jeudi 17 juin 2021

PANNEKOEK : PRESENTATION DU VORBOTE (1916)

[Vorbote, n°1, Janvier 1916 / Le Précurseur (revue marxiste internationale) - Gérants : Anton Pannekoek et Henriette Roland Holst / Texte paru pour la première fois en langue française dans la revue (Dis)continuité n° 3 - octobre 1998]

Nous nous trouvons au milieu d’une catastrophe du mouvement ouvrier comme il n’en a pas connu d’autre au cours de son histoire. La débâcle de l’Internationale du fait de la guerre mondiale n’est pas simplement une défaillance du sentiment internationaliste devant la force du nationalisme montant. Elle est en même temps un effondrement de la tactique, des méthodes de lutte, de tout le système qui était incarné par la social-démocratie et le mouvement syndical des dernières décennies. Les connaissances et les méthodes de lutte, qui rendirent les meilleurs services au prolétariat durant la première expansion du capitalisme, n’étaient plus adaptées au nouveau développement impérialiste. Cela s’est manifesté, extérieurement, par l’impuissance croissante des parlements et du mouvement syndical, intérieurement, par l’extension prise par la tradition et la déclamation au détriment de l’analyse claire et de l’énergie combative, par l’ossification de la tactique et de la forme d’organisation, par l’interprétation de la théorie révolutionnaire du marxisme comme une doctrine de l’attente passive. Pendant que le capitalisme évoluait vers l’impérialisme, qu’il se fixait de nouveaux et vastes objectifs et se préparait avec énergie à la lutte pour la domination mondiale, cette évolution resta inaperçue de la majorité de la social-démocratie ; elle se laissa berner par le rêve de réformes sociales imminentes et elle ne fit rien pour augmenter de manière correspondante la capacité de combat du prolétariat contre l’impérialisme. C’est pourquoi la catastrophe présente ne signifie pas uniquement que le prolétariat était trop faible pour empêcher l’éclatement de la guerre. Elle signifie que les méthodes de l’époque de la Deuxième Internationale ne sont pas en mesure d’élever la puissance intellectuelle et matérielle du prolétariat au niveau qu’il est nécessaire d’atteindre pour briser la puissance des classes dominantes.

C’est pourquoi la guerre mondiale doit être un tournant dans l’histoire du mouvement ouvrier.

Avec la guerre mondiale, nous sommes entrés dans une nouvelle période du capitalisme, la période de son déploiement violent et intense sur la terre entière au cours de luttes acharnées entre les peuples et de la destruction monstrueuse de capitaux et d’hommes ; une période par conséquent de très lourde pression et de souffrance pour les masses populaires laborieuses. Mais cette situation pousse également les masses à la révolte ; elles doivent se soulever si elles ne veulent pas être complètement écrasées. C’est en de puissantes luttes de masse, au regard desquelles les luttes et les méthodes de lutte précédentes ne sont qu’une simple entrée en matière, qu’elles devront attaquer l’impérialisme. Ce combat pour les conditions de vie les plus élémentaires du prolétariat, pour les droits et les libertés les plus indispensables, pour les réformes les plus nécessaires, souvent pour sauver seulement sa peau, contre la réaction et le pouvoir patronal, contre la guerre et la misère, ne peut prendre fin qu’avec l’écrasement de l’impérialisme, qu’avec la victoire du prolétariat sur la bourgeoisie. Ce sera en même temps le combat pour le socialisme, pour la libération du prolétariat. C’est pourquoi, avec la guerre mondiale actuelle, commence aussi une nouvelle période du socialisme.

Pour ce nouveau combat, il est nécessaire d’avoir une nouvelle orientation intellectuelle. L’absence d’une analyse socialiste claire fut l’une des causes essentielles de la faiblesse du prolétariat lorsque la guerre arriva - il ne connaissait ni l’impérialisme ni ses moyens de lutte spécifiques. La lutte contre l’impérialisme, cette forme de développement la plus mûre et la plus puissante du capitalisme, pose cependant au prolétariat les plus hautes exigences intellectuelles et matérielles, morales et organisationnelles. Il n’a pas le droit de s’abandonner à un désespoir accablant et impuissant ; mais il ne suffit pas qu’il se révolte contre la pression insupportable par des actions spontanées. Pour que celles-ci conduisent au but et qu’elles deviennent des étapes sur le chemin de la montée en puissance, la clarté intellectuelle sur les objectifs, sur les possibilités et sur la signification de ces actions, est indispensable. La théorie doit aller de pair avec la pratique, car elle la transforme d’action instinctive en action consciente et elle éclaire son chemin. "Une force matérielle ne peut être brisée que par une autre force matérielle. Mais la théorie se transforme également en force matérielle lorsqu’elle s’empare des masses" (Marx). Les rudiments de cette théorie, de ce nouvel outillage intellectuel, existaient déjà comme précipité intellectuel issu de la pratique antérieure de l’impérialisme et des actions de masse. A l’heure actuelle, la guerre mondiale a apporté des aperçus formidablement nouveaux et secoué les esprits endormis dans la tradition. C’est maintenant le moment de rassembler, d’examiner, de vérifier, de clarifier par la discussion, et ainsi d’assujettir au nouveau combat, tout ce qui germe dans les idées, les propositions et les mots d’ordre nouveaux. Notre revue doit servir à ce but.

Une énorme quantité de nouvelles questions se présente à nous. Tout d’abord, les questions relatives à l’impérialisme, à ses racines économiques, à son rapport avec l’exportation de capitaux, l’approvisionnement en matières premières et l’industrie lourde, à son influence sur la politique, le parlement et la bureaucratie, à son ascendant intellectuel sur la bourgeoisie et la presse, à sa signification en tant que nouvelle idéologie de la bourgeoisie. Puis, les questions qui se rapportent au prolétariat, aux causes de sa faiblesse, à sa psychologie, et aux phénomènes du social-impérialisme et du social-patriotisme. Et ensuite, les questions de la tactique prolétarienne de lutte, de l’importance et des possibilités du parlementarisme, des actions de masse, de la tactique syndicale, des réformes et des revendications partielles, de l’importance et du rôle futur de l’organisation ; puis encore, les questions du nationalisme, du militarisme et de la politique coloniale.

L’ancien socialisme avait, sur beaucoup de ces questions, des réponses solides qui se sont, depuis, figées en formules - mais avec l’effondrement de la Deuxième Internationale, ses formules sont devenues caduques. Le prolétariat ne peut pas trouver, dans les anciennes normes et idées de l’époque pré-impérialiste, des lignes directrices pour son action dans des circonstances nouvelles. Les partis sociaux-démocrates ne peuvent pas lui offrir un appui. Ils se sont, dans leur grande majorité, soumis à l’impérialisme ; le soutien, actif ou passif, bien connu à la politique de guerre de la part du parti et du syndicat a laissé des traces bien trop profondes pour autoriser un simple retour à l’ancien point de vue d’avant-guerre. Ce soutien à l’impérialisme dans ses problèmes vitaux et décisifs détermine le caractère de ces organisations ouvrières, même si elles approuvent les anciens mots d’ordre socialistes et se livrent à une opposition acharnée vis-à-vis des plus petits effets internes de l’impérialisme. limais elles entrent aussi en contradiction avec la nécessité des buts révolutionnaires du prolétariat et elles sont entraînées d’elles-mêmes dans une grave crise interne. Entre ceux qui veulent faire de la social-démocratie un instrument de l’impérialisme et ceux qui veulent en faire un instrument de la révolution, l’unité d’organisation ne sera plus possible.

La tâche de clarifier les problèmes, de présenter les nouveaux mots d’ordre, de formuler les lignes directrices pour le nouveau combat, revient à ceux qui ne se sont pas laissés déconcerter par la guerre et se sont accrochés avec fidélité à l’internationalisme et à la lutte de classe. Leur instrument pour ce faire sera le marxisme. Le marxisme, qui a été considéré et utilisé par les théoriciens les plus renommés de la social-démocratie comme une méthode de simple explication du passé et de ce qui existe et qui a été de plus en plus rabaissé entre leurs mains au niveau d’une doctrine appauvrie du fatalisme mécanique, reprend maintenant ses droits de théorie de l’action révolutionnaire. "Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe, c’est de le transformer". Ce marxisme, en tant que méthode révolutionnaire vivante, redevient le fondement le plus solide, l’arme intellectuelle la plus acérée du socialisme.

Il n’y a pas de tâche plus pressante que la clarification des nouveaux problèmes. Car c’est une question vitale pour le prolétariat - et par là pour l’ensemble de l’évolution de l’humanité - de voir en toute clarté où se situe le chemin de son ascension. Et ce ne sont pas non plus des questions relatives au futur, dont il est possible de différer la solution jusqu’à ce qu’on puisse en discuter dans le calme et la paix. Elles ne souffrent d’aucun ajournement. Déjà au cours de la guerre, et aussitôt lors de sa cessation et après, elles constituent les questions vitales les plus immédiates et les plus importantes pour la classe ouvrière dans tous les pays. Et pas seulement la question importante, qui constitue déjà partout l’objet de lutte des tendances, de savoir si et comment le prolétariat peut se manifester pour hâter la fin de la guerre et influer sur la forme que prendra la paix. Lorsque la guerre s’arrêtera, c’est avant tout l’effrayant ébranlement économique qui se fera jour avec toute sa force quand, alors que séviront l’épuisement général, le manque de capitaux et le chômage, l’industrie devra être réorganisée, quand le formidable endettement des Etats les poussera à lever des impôts colossaux et quand le socialisme d’Etat, la militarisation de la vie économique, apparaîtra comme la seule issue aux difficultés financières. Il faut donc agir, avec ou sans théorie ; mais l’absence de clarté théorique entraînera des fautes et des erreurs lourdes de conséquences.

La grande tâche de notre revue est donc la suivante : par le traitement, la discussion et la clarification, de ces questions, elle soutiendra la lutte matérielle du prolétariat contre l’impérialisme. En tant qu’organe de discussion et de clarification, elle est en même temps un organe de combat - ce sont la volonté commune de lutte et le point de vue commun dans cette question essentielle de la pratique du moment qui ont réuni les gérants et les collaborateurs de la revue. Lutte en premier lieu contre l’impérialisme, l’ennemi principal du prolétariat. Mais cette lutte n’est possible qu’au travers d’une lutte également impitoyable contre tous les éléments de l’ancienne social-démocratie qui enchaînent le prolétariat au char de l’impérialisme ; aussi bien que contre les impérialistes déclarés, qui sont devenus de simples agents de la bourgeoisie, comme les sociaux-patriotes de toutes nuances, qui cherchent à réconcilier les contraires inconciliables et à retenir le prolétariat dans sa lutte avec les moyens les plus forts contre l’impérialisme. La constitution de la Troisième Internationale ne sera possible que par la rupture résolue d’avec le social-patriotisme. Lorsque nous reconnaissons ce fait, nous sommes sur le même terrain que la Gauche de Zimmerwald. Notre revue veut, par le travail théorique, prêter son concours à ce que le groupe de sociaux-démocrates internationalistes se fixe comme objectif dans sa démarche pratique-politique : grâce à la lutte la plus acharnée contre le social-patriotisme, grâce à l’analyse impitoyable des insuffisances de l’ancien socialisme révisionniste et radical, préparer la nouvelle Internationale. En perçant à jour les faiblesses et l’absurdité des conceptions théoriques dont il vit à l’heure actuelle de manière cruelle l’effondrement pratique, le prolétariat reprendra confiance dans sa nouvelle lutte et dans le nouveau socialisme.

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