[Vorbote, n°1, Janvier 1916 / Le Précurseur (revue marxiste internationale) - Gérants : Anton Pannekoek et Henriette Roland Holst / Texte paru pour la première fois en langue française dans la revue (Dis)continuité n° 3 - octobre 1998]
Nous nous trouvons au milieu
d’une catastrophe du mouvement ouvrier comme il n’en a pas connu d’autre au
cours de son histoire. La débâcle de l’Internationale du fait de la guerre
mondiale n’est pas simplement une défaillance du sentiment internationaliste
devant la force du nationalisme montant. Elle est en même temps un effondrement
de la tactique, des méthodes de lutte, de tout le système qui était incarné par
la social-démocratie et le mouvement syndical des dernières décennies. Les
connaissances et les méthodes de lutte, qui rendirent les meilleurs services au
prolétariat durant la première expansion du capitalisme, n’étaient plus
adaptées au nouveau développement impérialiste. Cela s’est manifesté,
extérieurement, par l’impuissance croissante des parlements et du mouvement syndical,
intérieurement, par l’extension prise par la tradition et la déclamation au
détriment de l’analyse claire et de l’énergie combative, par l’ossification de
la tactique et de la forme d’organisation, par l’interprétation de la théorie
révolutionnaire du marxisme comme une doctrine de l’attente passive. Pendant
que le capitalisme évoluait vers l’impérialisme, qu’il se fixait de nouveaux et
vastes objectifs et se préparait avec énergie à la lutte pour la domination
mondiale, cette évolution resta inaperçue de la majorité de la
social-démocratie ; elle se laissa berner par le rêve de réformes sociales
imminentes et elle ne fit rien pour augmenter de manière correspondante la
capacité de combat du prolétariat contre l’impérialisme. C’est pourquoi la
catastrophe présente ne signifie pas uniquement que le prolétariat était trop
faible pour empêcher l’éclatement de la guerre. Elle signifie que les méthodes
de l’époque de la Deuxième Internationale ne sont pas en mesure d’élever la
puissance intellectuelle et matérielle du prolétariat au niveau qu’il est
nécessaire d’atteindre pour briser la puissance des classes dominantes.
C’est pourquoi la guerre
mondiale doit être un tournant dans l’histoire du mouvement ouvrier.
Avec la guerre mondiale, nous
sommes entrés dans une nouvelle période du capitalisme, la période de son
déploiement violent et intense sur la terre entière au cours de luttes
acharnées entre les peuples et de la destruction monstrueuse de capitaux et
d’hommes ; une période par conséquent de très lourde pression et de souffrance
pour les masses populaires laborieuses. Mais cette situation pousse également
les masses à la révolte ; elles doivent se soulever si elles ne veulent pas
être complètement écrasées. C’est en de puissantes luttes de masse, au regard
desquelles les luttes et les méthodes de lutte précédentes ne sont qu’une
simple entrée en matière, qu’elles devront attaquer l’impérialisme. Ce combat
pour les conditions de vie les plus élémentaires du prolétariat, pour les
droits et les libertés les plus indispensables, pour les réformes les plus
nécessaires, souvent pour sauver seulement sa peau, contre la réaction et le
pouvoir patronal, contre la guerre et la misère, ne peut prendre fin qu’avec
l’écrasement de l’impérialisme, qu’avec la victoire du prolétariat sur la
bourgeoisie. Ce sera en même temps le combat pour le socialisme, pour la
libération du prolétariat. C’est pourquoi, avec la guerre mondiale actuelle,
commence aussi une nouvelle période du socialisme.
Pour ce nouveau combat, il est
nécessaire d’avoir une nouvelle orientation intellectuelle. L’absence d’une
analyse socialiste claire fut l’une des causes essentielles de la faiblesse du
prolétariat lorsque la guerre arriva - il ne connaissait ni l’impérialisme ni
ses moyens de lutte spécifiques. La lutte contre l’impérialisme, cette forme de
développement la plus mûre et la plus puissante du capitalisme, pose cependant
au prolétariat les plus hautes exigences intellectuelles et matérielles,
morales et organisationnelles. Il n’a pas le droit de s’abandonner à un
désespoir accablant et impuissant ; mais il ne suffit pas qu’il se révolte
contre la pression insupportable par des actions spontanées. Pour que celles-ci
conduisent au but et qu’elles deviennent des étapes sur le chemin de la montée en
puissance, la clarté intellectuelle sur les objectifs, sur les possibilités et
sur la signification de ces actions, est indispensable. La théorie doit aller
de pair avec la pratique, car elle la transforme d’action instinctive en action
consciente et elle éclaire son chemin. "Une force matérielle ne peut être
brisée que par une autre force matérielle. Mais la théorie se transforme
également en force matérielle lorsqu’elle s’empare des masses" (Marx). Les
rudiments de cette théorie, de ce nouvel outillage intellectuel, existaient
déjà comme précipité intellectuel issu de la pratique antérieure de
l’impérialisme et des actions de masse. A l’heure actuelle, la guerre mondiale
a apporté des aperçus formidablement nouveaux et secoué les esprits endormis
dans la tradition. C’est maintenant le moment de rassembler, d’examiner, de
vérifier, de clarifier par la discussion, et ainsi d’assujettir au nouveau
combat, tout ce qui germe dans les idées, les propositions et les mots d’ordre
nouveaux. Notre revue doit servir à ce but.
Une énorme quantité de
nouvelles questions se présente à nous. Tout d’abord, les questions relatives à
l’impérialisme, à ses racines économiques, à son rapport avec l’exportation de
capitaux, l’approvisionnement en matières premières et l’industrie lourde, à
son influence sur la politique, le parlement et la bureaucratie, à son
ascendant intellectuel sur la bourgeoisie et la presse, à sa signification en
tant que nouvelle idéologie de la bourgeoisie. Puis, les questions qui se
rapportent au prolétariat, aux causes de sa faiblesse, à sa psychologie, et aux
phénomènes du social-impérialisme et du social-patriotisme. Et ensuite, les
questions de la tactique prolétarienne de lutte, de l’importance et des
possibilités du parlementarisme, des actions de masse, de la tactique
syndicale, des réformes et des revendications partielles, de l’importance et du
rôle futur de l’organisation ; puis encore, les questions du nationalisme, du
militarisme et de la politique coloniale.
L’ancien socialisme avait, sur
beaucoup de ces questions, des réponses solides qui se sont, depuis, figées en
formules - mais avec l’effondrement de la Deuxième Internationale, ses formules
sont devenues caduques. Le prolétariat ne peut pas trouver, dans les anciennes
normes et idées de l’époque pré-impérialiste, des lignes directrices pour son
action dans des circonstances nouvelles. Les partis sociaux-démocrates ne
peuvent pas lui offrir un appui. Ils se sont, dans leur grande majorité, soumis
à l’impérialisme ; le soutien, actif ou passif, bien connu à la politique de
guerre de la part du parti et du syndicat a laissé des traces bien trop
profondes pour autoriser un simple retour à l’ancien point de vue
d’avant-guerre. Ce soutien à l’impérialisme dans ses problèmes vitaux et
décisifs détermine le caractère de ces organisations ouvrières, même si elles
approuvent les anciens mots d’ordre socialistes et se livrent à une opposition
acharnée vis-à-vis des plus petits effets internes de l’impérialisme. limais
elles entrent aussi en contradiction avec la nécessité des buts
révolutionnaires du prolétariat et elles sont entraînées d’elles-mêmes dans une
grave crise interne. Entre ceux qui veulent faire de la social-démocratie un
instrument de l’impérialisme et ceux qui veulent en faire un instrument de la
révolution, l’unité d’organisation ne sera plus possible.
La tâche de clarifier les
problèmes, de présenter les nouveaux mots d’ordre, de formuler les lignes
directrices pour le nouveau combat, revient à ceux qui ne se sont pas laissés
déconcerter par la guerre et se sont accrochés avec fidélité à
l’internationalisme et à la lutte de classe. Leur instrument pour ce faire sera
le marxisme. Le marxisme, qui a été considéré et utilisé par les théoriciens
les plus renommés de la social-démocratie comme une méthode de simple
explication du passé et de ce qui existe et qui a été de plus en plus rabaissé
entre leurs mains au niveau d’une doctrine appauvrie du fatalisme mécanique,
reprend maintenant ses droits de théorie de l’action révolutionnaire. "Les
philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui
importe, c’est de le transformer". Ce marxisme, en tant que méthode
révolutionnaire vivante, redevient le fondement le plus solide, l’arme
intellectuelle la plus acérée du socialisme.
Il n’y a pas de tâche plus
pressante que la clarification des nouveaux problèmes. Car c’est une question
vitale pour le prolétariat - et par là pour l’ensemble de l’évolution de
l’humanité - de voir en toute clarté où se situe le chemin de son ascension. Et
ce ne sont pas non plus des questions relatives au futur, dont il est possible
de différer la solution jusqu’à ce qu’on puisse en discuter dans le calme et la
paix. Elles ne souffrent d’aucun ajournement. Déjà au cours de la guerre, et
aussitôt lors de sa cessation et après, elles constituent les questions vitales
les plus immédiates et les plus importantes pour la classe ouvrière dans tous
les pays. Et pas seulement la question importante, qui constitue déjà partout
l’objet de lutte des tendances, de savoir si et comment le prolétariat peut se
manifester pour hâter la fin de la guerre et influer sur la forme que prendra
la paix. Lorsque la guerre s’arrêtera, c’est avant tout l’effrayant ébranlement
économique qui se fera jour avec toute sa force quand, alors que séviront
l’épuisement général, le manque de capitaux et le chômage, l’industrie devra
être réorganisée, quand le formidable endettement des Etats les poussera à
lever des impôts colossaux et quand le socialisme d’Etat, la militarisation de la
vie économique, apparaîtra comme la seule issue aux difficultés financières. Il
faut donc agir, avec ou sans théorie ; mais l’absence de clarté théorique
entraînera des fautes et des erreurs lourdes de conséquences.
La grande tâche de notre revue
est donc la suivante : par le traitement, la discussion et la clarification, de
ces questions, elle soutiendra la lutte matérielle du prolétariat contre
l’impérialisme. En tant qu’organe de discussion et de clarification, elle est
en même temps un organe de combat - ce sont la volonté commune de lutte et le
point de vue commun dans cette question essentielle de la pratique du moment
qui ont réuni les gérants et les collaborateurs de la revue. Lutte en premier
lieu contre l’impérialisme, l’ennemi principal du prolétariat. Mais cette lutte
n’est possible qu’au travers d’une lutte également impitoyable contre tous les
éléments de l’ancienne social-démocratie qui enchaînent le prolétariat au char
de l’impérialisme ; aussi bien que contre les impérialistes déclarés, qui sont
devenus de simples agents de la bourgeoisie, comme les sociaux-patriotes de
toutes nuances, qui cherchent à réconcilier les contraires inconciliables et à
retenir le prolétariat dans sa lutte avec les moyens les plus forts contre
l’impérialisme. La constitution de la Troisième Internationale ne sera possible
que par la rupture résolue d’avec le social-patriotisme. Lorsque nous
reconnaissons ce fait, nous sommes sur le même terrain que la Gauche de
Zimmerwald. Notre revue veut, par le travail théorique, prêter son concours à
ce que le groupe de sociaux-démocrates internationalistes se fixe comme objectif
dans sa démarche pratique-politique : grâce à la lutte la plus acharnée contre
le social-patriotisme, grâce à l’analyse impitoyable des insuffisances de
l’ancien socialisme révisionniste et radical, préparer la nouvelle
Internationale. En perçant à jour les faiblesses et l’absurdité des conceptions
théoriques dont il vit à l’heure actuelle de manière cruelle l’effondrement
pratique, le prolétariat reprendra confiance dans sa nouvelle lutte et dans le
nouveau socialisme.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire