation, concevoir l’idée d’une grande entreprise
sociale comme forme de production future. Les conditions matérielles ne leur
enseignent pas à elles comme au prolétariat la compréhension socialiste, la
conscience, qu’elles constituent une classe particulière de travailleurs
salariés, la classe productrice la plus importante. Le capital, qui rassemble
et organise les ouvriers salariés industriels, n’organise pas ces autres
exploités. Ils restent des individus isolés, et chacun d’eux demeure impuissant
face au capitaliste. Ils sont incapables de s’organiser solidement et c’est
pourquoi ils ne ressentent en rien la force consciente de ses possibilités de
victoire qui vit dans le cœur des ouvriers de la grande industrie. Ces couches
n’arriveraient donc jamais d’elles-mêmes au but et au programme de la social-démocratie.
Mais les sociaux-démocrates sont les représentants de la seule classe qui
combat par principe le capital, leur oppresseur ; et elles sont par conséquent
attirées par ce parti qui lutte pour l’abolition de la domination du capital.
Pour elles, il n’y a pas d’autre parti qui intervienne d’une manière similaire
pour leurs intérêts. Elles font donc partie de la social-démocratie, du fait de
la communauté de leurs intérêts les plus importants, les plus généraux - même
si elles ne parviennent souvent qu’extrêmement difficilement à cette
conscience. Mais quand elles adhèrent à la social-démocratie, elles comprennent
ses objectifs autrement que le prolétariat de la grande industrie. Elles ne
connaissent pas, de par leur propre expérience, le capital comme une puissance
révolutionnaire qui prépare le socialisme, mais seulement comme le capital
usurier-qui les pressure. Vaincre le capital ne signifie pas pour elles passer
à un mode de production supérieur qui ouvre la voie à un puissant accroissement
des forces productives, mais enlever le vampire qui les importune. La société
socialiste à laquelle elles aspirent consiste pour elles en une société où
prédomine la petite entreprise dont les fruits ne sont plus pillés par
l’usurier capitaliste mais reviennent au producteur lui-même. Leur idéal
socialiste est donc au fond un idéal réactionnaire, le retour à un mode de
production petit-bourgeois primitif ; leurs théoriciens cherchent à démontrer
qu’il représente la forme économique la plus productive. Et par suite, les
améliorations immédiates de leur situation, auxquelles elles aspirent, revêtent
un caractère réactionnaire ; c’est-à-dire que si elles pouvaient se réaliser,
elles arrêteraient le développement social, et c’est justement la raison pour
laquelle soit elles sont irréalisables. Soit elles ne sont réalisables que
temporairement et en apparence. C’est en cela que réside la différence avec la
classe révolutionnaire du prolétariat industriel. Pour cette classe, la lutte
pour des améliorations immédiates de sa situation coïncide avec la lutte pour
le socialisme. Toutes les réformes sociales, qui lui profitent immédiatement,
sont en même temps dans l’intérêt du progrès révolutionnaire. Il est possible
que les augmentations de salaire qu’il extorque aux entrepreneurs amoindrissent
le revenu du capital, mais elles poussent en même temps les entrepreneurs à
mettre en œuvre des améliorations techniques. Ces intérêts-là ne coïncident pas
chez les couches petites-bourgeoises prolétarisées. Parce qu’elles sont
composées formellement d’entrepreneurs et non d’ouvriers salariés, si elles
veulent élever leur niveau de vie, elles ne peuvent le faire qu’en augmentant
le produit de leur travail, qu’en développant leur activité économique.
Qu’elles fassent cela grâce à une augmentation de la productivité de leur
travail, et donc qu’elles changent à proprement parler de classe, cela est
exclu en raison de leur manque de capital et de crédit. L’intérêt social à
l’accroissement de la productivité du travail dans cette branche d’exploitation
favoriserait la disparition de leur mode de fonctionnement économique
misérable, alors que leur intérêt personnel est lié à son renforcement. Tout ce
qui facilite leur existence maintient en l’état leur petite entreprise
improductive. Et donc ici, l’intérêt de l’ensemble de la société au progrès est
en contradiction avec leur intérêt personnel, ce qui n’est pas le cas de la
classe des ouvriers industriels. Cette contradiction en entraîne une autre, à
savoir que l’intérêt de leur activité économique, à laquelle leur existence est
attachée, dépasse les considérations de bien-être personnel et de santé. Ce qui
leur serait utile personnellement, ce qui renforcerait leur force vitale et
leur santé, une limitation du temps de travail et une bonne alimentation, ruinerait
leur activité économique ; l’intérêt de l’activité économique les ruine
personnellement par la sous-alimentation et la durée de travail excessive.
Le revenu de leur travail ne
peut être augmenté, en dehors du surtravail et de la sous-alimentation, que par
l’élévation des prix de leurs produits, et donc aux dépens des autres classes.
C’est pourquoi elles ressentent un intérêt pour les droits de douane sur leurs
produits (viande, céréales), intérêt qui se trouve en contradiction aiguë avec
la classe des ouvriers industriels, laquelle achète ces produits. Mais,
finalement, tout ce qui est obtenu de cette manière n’est pas vraiment
avantageux pour leur niveau de vie. Le surplus de revenu apporté par l’activité
économique échoit bientôt, en règle générale, après un soulagement passager, en
tant que butin, au capital exploiteur, puisque, soit le fermage augmente, soit
on emprunte à nouveau de l’argent pour lequel il faudra payer de nouveaux
intérêts. Cet intérêt immédiat à l’augmentation du revenu de leur activité est
un intérêt petit-bourgeois que les couches prolétarisées ont en commun avec la
couche supérieure la plus proche, celle des paysans et des petits-bourgeois
indépendants. Cette classe est avant tout une classe d’entrepreneurs ; elle
trouve sa subsistance grâce à la propriété de moyens de production dont elle
dispose et avec lesquels elle travaille, seule ou avec l’aide d’ouvriers. Ses
intérêts sont en premier lieu des intérêts d’entrepreneurs et ils sont attachés
au rapport de leur activité économique. Pour elle, ce qui a été exposé plus
haut pour ce qui concerne les couches moyennes prolétarisées, à savoir que
celles-ci prennent fait et cause pour tout ce qui accroît le revenu de leur
activité économique, vaut donc à un degré encore supérieur. En tant que petits
propriétaires qui sont menacés par le grand capital, ils haïssent ce grand
capital – terme sous lequel ils comprennent le capital qui est plus grand que
le leur –, mais ils le haïssent d’une autre façon que les petits paysans et les
petits bourgeois prolétarisés : ce n’est pas son exploitation qui les opprime
mais sa concurrence. Ils ont donc beau se comporter de manière très hostile par
rapport aux capitalistes et tonner contre les « juifs », tout sentiment
prolétarien leur demeure cependant étranger. Ils n’ont rien à cet égard de
commun avec les ouvriers de l’industrie avec lesquels la classe traitée
précédemment se sent instinctivement attirée. Et là où ils emploient eux-mêmes
des ouvriers et tiennent sur pied grâce à l’exploitation honteuse d’apprentis,
et donc là où ils se sentent menacés directement par les revendications
salariales des ouvriers et les lois protectrices des travailleurs, ils
deviennent les ennemis les plus bornés et les plus haineux du prolétariat. Mais
d’un autre côté, ils ont quelques intérêts en commun avec le prolétariat, à
savoir dans le domaine politique. En tant que classe populaire nombreuse, ils
ont des sentiments démocratiques et ils se rencontrent avec les travailleurs
dans la lutte pour les droits politiques. Là où le pouvoir politique est entre
les mains d’une petite clique de grands capitalistes ou de junkers, ils sont
contraints de s’engager pour un droit de vote démocratique, pour des impôts
plus justes et contre le militarisme. Il est vrai que cela était plus valable
autrefois qu’aujourd’hui. Dans la mesure où la classe ouvrière est devenue plus
forte politiquement et syndicalement et où cette classe moyenne a reculé, elle
a moins envie de s’engager avec les ouvriers dans un mouvement politique dans
lequel ce sont eux qui ont la direction et qui obtiendront le plus grand
bénéfice. Les contradictions d’intérêts qui les opposent aux autres
capitalistes qui sont plus grands qu’eux existent partout entre les divers
groupes capitalistes. Chacun tente d’obtenir des profits plus élevés aux dépens
des autres, mais aussi en lésant ses clients. On peut même parler d’une
exploitation de la grande masse des capitalistes par les cartels du charbon et
de l’acier lesquels, protégés par des droits de douane, les font payer beaucoup
trop cher pour ces matières de première nécessité. À cela s’ajoute l’ancienne
contradiction entre les capitalistes agraires et les capitalistes industriels.
Les contradictions d’intérêts
peuvent parfois être utilisées par le prolétariat quand un groupe se sert de
lui contre un autre. C’est ce qui s’est passé – bien que seulement au prix d’un
rude combat de la part du prolétariat – en 1847 pour la journée de dix heures
en Angleterre et en 1867 pour le suffrage universel en Allemagne. Mais ces
contradictions sont toujours secondaires par rapport au contraste puissant et
profond d’intérêt qui sépare le prolétariat de toute la classe possédante.
Toute cette classe vit de l’exploitation des classes laborieuses, et quand de
grandes divergences et contradictions existent au sein des classes dominantes,
elles concernent toujours le partage du butin et elles sont donc d’un ordre
tout à fait différent de leur contradiction commune avec les classes
exploitées. La classe dominante tout entière a le même intérêt au maintien de
l’exploitation, tandis que les classes laborieuses ont un intérêt commun à
l’abolition de l’exploitation. D’une manière différente de celle des vestiges
des anciennes classes moyennes indépendantes, les classes moyennes dites
nouvelles, les intellectuels, les fonctionnaires. Les employés, constituent une
couche de transition entre le prolétariat et la bourgeoisie [Les employés de
commerce, qui se considèrent comme faisant partie de la bourgeoisie, n’y
appartiennent pas de par leur rémunération prolétarienne, mais ils constituent
la couche prolétarienne la plus bornée.]. Elles se distinguent des anciennes
classes moyennes par un point essentiel : elles ne possèdent pas de moyens de
production, mais elles vivent de la vente de leur force de travail. Elles n’ont
donc aucun intérêt au maintien de la production privée, à la conservation de la
propriété privée des moyens de production. Sur ce point, elles s’accordent avec
le prolétariat ; elles n’ont pas plus que lui des intérêts ou des souhaits
réactionnaires ; leur regard est dirigé vers l’avant et non pas vers l’arrière.
Il s’agit d’une classe moderne qui monte et qui devient de plus en plus
nombreuse et importante au fur et à mesure du développement de la société.
Sa situation est cependant
significativement différente de celle du prolétariat. Ses membres disposent en
règle générale d’une force de travail hautement qualifiée dont la formation
exige souvent des études coûteuses ; leur rémunération est donc de ce fait
beaucoup plus élevée que celle des ouvriers ; et étant donné qu’ils occupent
des postes dirigeants ou scientifiques, dont le profit de l’entreprise dépend
fortement, ils peuvent, s’ils témoignent de capacités, s’élever à des postes
très bien payés, et c’est ainsi que le vieux dicton de la bourgeoisie
indépendante : "Chacun est l’artisan de sa fortune", connaît chez eux
un renouveau. Ils ne sont pas poussés par la misère et la nécessité, comme les
prolétaires, à une lutte implacable contre le capitalisme, mais ils se sentent,
pour certains, très à leur aise dans ce système.
Ils n’en arrivent que de
manière extrêmement difficile à lutter pour l’amélioration de leur situation.
Les hauts fonctionnaires se sentent solidaires du capital et ils savent
satisfaire leurs prétentions par d’autres moyens ; la masse des employés se
décompose en tant de groupes, de catégories et d’échelons, avec leurs
rémunérations et leurs revendications les plus diverses, qu’ils ne se fondent
pas comme les ouvriers en un solide corps unitaire. Ils constituent en quelque
sorte tous les grades, du général jusqu’au sous-officier, tandis que les ouvriers
représentent la masse des soldats ordinaires. Ils ne travaillent pas ensemble,
en grandes masses, mais séparément, comme des personnes isolées, et c’est
pourquoi ils se sentent faibles, sans conscience de leur force, chose que le
fait de travailler ensemble et en masse donne au prolétariat. Ils ne sont pas
habitués à la misère et c’est la raison pour laquelle ils craignent le chômage
beaucoup plus que les ouvriers. Tout cela a pour conséquence qu’ils sont
incapables de mener une lutte syndicale organisée contre leurs maîtres
capitalistes ; seules les catégories subalternes, qui sont à la fois les moins
bien payées et les plus nombreuses, et qui se rapprochent par conséquent des
ouvriers les plus favorisés, en viennent petit à petit à l’organisation et à la
lutte syndicales. Les intellectuels se séparent également du prolétariat par
leur idéologie. Originaires de milieux bourgeois, ils apportent avec eux une
conception du monde bourgeoise qui s’est raffermie et approfondie encore du
fait de leurs études théoriques. Les préjugés de la bourgeoisie à l’égard du
socialisme ont pris chez eux la forme de doctrines scientifiques. Leur position
particulière dans le processus de production renforce à son tour leur
conception idéologique suivant laquelle l’esprit domine le monde. Elle leur
donne une arrogance intellectuelle par laquelle ils se sentent au-dessus de la
masse ouvrière ; en tant qu’inspecteurs et surveillants, elle les place dans
l’entreprise même en opposition frontale avec les ouvriers. C’est pourquoi ils
s’opposent fermement aussi à l’idéal du prolétariat, le socialisme : ils
craignent la domination des masses grossières et incultes laquelle, grâce au
"nivellement", supprimerait la hiérarchie industrielle qui est
l’expression de leur position privilégiée. On a donc ici de nombreux facteurs
importants qui séparent cette nouvelle classe moyenne de la classe ouvrière,
malgré la similitude de leur fonction économique. Avec le développement
progressif de la société, de plus en plus d’éléments des couches inférieures de
cette classe moyenne seront attirés par le combat prolétarien, mais sans qu’ils
puissent le mener avec l’intransigeance, la brutalité et la rigueur, que sa
situation impose au prolétariat. C’est pourquoi leur socialisme sera un
socialisme modéré, "civilisé", auquel le caractère âpre, acharné, de
la lutte prolétarienne répugne et qui place son caractère réformateur,
civilisateur, au premier plan.
Il faut noter ici, à
l’inverse, que certaines catégories montantes issues prolétariat, les
travailleurs qui sont indispensables de par leur formation et leurs capacités
particulières, sont mieux payées et constituent ainsi une aristocratie
ouvrière, qu’elles se rapprochent des couches inférieures des intellectuels et
présentent certains de leurs traits.
La tactique socialiste à
l’égard des classes moyennes
Pour la tendance anarchiste,
la question de savoir comment se comporter par rapport aux autres classes
n’existe pas. Sous sa forme moderne syndicaliste-révolutionnaire, elle ne fait
mener la lutte pour l’émancipation que par les syndicats. Le mouvement se
limite ainsi à la seule classe ouvrière, ou même à la seule partie du
prolétariat qui peut constituer des organisations syndicales. Toutes les autres
classes sont, pour autant qu’elles ne soient pas des ennemies, exclues de la
lutte.
Là où cependant le prolétariat
mène la lutte politique, il lutte sur un terrain où toutes les classes se
manifestent, lesquelles ont des intérêts parfois communs, parfois opposés. Dans
son programme et dans sa tactique, le prolétariat exprime son attitude à
l’égard de ces différentes classes, et des divergences à propos de la position
de ces classes par rapport à lui conduisent à des divergences sur le programme
et la tactique, lesquelles existent ici principalement entre le marxisme et le
révisionnisme ; c’est ici que réside même le point essentiel du révisionnisme ;
son but pratique, pour lequel toutes les autres idées servent d’arguments, est
: chercher à enchaîner le prolétariat aux autres classes pour le rendre ainsi
plus fort.
Le marxisme ne rejette pas du
tout le fait de faire cause commune avec d’autres classes. Nous savons très
bien que les événements sociaux entraînent sans cesse des fractions des classes
moyennes dans l’opposition aux détenteurs directs du pouvoir d’État et les
poussent ainsi aux côtés du parti ouvrier, en tant que parti d’opposition le
plus conséquent. Nous escomptons infliger de temps en temps, précisément de la
sorte, des défaites écrasantes aux dominants. La ligne de nos succès extérieurs
accompagne, de manière ondulatoire, avec des hauts et des bas, la croissance
régulière et lente de notre puissance. Lorsque le gouvernement et les groupes
sur lesquels il s’appuie ont exaspéré la grande masse de la population par des
mesures particulièrement révoltantes, alors de larges fractions des couches
intermédiaires - de même que des prolétaires non encore conscients - se
rassemblent à notre côté et nous frappons violemment l’ennemi à la tête. Elles
n’en sont pas devenues pour autant de solides partisans pour nous ; la
prochaine fois, leur intérêt immédiat les détournera de nous, leur caractère
bourgeois viendra au premier plan, et nous devrons ensuite tenir ferme avec nos
seuls bataillons prolétariens. Ce retournement est naturel et il se poursuivra
à l’avenir. Nous devons escompter que le prolétariat organisé parviendra pour
la première fois au pouvoir politique lorsque, au travers d’événements
politiques particuliers, le gouvernement perdra tout crédit et attirera sur lui
la haine et le mépris des masses populaires bourgeoises et prolétariennes,
lorsque les classes dominantes perdront confiance et ne pourront plus ainsi
résister à l’assaut du prolétariat. Mais il n’est pas exclu pour autant qu’une
phase de réaction s’instaure ensuite temporairement si les contradictions
d’intérêts entre le prolétariat et ses alliés se manifestent après la victoire
commune.
Le révisionnisme ne se
contente pas du fait que, conformément à la nature de leurs intérêts, d’autres
classes fassent d’elles-mêmes, de temps en temps, route commune avec le
prolétariat ; il croit pouvoir favoriser par des mesures particulières ce bout
de chemin en commun. Grâce à des principes programmatiques appropriés, il veut
intégrer durablement d’autres classes au domaine de recrutement du parti social-démocrate
; grâce à une tactique appropriée dans certains cas, il veut rendre le cercle
de ses compagnons de lutte le plus grand possible et celui de l’ennemi à
combattre le plus petit possible.
Ce sont pour le moment les
catégories inférieures des intellectuels, de la petite bourgeoise et de la
paysannerie, qui sont prises en considération. Les révisionnistes mettent
toujours l’accent sur le fait que le prolétariat seul est trop faible pour
vaincre, et c’est pourquoi il a besoin de l’aide d’autres classes. Cette
conception est encore favorisée par le fait que le révisionnisme attache une
importance primordiale au travail parlementaire de réforme. Du point de vue
parlementaire, tout succès dépend de la position de force parlementaire. Pour
réaliser des réformes, l’on doit disposer au parlement d’une fraction qui
commande le respect ; pour révolutionner le mode de production, l’on doit
disposer de la majorité parlementaire. L’objectif est donc d’obtenir beaucoup
de mandats, et le moyen pour cela est de gagner le plus possible d’électeurs.
Pour gagner beaucoup d’électeurs, il est nécessaire que le parti prenne fait et
cause pour les intérêts des couches sociales les plus nombreuses possibles.
Pour que cela devienne possible, seuls les intérêts communs au prolétariat et à
la petite bourgeoisie doivent être mis en avant et ceux qui sont
contradictoires doivent être rejetés. Le petit bourgeois et le paysan sont
dépouillés de leur caractère d’entrepreneur et ils ne sont considérés que comme
des exploités du capital qui, faisant corps et âme avec nous, veulent mener la
lutte contre le grand capital.
Il s’agit avant tout sur ce
plan des paysans, la nombreuse classe rurale. Nous devons gagner les paysans à
notre cause ; on nous répète sans cesse que tant que le paysan est contre nous,
nous n’arriverons jamais au but. Pour gagner les paysans, le révisionnisme
propose que les intérêts spécifiques des paysans soient inscrits dans notre
programme. Les propositions de protection des paysans formèrent le contenu
principal des résolutions du programme agraire qui furent repoussées en 1895 au
Congrès de Breslau. La protection des paysans signifiait la protection de
l’activité économique paysanne, la protection des paysans dans leur caractère
de propriétaires et d’entrepreneurs. Plus cette protection est efficace, plus
sa situation est assurée, et plus sa communauté d’intérêts avec le prolétariat
disparaît.
Le prolétariat soutient de
nombreux points de programme démocratiques qui sont dans l’intérêt des classes
petites-bourgeoises et la social-démocratie est le seul parti qui les soutient.
Mais elle ne peut pas défendre des points qui sont en contradiction avec les
intérêts des travailleurs, que ce soit avec les intérêts immédiats des
travailleurs ou que ce soit avec l’intérêt général du prolétariat pour le
socialisme, ce qui lui interdit de faire quelque chose qui freinerait
l’évolution vers le socialisme. Si elle pouvait, sous la domination du capital,
libérer les paysans de l’exploitation du capital, elle accroîtrait ainsi leur
intérêt au maintien de la société existante. Ce n’est que lorsque le
capitalisme sera vaincu que les paysans seront eux aussi libérés de
l’oppression du capital exploiteur. Le révisionnisme s’érige en revanche en
représentant des intérêts des paysans et des petits bourgeois. Pour les gagner
immédiatement, il est prêt à compromettre l’intérêt du socialisme ; il doit
compter pour ce faire sur le peu de clarté, dans laquelle une partie importante
de la classe ouvrière se trouve, à propos du contexte de l’évolution sociale.
Et il va si loin dans la représentation de ces intérêts paysans qu’il les
défend même là où ils s’opposent diamétralement aux intérêts immédiats de la
classe ouvrière. En France et en Allemagne, les auteurs révisionnistes ont
proposé que le parti ouvrier prenne fait et cause pour des droits de douane sur
les denrées alimentaires afin de gagner à lui les paysans qui ont intérêt à ce
que les prix des produits alimentaires soient élevés.
Le révisionnisme veut une
tactique qui rassemble le plus possible de classes dans une action commune.
Nous avons déjà mentionné son attitude dans le mouvement pour le droit de vote
de 1908. Il y a proposé une coopération de la petite et moyenne bourgeoisie -
désignées à cet effet par le terme moins choquant de " citoyens" -
avec le prolétariat, contre les junkers et les grands capitalistes qui, afin
d’effacer leur caractère bourgeois, ont reçu le nom "d’agrariens des
mines". C’est ainsi que devait être tracée la ligne de séparation entre
les monopoleurs et les parasites d’une part, et les classes productrices utiles
des entrepreneurs et des travailleurs qui sont exploités par les premiers, de
l’autre. Une telle coalition n’était possible qu’à condition que l’objectif
soit posé de manière si restreinte que toutes les classes censées coopérer
puissent le défendre ; c’est pourquoi la réforme électorale ne devait être
traitée que comme une pure réforme parlementaire et que toute idée d’une lutte
de classe était exclue. Le principe consistant à isoler le plus possible l’adversaire
est en soi très raisonnable. Mais il ne suffit pas pour ce faire de l’isoler
sur le papier et de s’imposer des alliés sur le papier. Les véritables
relations et intérêts sont lésés par de telles constructions ; la masse des
entrepreneurs, de la bourgeoisie, voyait dans le prolétariat son ennemi
principal et elle sentait la contradiction d’intérêts entre elle et le
prolétariat comme infiniment et plus significativement importante que les
contradictions d’intérêts entre elle et les magnats de l’acier et les
agrariens. Elle percevait la lutte de classe derrière la réforme électorale et
elle n’avait pas envie de vaincre avec le prolétariat. Si cette tactique avait
été suivie, elle n’aurait donc eu comme résultat pour le prolétariat que de
paralyser la force de son attaque, force que la nature de la lutte de classe
entraîne. Le révisionnisme croit pouvoir, par une prise de position tactique
particulière, changer les rapports réciproques entre les classes en autre chose
que ce qu’ils sont réellement. Il néglige le fait que c’est la réalité
elle-même qui dicte impérativement le comportement des classes les unes
vis-à-vis des autres, que ce sont leurs intérêts véritables qui déterminent
leurs actions dans la lutte entre les classes. La tactique marxiste ne part pas
du principe que les couches intermédiaires se situent toujours aux côtés du
grand capital ; elle met en avant que leurs intérêts s’opposent souvent à ceux
des grands capitalistes sans qu’elles en deviennent pour autant des alliées du
prolétariat. Le révisionnisme veut concilier des intérêts contradictoires et
servir deux classes à la fois en essayant de leur faire perdre de vue cette
contradiction. Mais on n’arrivera de la sorte qu’à mettre les intérêts des
travailleurs de côté et à s’occuper des affaires des autres classes aux dépens
du prolétariat.
VIII - IDEOLOGIE ET INTERETS
DE CLASSE
Le socialisme en tant
qu’idéologie
Le socialisme est l’idéologie
du prolétariat moderne. Une idéologie est un système d’idées, de conceptions et
de buts, qui constituent l’expression spirituelle des conditions matérielles de
vie et des intérêts d’une classe. Mais ces expressions spirituelles ne
correspondent pas parfaitement à la réalité, leur original. Dans les idées et
les conceptions, l’esprit s’exprime toujours sous un aspect général, dans
lequel on ne reconnaît pas toujours la réalité concrète particulière dont il
est issu, et elles se laissent occuper par des contenus concrets très
différents. L’idée de liberté, comme mot d’ordre politique, a eu pour origine
l’intérêt de la bourgeoisie pour la liberté d’entreprise et de concurrence ;
mais chaque classe qui l’a utilisé a compris sous ce mot d’ordre une autre
réalité économique. Le libéralisme signifie aujourd’hui quelque chose de
différent de ce qu’il signifiait il y a cinquante ans. En tant que généralité
abstraite, une idéologie est apte à repousser à l’arrière-plan des divergences
réelles, à les faire passer inaperçues ; si plus tard, dans des circonstances
nouvelles, elles viennent au jour et se manifestent dans la pratique, une
bataille idéologique éclate alors à propos de la signification des mots :
quelle est réellement la signification du mot libéral, qu’est-ce que la
véritable liberté ?
Le socialisme, en tant que
système d’idées, peut lui aussi recevoir des contenus et des sens les plus
divers, en fonction de la classe qui est derrière lui et qui le présente comme
un mot d’ordre, comme un slogan politique. Nous avons déjà vu dans le chapitre
précédent comment une classe petite-bourgeoise prolétarienne, quand elle se
saisit des idées du socialisme, leur attribue une interprétation complètement
différente de celles que le prolétariat industriel leur donne. Toute classe ne
peut élaborer ses pensées qu’avec des éléments de la réalité qu’elle connaît
elle-même ; elle ne comprend pas ce qui est étranger à son expérience et à sa
pratique, et elle n’y accorde pas d’attention. C’est pourquoi elle projette
dans les idées et les idéaux qu’elle adopte les expériences et les désirs qui
proviennent de sa situation. Il est facilement compréhensible que le socialisme
trouve du succès et des partisans largement au-delà de la classe ouvrière de la
grande industrie de l’Europe occidentale. Socialisme signifie anticapitalisme ;
le parti socialiste combat le capital par principe, comme son ennemi mortel.
Mais partout dans le monde, le capital domine et opprime ; partout, des peuples
et des classes souffrent sous sa domination, se révoltent contre elle et
cherchent à s’en débarrasser. Le socialisme devient du coup leur mot d’ordre
commun, et les partis ouvriers d’Europe de l’Ouest deviennent leurs alliés
naturels contre l’ennemi commun. Cela vaut donc non seulement pour les petits
paysans opprimés à la campagne par le capital, et dont nous nous sommes occupés
déjà. Cela vaut aussi pour des continents étrangers où le capital pénètre comme
capital colonial et exploite les ressources du pays. Le « socialisme » de la
Nouvelle[1]Zélande
n’est rien d’autre que la politique des paysans et des entrepreneurs locaux qui
veulent neutraliser le grand capital usuraire européen et faire naître
librement un capitalisme indigène. De même, le socialisme des intellectuels
russes antérieurs, à l’époque des populistes, qui s’est prolongé dans le parti
social-révolutionnaire, portait le caractère d’un socialisme paysan en lutte
contre l’exploitation du capital ouest-européen.
Le socialisme prend la défense
du droit à l’autodétermination de toutes les nations, contre l’oppression et
l’exploitation, et contre l’absolutisme. C’est pourquoi, dans les pays
opprimés, il naît une forte sympathie pour le socialisme. Lors de la révolution
russe, les nations opprimées, comme celle du Caucase, fournirent de forts
contingents pour la fraction socialiste à la Douma. Les éléments
révolutionnaires des pays orientaux, chassés de leur pays, poursuivis par leurs
gouvernements, ne trouvent en Europe occidentale d’aide et de soutien énergique
qu’auprès de la social-démocratie. Même lorsqu’ils ne présentent pas la moindre
trace de caractère prolétarien, ils demeurent en contact constant avec les
sociaux-démocrates et ils reprennent leurs mots d’ordre et leurs slogans. Les
classes révolutionnaires d’Orient se sentent proches de la classe
révolutionnaire d’Occident parce qu’elles ont un ennemi commun ou analogue -
les despotes orientaux sont des instruments du capital européen. L’idéologie
libérale d’une classe qui, en Occident, domine et se putréfie depuis longtemps,
ne peut pas être utile à la bourgeoisie montante d’Orient pour une lutte
brutale et enthousiaste ; seul le socialisme, l’idéologie la plus libérale, le
peut. Ce n’est que par la suite, quand elle abordera des tâches pratiques,
quand les classes révolutionnaires se différencieront et quand elles
deviendront conscientes de leurs intérêts réels, que ses porte-parole se
métamorphoseront de socialistes rouges en libéraux modérés.
Dans une époque
révolutionnaire, là où un combat énergique est nécessaire contre un régime
absolutiste, c’est la classe la plus énergique, le prolétariat, qui prend la
tête du mouvement et son idéologie devient le programme de tout le mouvement.
En Finlande, il n’y a pas de prolétariat industriel nombreux ; la masse
populaire se compose de petits paysans. Mais ceux-ci envoient une fraction
socialiste nombreuse au parlement ; 40 % des électeurs votent social-démocrate
parce que seul le socialisme garantit une lutte énergique et impitoyable contre
l’oppression tsariste. Dans d’autres circonstances, ces paysans n’auraient pas
élu des socialistes. Il en est de même pour les Arméniens au parlement turc. Il
ressort de ces faits qu’il serait erroné de considérer comme semblable tout ce
qui porte le nom de socialisme. Les partisans de la social-démocratie, les
membres du parti social-démocrate, ne forment pas une masse unitaire, avec des
conceptions, des idées et des désirs, en tous points identiques. Il y a,
derrière ce mot et ce nom de parti, différents groupes et classes, avec des
intérêts en partie différents. La communauté temporaire ou permanente de
certains de leurs intérêts le fait convergé ; mais les intérêts, qui sont
différents ou tout à fait opposés, entrent en lutte. C’est cette lutte
d’intérêt qui prend ensuite la forme de divergences tactiques au sein du parti.
Certes, tous les prolétaires,
tous les exploités, ont en commun un unique intérêt principal à la chute du
capitalisme, à l’instauration du socialisme, et il peut donc sembler injuste de
parler ici d’intérêts antagoniques. Mais l’on peut dire de manière similaire
que le bourgeois également, que tout homme, a intérêt au socialisme, puisqu’il
apportera à tous une vie meilleure, plus heureuse. Et pourtant, nous ne pensons
pas à en faire découler une communauté d’intérêts entre la bourgeoisie et le
prolétariat. Lorsque nous parlons des intérêts qui dominent les luttes du
moment, il s’agit d’intérêts immédiats tels qu’ils résultent de la situation
particulière de chacun dans cette société, et tels qu’ils apparaissent à
l’esprit, dont les idées et les conceptions sont déterminées elles aussi par la
situation de classe de chacun. En ce sens, le prolétariat, la classe des
exploités et des opprimés, que la social-démocratie considère comme son terrain
de recrutement et qu’elle représente politiquement, constitue un groupe social
qui n’est ni nettement délimité, ni partout semblable. On s’est querellé sur la
question de savoir si les couches petites-bourgeoises prolétarisées et les
catégories inférieures des employés en font partie ; en fait, le parti pénètre
ce milieu mais beaucoup plus difficilement que la classe des ouvriers
industriels. Les révisionnistes insistent sur le fait que tous les opprimés et
les mécontents doivent s’unir à nous. En Amérique, on discute de la question de
savoir ce qu’est à proprement parler le prolétariat ; au cours de ce débat,
l’idée a été émise que les ouvriers qualifiés, ceux qui constituent la grande
confédération syndicale dirigée par Gompers, ne font pas vraiment partie du
prolétariat, celui que le Manifeste communiste appelle à s’unir, parce qu’ils
seront évincés par les machines en tant qu’artisans chevronnés, qu’ils perdront
leur position privilégiée et que par conséquent ils auraient des sentiments
réactionnaires. Cette conception répond à l’hostilité avec laquelle ces
syndicalistes s’opposent au socialisme. Mais sous cet aspect bizarre, à savoir
que l’on conteste à ces ouvriers leur nature prolétarienne, cette conception
recèle un noyau juste : bien que l’on puisse la mettre ici sur le compte d’une
compréhension limitée, il existe pourtant, à l’intérieur de la classe des
ouvriers industriels elle-même, des diversités considérables d’intérêts
immédiats.
Les groupes du prolétariat
industriel qui ont obtenu, grâce à de puissantes organisations, une position
privilégiée, des salaires plus élevés et une durée de travail plus courte et
qui constituent une sorte d’aristocratie ouvrière, n’éprouvent pas le même
besoin pressant du renversement du capitalisme que les catégories inférieures
de la classe ouvrière. Ils se sont installés dans une certaine mesure
confortablement dans l’existant ; ils forment une puissance reconnue qui négocie
avec les entrepreneurs et les hommes politiques. Leur idéal est une ascension
graduelle vers de meilleures conditions de vie ; leurs conceptions se
rapprochent de celles des petits bourgeois, étant donné que leur situation
correspond à celle des catégories inférieures des nouvelles classes moyennes.
Ils ne considèrent pas l’évolution technique de la société, laquelle crée les
conditions du socialisme, comme d’un intérêt primordial pour le prolétariat,
car, au contraire, ils sont souvent menacés par ce progrès dans leur position
privilégiée. Et en effet, c’est ainsi qu’ils se manifestent parfois avec un
état d’esprit réactionnaire. Il est notoire que les syndicalistes anglais et
américains constituent une telle aristocratie ouvrière. Dans la mesure où ils ont
acquis une indépendance politique, ils représentent une politique ouvrière
socialiste modérée qui ne veut rien savoir de la lutte de classe et de la
révolution, qui se contente d’un droit de vote limité lequel fait des seuls
ouvriers les mieux payés des électeurs, et qui ne s’oppose pas par principe aux
gouvernements bourgeois. Leur socialisme est « évolutionniste », c’est-à-dire
une doctrine de l’ascension progressive des travailleurs et de la
nationalisation graduelle des branches de production les plus importantes par
un pouvoir d’Etat éthico-philanthropique – bref, le socialisme révisionniste du
« parti ouvrier indépendant » qui représente politiquement ces couches. Les
contradictions d’intérêts qui existent entre le prolétariat industriel d’une
part, et les petits bourgeois et les petits paysans prolétarisés d’autre part,
sont plus graves. Nous avons déjà traité de ces contradictions. Le
révisionnisme représente, à l’intérieur de la social-démocratie, les intérêts
de ces couches petites-bourgeoises ainsi que les intérêts de l’aristocratie
ouvrière qualifiée, par rapport aux intérêts de la masse du prolétariat
industriel. La lutte entre les différentes tendances dans la social-démocratie
n’est pas seulement une lutte entre des conceptions, une lutte intellectuelle
pour la justesse de certaines théories ou idées, pas plus que les débats
parlementaires ne constituent une lutte pour la vérité théorique. De même que
ceux-ci sont l’expression d’une lutte radicale d’intérêts entre les grandes
classes sociales, de même les luttes internes de la social-démocratie sont en
grande partie des luttes d’intérêts - même si elles sont moins radicales -
entre des groupes voisins qui forment tous ensemble le prolétariat. C’est cela
qui permet de comprendre la violence et la passion avec lesquelles ces luttes
sont menées. Des âmes sensibles sont souvent douloureusement touchées par la
véhémence avec laquelle sont défendues, dans notre parti, des divergences
d’opinion qui peuvent aller jusqu’à une inimitié personnelle réelle. Elles sont
enclines à mettre ces « mauvaises mœurs » à la charge des personnes ; où est
donc l’époque, demandent-elles, où nous travaillions encore comme des amis et
des frères ? Les explications précédentes peuvent montrer qu’il ne s’agit pas
de défauts personnels. Le parti social-démocrate n’est pas, ce que nous
imaginons volontiers dans des rêves sentimentaux, un rassemblement d’amis qui
travaillent corps et âme ensemble pour un but commun. Il est la représentation
politique d’un certain nombre de couches sociales voisines qui s’unissent, du
fait de leur intérêt commun, pour mener ensemble la lutte contre l’ennemi
commun et qui doivent pour ce faire mettre à l’écart leurs divergences et leurs
oppositions, mais qui s’efforcent toutes dans cette alliance de faire valoir et
prédominer leurs intérêts particuliers.
Dans son ouvrage sur la
littérature révolutionnaire des journaux en France durant les années 1789-1794,
Cuneo écrit : « Parti et classe ont des conditions différentes de développement
et d’activité. Il est dans le caractère de la classe de faire ressortir de
manière de plus en plus nette ses propriétés spécifiques et de se séparer des
autres classes en tant que groupe indépendant. En revanche, le parti est tenu
de se mettre en valeur politiquement et d’accroître à cette fin le plus
possible le nombre de ses partisans, de penser constamment à de nouvelles
adhésions, afin d’avoir la plus forte représentation possible aux endroits où
les questions politiques sont décidées. Mais cette tendance conduit tout à fait
d’elle-même tout parti qui combat l’ordre étatique existant à réunir si
possible autour de lui tous les éléments qui sont mécontents de cet ordre et de
trouver pour eux, sans tenir compte de leur appartenance de classe, un terrain
de lutte commun. La conséquence en est toujours que les revendications
politiques communes de ses partisans sont mises au premier plan par un tel
parti, et que les revendications sociales, qui pourraient déclencher des
dissensions internes entre les différentes fractions de ses adhérents, sont
mises à l’écart. »
Ceci ne vaut que partiellement
pour la social-démocratie. Elle aussi cherche à rassembler si possible autour
d’elle tous les mécontents. Mais ce n’est pas pour autant qu’elle rejette les
revendications particulières de classe du prolétariat à l’arrière-plan. En
effet, elle est aussi plus qu’un parti purement politique. Elle est en même
temps une organisation de classe consciente. En tant que telle, elle dispose
d’autres moyens que les moyens parlementaires, et du fait de ces moyens, chaque
ouvrier industriel vaut plus qu’un petit paysan, et une grande masse organisée
dans une entreprise importante vaut plus que de nombreux ouvriers disséminés
dans de petites entreprises. C’est que les questions politiques ne sont pas toutes
décidées au parlement ou dans les urnes électorales. Mais, dans la lutte
politico-parlementaire non plus, les intérêts de classe spécifiques du
prolétariat ne sont pas mis à l’écart, afin de gagner par cela toutes les
classes mécontentes. Dans la lutte de l’ensemble des classes de tous les
exploités, c’est l’intérêt du prolétariat industriel qui doit détenir le
commandement, qui doit maîtriser la progression commune. Il ne peut en être
autrement car cet intérêt est le seul à coïncider avec la seule évolution
réelle et possible et à pouvoir par conséquent être défendu avec la perspective
d’un succès durable. Les autres classes exploitées doivent suivre. Leur intérêt
spécifique ne peut pas être parfaitement soutenu parce qu’il est en
contradiction avec l’évolution objective ; un parti qui se laisse déterminer
par celui-ci tombe toujours dans l’impasse d’une politique réactionnaire,
cryptocapitaliste. Elles ne soutiennent réellement leur intérêt que pour autant
qu’il coïncide avec celui du prolétariat. La seule attitude rationnelle pour
ces classes dans le combat politique consiste donc à suivre le prolétariat
industriel, à se ranger à ses côtés, et à lui céder le commandement, étant
donné qu’il est la classe la plus énergique, la plus farouchement révolutionnaire.
C’est en cela que se révèle la véritable nature de la tactique révisionniste.
Si le parti accepte les revendications programmatiques qui représentent
l’intérêt des couches petites-bourgeoises, lequel est en contradiction avec
celui du prolétariat, cela signifie que ce sont les intérêts petits-bourgeois
qui prennent le commandement à la place des intérêts prolétariens et que ce
sont les classes petites-bourgeoises qui déterminent la nature du parti. La
nature d’un parti ne dépend pas de son nom et pas même de la nature de ses
membres, mais des intérêts qui déterminent sa politique. Si le parti
social-démocrate prenait la défense de la protection des paysans et des droits
de douane sur les importations de produits alimentaires par exemple, il deviendrait
alors un parti paysan que le prolétariat suit, et elle abandonnerait ainsi sa
nature révolutionnaire qui coïncide avec l’évolution sociale.
Le rôle de la science
Le socialisme a été désigné
plus haut comme l’idéologie de classe du prolétariat. Mais il est encore
davantage, encore quelque chose d’autre, en ce qu’il s’oppose aux autres
idéologies de classe. À la fin du deuxième chapitre, nous avons déjà exposé ce
qui différencie la théorie et la pratique de la lutte de classe prolétarienne
de toutes celles qui les ont précédées. Les idées et les conceptions du
prolétariat reposent sur une science de la société qui le rend capable de
prévoir les conséquences de ses actions et les réactions des autres classes.
Tandis que les idéologies antérieures étaient inconscientes et par conséquent
des reflets exagérés de la situation économique, le socialisme est une doctrine
scientifique claire. La différence entre l’idéologie et la science, qui sont
toutes les deux des expressions générales abstraites de la réalité concrète,
consiste en ceci qu’une idéologie est une généralisation inconsciente dans
laquelle la conscience de la réalité qui lui correspond s’est perdue, alors que
la science se compose uniquement de généralisations conscientes et que ses
théorèmes font connaître sans équivoque la réalité dont ils sont issus.
L’idéologie est donc principalement une affaire de sentiment, et la science une
affaire de raison. L’idéologie exprime la pulsion spontanée, la passion
inconsciente, l’intérêt ressenti de manière immédiate, alors que la science
affirme l’entendement conscient, l’intérêt reconnu clairement. La science
permet aux travailleurs de se laisser déterminer dans leurs actions non plus
seulement par la pulsion inconsciente de leur sentiment immédiat, mais par la compréhension
scientifique d’un contexte plus large. Au cours des chapitres précédents, nous
avons expliqué que, bien que la science indique une voie sûre et droite à notre
action, les divergences à propos de la tactique ne doivent cependant pas être
conçues comme les simples conséquences d’un manque de compréhension. Elles sont
le produit inévitable des conditions matérielles, de même que le socialisme
lui-même. Elles sont les conséquences des différents degrés de développement du
capitalisme dans les différentes régions et sphères de production, les
conséquences de la nature dialectique du développement capitaliste, les
conséquences des contradictions d’intérêts au sein de la classe ouvrière
elle-même. Elles ont donc de ce fait un caractère nécessaire ; nos dissensions
dans le parti ne dépendent pas de la bonne ou de la mauvaise volonté des
camarades ; ce qui se fait jour en elles, ce sont les contradictions internes
entre les classes sociales qui jouent un rôle dans le parti.
Mais il n’est pas nécessaire
que cette considération nous conduise à une conception fataliste selon laquelle
nous devrions supporter ces dissensions, ces luttes d’intérêt, comme quelque
chose d’inéluctable, sans que l’on puisse exercer une influence sur elles. Cela
n’est vrai que dans la mesure où nous admettons que l’action des classes est
partout déterminée par l’intérêt immédiat, ressenti spontanément, dans la
mesure donc où la science consciente de la société fait défaut. Mais cela n’est
plus totalement vrai pour le prolétariat socialiste. La classe ouvrière n’est
plus déterminée, lors de tous ses actes, par un intérêt ressenti immédiatement.
Mais aussi par la compréhension de ses intérêts généraux, durables, les plus
profonds, et qui ne peuvent être connus que par la science. Elle n’est pas,
comme les autres classes, dominée uniquement par un sentiment aveugle, mais
aussi par la raison consciente. Et il en sera ainsi toujours davantage dans la
mesure où elle se formera théoriquement, où elle comprendra la théorie
socialiste.
Le rôle de la théorie dans le
mouvement ouvrier est donc de soustraire la volonté à la toute-puissance de la
pulsion immédiate et instinctive, et de la subordonner à la connaissance
consciente et rationnelle. Le discernement théorique élève les travailleurs
au-dessus de l’influence de l’intérêt immédiat limité et leur permet de se
laisser déterminer dans leur action par l’intérêt général de classe du
prolétariat, par l’intérêt durable du socialisme. Toutes les tendances qui
détournent le prolétariat du juste chemin, qui le font retourner en partie à
des conceptions bourgeoises et sur des voies réactionnaires et sans
perspectives, qui rendent sa lutte plus difficile et plus longue, toutes ces
tendances, donc, sont d’autant plus impuissantes, d’autant plus sans influence,
que les travailleurs comprennent mieux la théorie socialiste, le marxisme. Si
nous constatons que l’influence de l’aristocratie ouvrière syndicale est
beaucoup plus faible en Allemagne qu’en Angleterre, la cause en réside en
grande partie dans la formation socialiste des ouvriers allemands. Tel est
aussi le moyen par lequel les contradictions internes au sein de la classe
exploitée mettront le moins en danger l’unité du mouvement ouvrier.
L’explication théorique, une propagande qui amène les travailleurs à ne plus
penser à leurs intérêts particuliers mais au contexte général de la société,
endiguera les oppositions, fera diriger la passion par la raison, et ôtera une
partie de leur acuité aux dissensions. C’est le soin accordé à la théorie, au
fondement scientifique du socialisme, qui contribuera le plus à donner au
mouvement un cours tranquille et sûr, à le faire passer d’un instinct
inconscient en un acte conscient d’hommes qui comprennent.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire