lundi 31 mai 2021

PANNEKOEK : LUTTE DE CLASSE ET NATION (1908) Partie 2

 I.               La tactique socialiste

Les revendications nationales

 

La tactique socialiste repose sur la science de l'évolution sociale. La façon dont une classe ouvrière prend en mains ses intérêts est déterminée par sa conception de l'évolution future des conditions. Sa tactique ne doit pas se laisser influencer par tous les désirs et les buts qui peuvent naître dans le prolétariat opprimé ni par toutes les idées qui dominent son esprit ; si elles se trouvent en contradiction avec l'évolution effective, elles ne sont pas réalisables, car toute l'énergie, toute la peine qui y sont consacrées le sont en vain et peuvent même nuire. Ce fut le cas de toutes les tentatives et de tous les efforts pour freiner la marche triomphale de la grande industrie et rétablir l'ancien ordre des corporations. Le prolétariat en lutte a rejeté tout cela ; guidé par sa compréhension du caractère inévitable du développement capitaliste, il a établi son objectif socialiste. C'est ce qui se produira effectivement et inévitablement qui forme la ligne directrice de notre tactique. Pour cette raison, il était d'importance primordiale d'établir, non pas quel rôle le fait national joue en ce moment dans un quelconque prolétariat, mais quelle sera à la longue sa part dans le prolétariat, sous l'influence de la montée de la lutte des classes. Ce sont nos conceptions sur la signification future du fait national pour la classe ouvrière qui doivent déterminer nos conceptions tactiques dans les questions nationales.

Les conceptions de Bauer sur l'avenir de la nation constituent le fondement théorique de la tactique de l'opportunisme national. La tactique opportuniste se dessine d'elle-même à partir de la pensée fondamentale de son œuvre qui considère la nationalité comme étant le seul résultat puissant et permanent de toute l'évolution historique. Si la nation constitue, et ceci non seulement aujourd'hui, mais toujours davantage à mesure de l'essor du mouvement ouvrier, puis totalement sous le socialisme, le principe unificateur et divisant naturel de l'humanité, il est alors inutile de vouloir lutter conte la puissance de l'idée nationale dans le prolétariat. Il faudra alors considérer le socialisme bien d'avantage à la lumière du nationalisme et exprimer son objectif dans le langage du nationalisme. C'est alors qu'il nous faudra mettre en avant les revendications nationales et nous efforcer de convaincre les ouvriers patriotes de ce que le socialisme est le meilleur et le seul véritable nationalisme.

La tactique doit être tout à fait différente si l'on arrive à la conviction que le fait national n'est qu'idéologie bourgeoise qui ne prend pas ses racines matérielles dans le prolétariat et qui pour cette raison disparaîtra à mesure du développement de la lutte de classe. Dans ce cas, le fait national n'est pas seulement une apparition passagère dans le prolétariat, mais il constitue alors comme toute idéologie bourgeoise une entrave à la lutte des classes dont la puissance préjudiciable doit être dans la mesure du possible éliminée. Et la surmonter se situe dans la ligne même d'évolution. Les mots d'ordre et les objectifs nationaux détournent les travailleurs de leurs objectifs prolétariens spécifiques. Ils divisent les ouvriers des différentes nations, provoquent leur hostilité réciproque et détruisent ainsi l'unité nécessaire du prolétariat. Ils rangent côté à côté les travailleurs et la bourgeoise sur un même front, obscurcissant ainsi leur conscience de classe et font du prolétariat l'exécutant de la politique bourgeoise. Les luttes nationales empêchent la mise en valeur des questions sociales et des intérêts prolétariens dans la politique et condamnent à la stérilité cette importante méthode de lutte du prolétariat. Tout cela est encouragé par la propagande socialiste lorsqu'elle présente aux ouvriers les mots d'ordre nationaux comme étant valables indépendamment de l'objectif propre de leur lutte et quand elle utilise le langage du nationalisme dans la description de nos objectifs socialistes. Inversement, il est indispensable que le sentiment de classe et la lutte de classe s'enracinent profondément dans l'esprit des ouvriers ; c'est alors qu'ils se rendront compte progressivement de l'irréalité et de la futilité des mots d'ordre nationaux pour leur classe.

C'est pour cette raison que des objectifs d'Etat-nation tel par exemple le rétablissement d'un Etat national indépendant en Pologne, n'ont pas leur place dans la propagande socialiste. La raison n'en est pas qu'un Etat national appartenant au prolétariat serait totalement dépourvu d'intérêt. Car il est fâcheux pour l'acquisition d'une conscience de classe lucide que la haine contre l'exploitation et l'oppression prenne la forme d'une haine nationale contre les oppresseurs étrangers, comme dans le cas de la domination étrangère exercée par la Russie qui protège les capitalistes polonais. Mais parce que le rétablissement d'une Pologne indépendante est utopique à l'ère capitaliste. Cela vaut également pour la solution de la question polonaise que propose Bauer : l'autonomie nationale des Polonais dans le cadre de l'Empire russe. Aussi souhaitable ou nécessaire que soit cet objectif pour le prolétariat polonais, tant que régnera le capitalisme, l'évolution réelle ne sera pas déterminée par ce dont le prolétariat croit avoir besoin, mais par ce que veut la classe dominante. Si en revanche le prolétariat est assez puissant pour imposer sa volonté, la valeur d'une telle autonomie est alors infiniment petite en comparaison avec la valeur réelle de ses revendications de classe qui mènent au socialisme. La lutte du prolétariat polonais contre la puissance politique dont il subit réellement l'oppression - selon le cas le gouvernement russe, prussien ou autrichien - est condamnée à l'infructuosité en tant que lutte nationale ; ce n'est qu'en tant que lutte de classe qu'elle atteindra son objectif. L'unique objectif qu'il soit possible d'atteindre, et qui pour cette raison s'impose, est celui de triompher, avec les autres ouvriers de ces Etats, du pouvoir politique capitaliste et de lutter pour l'avènement du socialisme. Or, sous le socialisme, l'objectif de l'indépendance de la Pologne n'a plus de sens, car rien ne s'opposera plus alors à ce que tous les individus de langue polonaise aient la liberté de fusionner en une unité administrative.

Dans la position à l'égard des deux partis socialiste polonais la différence dans l'évaluation est évidente. Bauer insiste sur le fait qu'ils ont l'un et l'autre leur justification, car chacun d'eux incarne une face de la nature des travailleurs polonais : le P. P. S., le sentiment national, la S. D. de Pologne et Lituanie, la lutte internationale de classe. Cela est juste, mais c'est incomplet. Nous ne nous contentons pas de la trop objective méthode historique qui prouve que tout phénomène ou tendance est explicable et provient de causes naturelles. Nous devons ajouter qu'une face de cette nature se renforce au cours de l'évolution, tandis que l'autre décroît. Le principe de l'un des deux partis se fonde dans l'avenir, celui de l'autre dans le passé, l'un constitue la grande force du progrès, l'autre est une tradition contraignante. Pour cette raison, les deux partis ne représentent pas la même chose pour nous ; en tant que marxistes qui fondons notre principe dans la science de l'évolution réelle, en tant que social-démocrates révolutionnaires qui trouvons le nôtre dans la lutte des classes, nous devons donner raison à l'un et soutenir sa position contre l'autre.

Nous avons parlé plus haut de l'absence de valeur des mots d'ordre nationaux pour le prolétariat. Mais certaines des revendications nationales ne sont-elles pas de la plus haute importance également pour les ouvriers et ceux-ci ne devraient-ils pas lutter pour elles de concert avec la bourgeoisie ? Les écoles nationales, par exemple, où les enfants du prolétariat ont la possibilité de s'instruire dans leur propre langue, n'ont-elles pas une valeur certaine ? Elles constituent pour nous des revendications prolétariennes et non pas des revendications nationales. Les revendications nationales tchèques sont dirigées contre les Allemands, qui les combattent. Si des écoles tchèques, une langue administrative tchèque, etc., intéressent en revanche les ouvriers tchèques, car elles leur permettent d'accroître leurs possibilités de formation et leur indépendance à l'égard des entrepreneurs et des autorités, elles intéressent tout autant les ouvriers allemands, qui ont tout intérêt à voir leurs camarades de classe acquérir le plus de forces possible dans la lutte des classes. Ce sont donc non seulement les social-démocrates tchèques, mais tout autant leurs camarades allemands, qui doivent revendiquer des écoles pour les minorités tchèques, et il importe peu aux représentants du prolétariat que ce soit la puissance de la « nation » allemande ou celle de la « nation » tchèque, c'est-à-dire la puissance de la bourgeoisie allemande ou tchèque à l'intérieur de l'Etat, qui s'en trouve renforcée ou affaiblie. C'est toujours l'intérêt prolétarien qui prévaut. Si la bourgeoisie, pour des raisons nationales, formule une revendication identique, elle poursuit dans la pratique quelque chose de tout à fait différent, puisque, aussi bien, ses objectifs ne sont pas les mêmes. Dans les écoles de minorité tchèques, les ouvriers encouragent la connaissance de la langue allemande, parce que cela constitue une aide pour les enfants dans la lutte pour l'existence, mais la bourgeoisie tchèque s'emploiera à les tenir à l'écart de la langue allemande. Les ouvriers revendiquent la pluralité la plus grande des langues employés dans l'administration, les nationalistes veulent supprimer la langue étrangère. Ce n'est donc qu'en apparence que concordent les revendications linguistiques et culturelles des ouvriers et les revendications nationales. Ce sont là des revendications prolétariennes qui sont soulevées en commun par l'ensemble du prolétariat de toutes les nations.

 

Idéologie et lutte de classe

La tactique marxiste de la social-démocratie repose sur la reconnaissance des véritables intérêts de classe des ouvriers. Elle ne peut être dévoyée par les idéologies, même si celles-ci semblent enracinées dans la tête des gens. Par son mode de compréhension marxiste, elle sait que les idées et les idéologies apparemment sans base matérielle ne sont en rien surnaturelles ni investies d'une existence spirituelle complètement détachée du corporel, mais sont l'expression traditionnelle et figée d'intérêts de classe antérieurs. C'est pourquoi nous sommes assurés que face à l'énorme densité des intérêts de classe et des nécessités réels et actuels, pour peu qu'on en ait conscience aucune idéologie enracinée dans le passé, aussi puissante soit-elle ne peut résister à la longue. Cette conception de base détermine aussi la manière dont nous luttons contre leur force.

Ceux qui considèrent les idées comme des puissances autonomes dans la tête des hommes qui apparaîtraient de soi ou grâce à une influence spirituelle étrangère ont deux possibilités pour gagner les hommes à leurs nouveaux objectifs : soit combattre les anciennes idéologies directement, démontrer leur inexactitude par des considérations théoriques abstraites et chercher ainsi à leur ravir leur pouvoir sur les hommes ; soit tenter de mettre l'idéologie à leur service en présentant leurs nouveaux objectifs comme la conséquence et la réalisation des idées anciennes. Prenons l'exemple de la religion.

La religion est la plus puissante des idéologies du passé qui dominent le prolétariat et cherchent à le détourner de la lutte de classe unitaire. Des social-démocrates confus qui ont vu se dresser devant eux ce puissant obstacle au socialisme ont pu tenter de combattre la religion directement et de démontrer l'inexactitude des doctrines religieuses – de la manière dont avait procédé précédemment le rationalisme bourgeois – afin de briser ainsi son influence. Ou bien ils ont pu, inversement, présenter le socialisme comme un meilleur christianisme, comme le véritable accomplissement des doctrines religieuses et convertir ainsi les chrétiens croyants au socialisme. Mais là où elles ont été tentées, ces deux méthodes ont échoué ; les attaques théoriques contre la religion n'ont pu l'entamer et ont renforcé les préjugés contre le socialisme ; de même, on n'a pu convaincre personne en s'affublant des attributs chrétiens parce que la tradition à laquelle les hommes sont fermement attachés n'est pas n'importe quel christianisme en général, mais une doctrine chrétienne précise. Il était évident qu'elles devaient toutes deux échouer. Car les discussions et considérations théoriques qui accompagnaient ces tentatives orientent l'esprit vers les questions religieuses abstraites, le détournent de la réalité de la vie et renforcent la pensée idéologique. La foi ne peut en général être attaquée par des preuves théoriques ; ce n'est que lorsque son fondement – les anciennes conditions d'existence – a disparu et qu'apparaît chez l'homme une nouvelle conception du monde qui surgit le doute à propos des doctrines et des dogmes anciens. Seuls la nouvelle réalité qui imprègne l'esprit de plus en plus nettement peut renverser une foi transmise ; il faut bien sûr qu'elle apparaisse d'abord clairement à la conscience des hommes. Ce n'est que par le contact avec la réalité que l'esprit se libère du pouvoir des idées reçues.

C'est pourquoi la social-démocratie marxiste ne songe nullement à combattre la religion avec des arguments théoriques ou à la mettre à son service. Cela servirait à maintenir artificiellement les idées abstraites reçues au lieu de les laisser se dissiper peu à peu. Notre tactique consiste à éclairer toujours les ouvriers sur leurs véritables intérêts de classe, à leur montrer la réalité de la société et de leur vie afin que leur esprit s'oriente de plus en plus vers le monde réel d'aujourd'hui. Alors les anciennes idées qui ne trouvent plus de quoi s'alimenter dans la réalité de la vie prolétarienne s'assoupissent d'elles-mêmes. Ce que les hommes pensent des problèmes théoriques nous est indifférent pourvu que nous luttions ensemble pour le nouvel ordre économique du socialisme. C'est pourquoi la social-démocratie ne parle et ne débat jamais de l'existence de Dieu ou de controverses religieuses ; elle ne parle que de capitalisme, d'exploitation, d'intérêts de classe, de la nécessité pour les ouvriers de mener ensemble la lutte de classe. Elle détourne ainsi l'esprit des idées secondaires du passé pour le diriger sur la réalité d'aujourd'hui ; elle prive ainsi ces idées du pouvoir de détourner les ouvriers de la lutte de classe et de la défense de leurs intérêts de classe.

Bien sûr, pas d'un seul coup. Ce qui demeure pétrifié dans l'esprit ne peut être ramolli et dissous que progressivement sous l'effet des forces nouvelles. Combien de temps s'est-il écoulé jusqu'à ce que les ouvriers chrétiens de Rhénanie-Westphalie délaissent en nombre la bannière du Zentrum pour passer à la social-démocratie ! Mais la social-démocratie ne s'est pas laissé fourvoyer ; elle n'a pas tenté d'accélérer le revirement des ouvriers chrétiens par des concessions à leurs préjugés religieux ; elle ne s'est pas laissé aller à l'impatience devant la minceur de ses succès, ni laissé séduire par la propagande anti-religieuse. Elle n'a pas perdu la foi en la victoire de la réalité sur la tradition, elle s'en est tenu fermement au principe, elle n'a pas emprunté de déviation tactique qui donne l'illusion d'un succès plus prompt ; elle a toujours opposé la lutte de classe à l'idéologie. Et maintenant, elle voit mûrir sans cesse les fruits de sa tactique.

Il en est de même face au nationalisme à la seule différence qu'ici la mise en garde doit moins porter sur l'erreur d'une réfutation théorique abstraite que sur celle de la conciliation, dans la mesure où il s'agit d'une idéologie plus récente moins pétrifiée. Là aussi il nous suffit de mettre l'accent sur la lutte de classe et d'éveiller le sentiment de classe afin de détourner l'attention des problèmes nationaux. Là aussi, toute notre propagande semblera vaine contre le pouvoir de l'idéologie nationale [Ainsi, dans son compte rendu de la brochure de Strasser, L’Ouvrier et la nation dans Der Kampf (V, 9), Otto Bauer mettait en doute que placer l’accent sur les intérêts de classe du prolétariat pût avoir un impact quelconque face au brillant attrait des idéaux nationaux.] ; tout d'abord, il semblerait que le nationalisme progresse davantage chez les ouvriers des jeunes nations. Ainsi en Rhénanie, en même temps que la social-démocratie, les syndicats chrétiens se sont également renforcés ; ceci est comparable au séparatisme national, partie du mouvement ouvrier à qui accorde plus de poids à une idéologie bourgeoise qu'au principe de la lutte des classes. Mais dans la mesure où de tels mouvements ne peuvent dans la pratique qu'être à la remorque de la bourgeoisie et susciter ainsi contre eux le sentiment de classe des ouvriers, ils perdront progressivement leur pouvoir.

Ce serait par conséquent faire tout à fait fausse route que de vouloir gagner des masses ouvrières au socialisme en allant au devant de leur sentiment national. Cet opportunisme national peut à la rigueur permettre de les gagner extérieurement, en apparence, au parti, mais ils ne sont pas acquis pour autant à notre cause, aux idées socialistes ; des conceptions bourgeoises continueront à dominer comme avant leur esprit. Et lorsque sonnera l'heure décisive où il faudra choisir entre les intérêts nationaux et prolétariens, la faiblesse interne de ce mouvement ouvrier apparaîtra, comme c'est le cas actuellement dans la crise séparatiste. Comment pouvons-nous rassembler les masses sous notre bannière si nous les laissons s'incliner devant celle du nationalisme ? Notre principe de la lutte de classe ne pourra dominer que lorsque les autres principes qui agencent et séparent les hommes autrement deviendront sans effet ; mais si par notre propagande, nous renforçons le crédit des autres principes, nous ruinons notre propre cause.

Comme il en résulte de l'exposé ci-dessus, il serait bien sûr tout aussi erroné de vouloir combattre les sentiments et les mots d'ordre nationaux. Là où ils sont enracinés dans les têtes, ils ne peuvent pas être éliminés par des arguments théoriques, mais uniquement par une réalité plus forte qu'on laisse agir sur les esprits. Si l'on commence à en parler, l'esprit de l'auditeur est immédiatement orienté vers le domaine national et ne pense qu'en termes de nationalisme. Par conséquent, il vaut mieux ne pas en parler du tout, ne pas s'en mêler. A tous les slogans comme à tous les arguments nationalistes, on répondra : exploitation, plus-value, bourgeoisie, domination de classe, lutte des classes. S'ils parlent des revendications d'une école nationale, nous attirerons l'attention sur l'indigence de l'enseignement dispensé aux enfants d'ouvriers qui n'apprennent pas plus que ce dont ils ont besoin pour pouvoir trimer plus tard au service du capital. S'ils parlent de panneaux indicateurs et de charges administratives nous parlerons de la misère qui contraint les prolétaires à émigrer. S'ils parlent de l'unité de la nation, nous parlerons de l'exploitation et de l'oppression de classe. S'ils parlent de la grandeur de la nation, nous parlerons de la solidarité du prolétariat dans le monde entier. Ce n'est que lorsque la grande réalité du monde actuel - le développement capitaliste, l'exploitation, la lutte de classe et son but final, le socialisme - aura imprégné l'esprit tout entier des ouvriers que les petits idéaux bourgeois du nationalisme s'évanouiront et en disparaîtront. La propagande pour le socialisme et la lutte de classe constitue le seul moyen, mais un moyen payant à coup sûr, pour briser la puissance du nationalisme.

 

Le séparatisme et l’organisation du parti

 

En Autriche, depuis le congrès de Wimberg, le parti social-démocrate est séparé selon les nations, chacun des partis ouvriers nationaux est autonome et collabore avec ceux des autres nations sur une base fédéraliste. Cette séparation nationale du prolétariat ne présentait pas de trop grands inconvénients et était souvent considérée comme le principe organisationnel naturel du mouvement ouvrier dans un pays profondément divisé sur le plan national. Mais lorsque cette séparation cessa de se limiter à l'organisation politique pour déborder sur les syndicats sous le nom de séparatisme, le danger devint soudain tangible. L'absurdité du processus selon lequel des ouvriers du même atelier sont organisés dans diverses unions et entravent ainsi la lutte commune contre le patron est manifeste. Ces ouvriers constituent une communauté d'intérêts, ils ne peuvent lutter et vaincre qu'en tant que masse cohérente et doivent par conséquent être réunis dans une organisation unique. Les séparatistes, qui introduisent dans le syndicat la séparation des ouvriers selon les nations, brisent la force des ouvriers comme l'ont fait les scissionnistes syndicaux chrétiens, et entravent largement la montée du prolétariat.

Les séparatistes le savent et le voient aussi bien que nous. Qu'est-ce donc qui les pousse à cette attitude hostile aux ouvriers bien qu'elle ait été condamnée à l'unanimité écrasante par le Congrès international de Copenhague ? En premier lieu le fait qu'ils considèrent le principe national comme infiniment supérieur à l'intérêt matériel des ouvriers et au principe socialiste. Mais ils se réfèrent en l'occurrence aux décisions d'un autre congrès international, le Congrès de Stuttgart (1907) selon lesquelles le parti et les syndicats d'un pays doivent être très étroitement unis dans une communauté constante de travail et de lutte. Comment est-ce possible quand le parti est articulé selon les nations et que le mouvement syndical est en même temps centralisé internationalement dans tout l'Etat ? Où la social-démocratie tchèque trouvera-t-elle le mouvement syndical auquel elle doit s'associer étroitement si elle ne crée pas un mouvement syndical tchèque particulier ?

C'est littéralement choisir la position la plus faible que de procéder comme de nombreux social-démocrates allemands d'Autriche et d'avancer comme argument essentiel dans la lutte théorique contre le séparatisme la disparité totale des luttes politiques et syndicales. Certes, ils n'ont pas d'autre issue s'ils veulent défendre en même temps l'unité internationale dans les syndicats et la séparation nationale dans le parti. Mais cet argument ne peut leur apporter des résultats.

Il provient de la situation des débuts du mouvement ouvrier dans la mesure où tous deux ont dû s'affirmer lentement en luttant contre les préjugés dans les masses ouvrières et où chacun cherchait sa propre voie ; il semble alors que les syndicats ne sont là que pour améliorer la situation matérielle dans l'immédiat, alors que le parti mène la lutte pour la société de l'avenir, pour des idéaux généraux et des idées élevées. En réalité, ils luttent tous deux pour des améliorations immédiates et contribuent tous deux à édifier la puissance du prolétariat qui permettra l'avènement du socialisme. Seulement, dans la mesure où la lutte politique est une lutte générale contre la bourgeoisie tout entière, il faut, là, se rendre compte des conséquences les plus lointaines et des fondements les plus profonds de la vision du monde, alors que dans la lutte syndicale où les arguments et les intérêts immédiats sont manifestes, la référence aux principes généraux n'est pas nécessaire, elle peut même être nuisible à l'unité du moment. Mais en réalité ce sont les mêmes intérêts ouvriers qui déterminent les deux formes de lutte ; seulement dans le mouvement du parti, ils sont un peu plus masqués sous la forme d'idées et de principes. Mais plus le mouvement se développe, plus ils se rapprochent, plus ils doivent lutter ensemble. Les grandes luttes syndicales deviennent des mouvements de masse dont l'importance politique énorme ébranle toute la vie syndicale. Inversement, les luttes politiques prennent des dimensions d'actions de masse qui exigent la collaboration active des syndicats. La résolution de Stuttgart incarne cette nécessité sans cesse croissante. C'est pourquoi toutes les tentatives pour battre le séparatisme en arguant la totale disparité entre les mouvements syndical et politique se brisent sur la réalité.

L'erreur du séparatisme consiste donc non pas à vouloir la même organisation pour le parti est les syndicats, mais à anéantir pour ce faire le syndicat. Car la racine de la contradiction ne réside pas dans l'unité du mouvement syndical mais dans la division du parti politique. Le séparatisme dans le mouvement syndical n'est que la conséquence inéluctable de l'autonomie nationale des organisations du parti : comme il subordonne la lutte de classe au principe national, il est même la conséquence ultime de la théorie qui considère les nations comme des produits naturels de l'humanité et voit dans le socialisme, à la lumière du principe national, la réalisation de la nation. C'est pourquoi on ne peut surmonter réellement le séparatisme que si partout, dans la tactique, dans l'agitation, dans la conscience de tous les camarades domine comme unique principe prolétarien celui de la lutte de classe face auquel toutes les différences nationales n'ont pas d'importance. L'unification des partis socialistes est la seule issue pour résoudre la contradiction qui a donné naissance à la crise séparatiste et à tous les dommages qu'elle a causé au mouvement ouvrier.

Dans le chapitre intitulé « La communauté de la lutte de classe », on a déjà montré que la lutte politique se déroule sur le terrain de l'Etat et fait des ouvriers des nations de l'Etat tout entier une unité. On y a également constaté qu'aux débuts du parti socialiste, le centre de gravité se situe encore dans les nations. Ceci explique le développement historique : dès qu'il a commencé à atteindre les masses par sa propagande, le parti s'est scindé en unités séparées sur le plan national qui durent respectivement s'adapter à leur milieu, à la situation et aux modes de pensée spécifiques à leur nation - et qui ont été de ce fait plus ou moins contaminées par les idées nationalistes. Car tout mouvement ouvrier ascendant est farci d'idées bourgeoises dont il ne se débarrasse que progressivement dans le cours du développement, par la pratique de la lutte et une compréhension théorique croissante. Cette influence bourgeoise sur le mouvement ouvrier qui a pris dans d'autres pays la forme du révisionnisme ou de l'anarchisme devait nécessairement revêtir en Autriche celle du nationalisme, non seulement parce que le nationalisme est la plus puissante des idéologies bourgeoises mais aussi parce que là, elle s'oppose à l'Etat et à la bureaucratie. L'autonomie nationale dans le parti ne résulte pas uniquement d'une décision erronée mais évitable d'un quelconque congrès du parti, elle est aussi une forme naturelle du développement, créée progressivement par la situation même.

Mais lorsque la conquête du suffrage universel a créé le terrain de la lutte parlementaire propre à un Etat capitaliste moderne et que le prolétariat est devenu une puissance politique importante, cette situation ne pouvait durer. On allait voir si les partis autonomes constituaientencore réellement un seul parti global. On ne pouvait plus se contenter de déclarations platoniques sur sa cohésion ; il fallait désormais une unité plus solide afin que les fractions socialistes des différents partis nationaux se soumettent dans la pratique et dans les faits à une volonté commune. Le mouvement politique n'a pas surmonté cette épreuve ; dans certaines des parties qui le composent, le nationalisme a déjà des racines si profondes que celles-ci ont le sentiment d'être tout aussi proches, sinon plus, des partis bourgeois de leur nation que des autres fractions socialistes. Ainsi s'explique une contradiction qui n'est qu'apparente : le parti global s'est effondré au moment précis où les nouvelles conditions de la lutte politique exigeant un véritable parti global, l'unité solide de tout le prolétariat autrichien - le lien lâche qui existait entre les groupes nationaux fut rompu lorsqu'ils furent confrontés à l'exigence de devenir une unité solide. Mais il apprit simultanément que cette absence de parti global ne pouvait être que transitoire. La crise séparatiste doit nécessairement déboucher sur l'apparition d'un nouveau parti global qui sera l'organisation politique compacte de toute la classe ouvrière autrichienne.

Les partis nationaux autonomes sont des formes de passé qui ne correspondent plus aux nouvelles conditions de lutte. La lutte politique est la même pour toutes les nations et se déroule dans un Parlement unique à Vienne ; là les social-démocrates tchèques ne luttent pas contre la bourgeoisie tchèque, mais ils luttent avec tous les autres députés ouvriers contre la bourgeoisie autrichienne tout entière. On a objecté à cela que la campagne électorale a pour cadre la nation : les adversaires ne sont pas alors l'Etat et la bureaucratie, mais les partis bourgeois de sa propre nation. C'est juste ; mais la campagne électorale n'est pour ainsi dire qu'un prolongement de la lutte parlementaire. Ce ne sont pas les mots mais les actes de nos adversaires qui font la matière de la campagne électorale, et ces actes sont commis au Reichrat, font partie de l'activité du parlement autrichien. C'est pourquoi la campagne électorale fait elle aussi sortir les ouvriers du petit monde national, les renvoie à un organisme de domination plus grand, puissante organisation de coercition de la classe capitaliste, qui domine leur vie.

D'autant plus que l'Etat qui semblait autrefois faible et démuni face aux nations affirme toujours plus sa puissance à la suite du développement du grand capitalisme. Le développement de l'impérialisme qui entraîne dans son sillage la monarchie danubienne met à des fins de politique mondiale des instruments de pouvoir de plus en plus puissants dans les mains de l'Etat, impose aux masses une pression militaire et fiscale toujours croissante, endigue l'opposition des partis bourgeois nationaux et ignore purement et simplement les revendications socio-politiques des ouvriers. L'impérialisme devrait donner une puissante impulsion à la lutte de classe commune des ouvriers ; et face à ses luttes qui bouleversent le monde, qui opposent le capital et le travail en un conflit aigu, l'objet des querelles nationales perd toute signification. Et il n'est pas du tout exclu que les dangers communs auxquels la politique mondiale expose les ouvriers, avant tout le danger de guerre, ne réunissent plus vite qu'on ne le pense les masses ouvrières séparées pour une lutte commune.

Bien sûr, en raison des particularités linguistiques, la propagande et les explications doivent être fournies dans chaque nation en particulier. La pratique de la lutte ouvrière doit tenir compte des nations en tant que groupes de langues différentes ; ceci vaut aussi bien pour le parti que pour le mouvement syndical. En tant qu'organisation de lutte, parti et syndicat doivent tous deux être organisés de manière unitaire sur le plan étatico-international. Dans des buts de propagande, d'explication, d'efforts d'éducation qui les concernent également et en commun, ils ont besoin d'une sous-organisation et d'une articulation nationales.  

 

L’autonomie nationale

 

Même si nous n'entrons pas dans le champ des slogans et des mots d'ordre du nationalisme et continuons d'employer les slogans du socialisme, cela ne signifie pas que nous poursuivons une sorte de politique de l'autruche en face des questions nationales. Car il s'agit là de questions réelles qui préoccupent les hommes et dont la solution est en attente. Nous faisons prendre conscience aux travailleurs du fait que ce ne sont pas ces questions-là mais l'exploitation et la lutte des classes qui sont pour eux les questions vitales les plus importantes et qui dominent tout. Mais cela ne fait pas disparaître les autres questions et c'est à nous de montrer que nous sommes à même de les résoudre. Car la social-démocratie ne laisse pas les hommes purement et simplement sur la promesse de l'état futur, elle présente dans son programme de revendications immédiates la solution qu'elle propose pour chacune des questions particulières qui font l'objet de la lutte actuelle. Nous n'essayons pas uniquement d'unir en vue de la lutte de classe commune les ouvriers chrétiens et les autres, sans prendre en considérations la religion, mais, dans notre proposition de programme Proclamation du caractère privé de la religion, nous leur montrons également le moyen de sauvegarder leurs intérêts religieux mieux que par des luttes et des querelles religieuses. En face des épreuves de force entre Eglises, qui sont inhérentes au caractère d'organisations de souveraineté de celles[1]ci, nous posons le principe de l'autodétermination et de la liberté de tous les hommes de pratiquer leur foi sans subir pour cela de préjudice de la part d'autrui. Cette proposition de programme ne fournit pas la solution de chaque question en particulier, mais contient une solution d'ensemble dans la mesure où elle jette la base sur laquelle ils pourront régler à leur gré les questions particulières. En ôtant toute contrainte publique, on supprime du même coup toute nécessité de défense et de querelles. Les questions religieuses sont éliminées de la politique et laissées aux organisations que les hommes fonderont selon leur propre volonté.

Notre position quant aux questions nationales est comparable. Le programme social[1]démocrate de l'autonomie nationale propose ici la solution pratique qui rendrait sans objet les luttes entre nations. Par l'emploi du principe personnel au lieu du principe territorial, les nations seront reconnues en tant qu'organisations à qui échoit dans le cadre de l'Etat la charge de tous les intérêts culturels de la communauté nationale. Ainsi chaque nation obtient le pouvoir juridique de régler ses affaires de façon autonome, même là où elle est en minorité. Aucune nation ne se trouve ainsi dans la sempiternelle obligation de conquérir et de préserver ce pouvoir dans la lutte pour exercer une influence sur l'Etat. Il serait ainsi mis un terme définitif aux épreuves de force entre nations qui, par l'obstruction sans fin, paralysent toute l'activité parlementaire et empêchent que soient abordées les questions sociales. Lorsque les partis bourgeois se déchaînaient aveuglément les uns contre les autres, sans avancer d'un pas, et se trouvaient désarmés devant la question de savoir comment sortir du chaos, la social[1]démocratie a montré la voie pratique permettant de satisfaire les désirs nationaux justifiés, sans qu'il soit besoin pour autant de se nuire mutuellement.

Cela ne veut pas dire que ce programme ait des chances de se voir réalisé. Nous sommes tous convaincus que notre revendication de la proclamation du caractère privé de la religion, tout comme la plupart de nos revendications immédiates, ne sera pas réalisée par l'Etat capitaliste. Sous le capitalisme, la religion n'est pas, comme on le fait croire aux gens, affaire de conviction personnelle – car si elle était, les porte-parole de la religion devraient reprendre et mener à sa réalisation notre proposition de programme – mais un moyen de domination dans les mains de la classe possédante. Et ce moyen, elle ne le lâchera pas. Une idée du même genre se trouve dans notre programme national, qui vise à ce que les nations deviennent la réalité de l'image qu'on donne d'elles. Les nations ne sont pas uniquement des groupes d'hommes qui ont les mêmes intérêts culturels et qui pour cette raison veulent vivre en paix avec les autres nations ; elles sont des organisations de combat de la bourgeoisie servant à gagner le pouvoir dans l'Etat. Toute bourgeoisie nationale espère agrandir le territoire où exercer sa domination aux dépens de l'adversaire ; il est donc tout aussi douteux de penser qu'elles pourraient de leur propre gré mettre un terme à ces luttes épuisantes, de même qu'il est exclu que les puissances mondiales capitalistes amèneront la paix mondiale éternelle par un règlement sensé de leurs différends. En effet, la situation est telle qu'en Autruche on dispose d'une instance supérieure capable d'intervenir : l'Etat, la bureaucratie dominante. On s'attend à ce que le pouvoir central de l'Etat s'efforce de résoudre les différends nationaux, parce que ceux-ci menacent de déchirer l'Etat et empêchent le fonctionnement régulier de la machine d'Etat ; mais l'Etat a déjà appris à coexister avec les luttes nationales, au point de s'en servir pour renforcer le pouvoir du gouvernement en face du Parlement, de sorte qu'il n'y a plus de nécessité absolue de les aplanir. Et ce qui est le plus important : la réalisation de l'autonomie nationale, telle qu'elle est revendiquée par la social-démocratie, a comme fondement l'auto-administration démocratique. Et c'est cela qui effraie, à juste titre, les milieux féodaux, cléricaux, du grand capital et militaristes qui gouvernent l'Autriche.

Mais la bourgeoisie trouve-t-elle un intérêt véritable à mettre un terme aux luttes nationales ? Bien au contraire, elle a le plus grand intérêt à ne pas y mettre fin, et ce d'autant plus que la lutte de classes prend de l'essor. Car tout comme les antagonismes religieux, les antagonismes nationaux constituent un moyen excellent de diviser le prolétariat, de détourner son attention de la lutte des classes à l'aide des slogans idéologiques, et d'empêcher son unité de classe. De plus en plus, les aspirations instinctives des classes bourgeoises d'empêcher que le prolétariat devienne uni, lucide et puissant, constituent un élément majeur de la politique bourgeoise. Dans des pays comme l'Angleterre, la Hollande, les Etats-Unis et même l'Allemagne (où le parti conservateur des Junker prend une place à part en tant que parti de classe nettement défini comme tel), nous observons que les luttes entre les deux grands partis bourgeois - il s'agit généralement d'un parti « libéral » et d'un parti « conservateur » ou « clérical » - se font d'autant plus acharnées, et les cris de combat d'autant plus stridents, que l'antagonisme réel de leurs intérêts décroît et que leur antagonisme consiste en des slogans idéologiques hérités du passé. Quiconque a une conception schématique du marxisme, qui lui fait voir dans les partis politiques uniquement la représentation des intérêts de groupes bourgeois, se trouve ici en face d'une énigme : alors qu'on pouvait s'attendre à ce qu'ils fusionnent en une masse réactionnaire pour faire face à la menace du prolétariat, leur scission semble à l'inverse s'approfondir et s'élargir. L'explication très simple de ce phénomène est qu'ils ont compris instinctivement qu'il est impossible d'écraser le prolétariat par la simple force et qu'il est infiniment plus important de déconcerter et de diviser le prolétariat aux moyens des mots d'ordre idéologiques. C'est pour cette raison que les luttes nationales des diverses bourgeoisies d'Autriche s'enflammeront d'autant plus qu'elles deviendront sans objet. Plus ces messieurs se rapprochent en coulisse pour se partager le pouvoir d'Etat, plus ils s'attaquent furieusement dans les débats publics à propos de bagatelles nationales. Dans le passé, chaque bourgeoisie s'est efforcée de rassembler en un corps uni le prolétariat de sa nation, afin de pouvoir combattre avec plus de force l'adversaire national. Aujourd'hui, c'est le contraire qui se produit : la lutte contre l'ennemi national doit servir à rassembler le prolétariat derrière les partis bourgeois, pour empêcher ainsi son unité internationale. Le rôle joué dans d'autres pays par les cris de combat : « Avec nous pour la chrétienté ! », « Avec nous pour la liberté de conscience », au moyen desquels on espère détourner des questions sociales l'attention des ouvriers, ce rôle sera de plus en plus rempli en Autriche, par les cris de combat nationaux. Car dans les questions sociales, leur unité de classe et leur antagonisme de classe en face de la bourgeoisie s'affirmeraient.

C'est précisément parce qu'elle rendrait les luttes sans objet, que nous ne devons pas nous attendre à ce que la solution pratique aux querelles nationales que nous proposons soit jamais appliquée. Lorsque Bauer dit « politique de puissance nationale et politique prolétarienne de classe sont logiquement difficilement compatibles ; psychologiquement, elles s'excluent ; l'armée prolétarienne est à tout instant dispersé par les antagonismes nationaux, la querelle nationale rend impossible la lutte de classe. La constitution centraliste-atomistique, qui rend inévitable la lutte pour le pouvoir national, est donc insupportable pour le prolétariat » (pages 313 et 314), ce peut être partiellement juste, dans la mesure où cela sert à fonder la revendication de notre programme. Si, en revanche, cela signifie que la lutte nationale doit cesser avant que puisse se déployer la lutte des classes, cela est faux. Car c'est précisément le fait que nous nous efforcions de faire disparaître les luttes nationales qui amène la bourgeoisie à les conserver. Mais elle ne parviendra pas pour autant à nous arrêter. L'armée prolétarienne n'est dispersée par les antagonismes nationaux qu'aussi longtemps que la conscience de classe socialiste est faible. Car, en fin de compte, la lutte de classe dépasse de loin la querelle nationale. Ce n'est pas par notre proposition d'autonomie nationale, dont la réalisation ne dépend pas de nous, mais uniquement par le renforcement de la conscience de classe que la puissance funeste du nationalisme sera brisée dans les faits.

Il serait donc faux de vouloir concentrer toute notre force sur une « politique nationale positive » et de tout miser sur cette unique carte, sur la réalisation de notre programme des nationalités comme condition préalable à l'épanouissement de la lutte de classe. Cette revendication du programme ne sert, comme la plupart de nos revendications pratiques du moment, qu'à démontrer avec quelle facilité nous serions à même de résoudre ces questions si nous détenions seulement le pouvoir, et à illustrer, à la lumière de la rationalité de nos solutions, la déraison des mots d'ordre bourgeois. Mais tant que dominera la bourgeoisie, notre solution rationnelle restera probablement sur le papier. Notre politique et notre agitation ne peuvent porter que sur la nécessité de mener toujours et seulement la lutte de classe, d'éveiller la conscience de classe afin que les travailleurs grâce à une claire compréhension de la réalité, deviennent insensibles aux mots d'ordre du nationalisme

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