I. La tactique socialiste
Les revendications nationales
La
tactique socialiste repose sur la science de l'évolution sociale. La façon dont
une classe ouvrière prend en mains ses intérêts est déterminée par sa
conception de l'évolution future des conditions. Sa tactique ne doit pas se
laisser influencer par tous les désirs et les buts qui peuvent naître dans le
prolétariat opprimé ni par toutes les idées qui dominent son esprit ; si elles
se trouvent en contradiction avec l'évolution effective, elles ne sont pas
réalisables, car toute l'énergie, toute la peine qui y sont consacrées le sont
en vain et peuvent même nuire. Ce fut le cas de toutes les tentatives et de
tous les efforts pour freiner la marche triomphale de la grande industrie et
rétablir l'ancien ordre des corporations. Le prolétariat en lutte a rejeté tout
cela ; guidé par sa compréhension du caractère inévitable du développement
capitaliste, il a établi son objectif socialiste. C'est ce qui se produira
effectivement et inévitablement qui forme la ligne directrice de notre
tactique. Pour cette raison, il était d'importance primordiale d'établir, non
pas quel rôle le fait national joue en ce moment dans un quelconque
prolétariat, mais quelle sera à la longue sa part dans le prolétariat, sous
l'influence de la montée de la lutte des classes. Ce sont nos conceptions sur
la signification future du fait national pour la classe ouvrière qui doivent
déterminer nos conceptions tactiques dans les questions nationales.
Les
conceptions de Bauer sur l'avenir de la nation constituent le fondement
théorique de la tactique de l'opportunisme national. La tactique opportuniste
se dessine d'elle-même à partir de la pensée fondamentale de son œuvre qui
considère la nationalité comme étant le seul résultat puissant et permanent de
toute l'évolution historique. Si la nation constitue, et ceci non seulement
aujourd'hui, mais toujours davantage à mesure de l'essor du mouvement ouvrier,
puis totalement sous le socialisme, le principe unificateur et divisant naturel
de l'humanité, il est alors inutile de vouloir lutter conte la puissance de
l'idée nationale dans le prolétariat. Il faudra alors considérer le socialisme
bien d'avantage à la lumière du nationalisme et exprimer son objectif dans le
langage du nationalisme. C'est alors qu'il nous faudra mettre en avant les
revendications nationales et nous efforcer de convaincre les ouvriers patriotes
de ce que le socialisme est le meilleur et le seul véritable nationalisme.
La
tactique doit être tout à fait différente si l'on arrive à la conviction que le
fait national n'est qu'idéologie bourgeoise qui ne prend pas ses racines
matérielles dans le prolétariat et qui pour cette raison disparaîtra à mesure
du développement de la lutte de classe. Dans ce cas, le fait national n'est pas
seulement une apparition passagère dans le prolétariat, mais il constitue alors
comme toute idéologie bourgeoise une entrave à la lutte des classes dont la
puissance préjudiciable doit être dans la mesure du possible éliminée. Et la
surmonter se situe dans la ligne même d'évolution. Les mots d'ordre et les
objectifs nationaux détournent les travailleurs de leurs objectifs prolétariens
spécifiques. Ils divisent les ouvriers des différentes nations, provoquent leur
hostilité réciproque et détruisent ainsi l'unité nécessaire du prolétariat. Ils
rangent côté à côté les travailleurs et la bourgeoise sur un même front,
obscurcissant ainsi leur conscience de classe et font du prolétariat
l'exécutant de la politique bourgeoise. Les luttes nationales empêchent la mise
en valeur des questions sociales et des intérêts prolétariens dans la politique
et condamnent à la stérilité cette importante méthode de lutte du prolétariat.
Tout cela est encouragé par la propagande socialiste lorsqu'elle présente aux
ouvriers les mots d'ordre nationaux comme étant valables indépendamment de
l'objectif propre de leur lutte et quand elle utilise le langage du
nationalisme dans la description de nos objectifs socialistes. Inversement, il
est indispensable que le sentiment de classe et la lutte de classe s'enracinent
profondément dans l'esprit des ouvriers ; c'est alors qu'ils se rendront compte
progressivement de l'irréalité et de la futilité des mots d'ordre nationaux
pour leur classe.
C'est
pour cette raison que des objectifs d'Etat-nation tel par exemple le
rétablissement d'un Etat national indépendant en Pologne, n'ont pas leur place
dans la propagande socialiste. La raison n'en est pas qu'un Etat national
appartenant au prolétariat serait totalement dépourvu d'intérêt. Car il est
fâcheux pour l'acquisition d'une conscience de classe lucide que la haine
contre l'exploitation et l'oppression prenne la forme d'une haine nationale
contre les oppresseurs étrangers, comme dans le cas de la domination étrangère
exercée par la Russie qui protège les capitalistes polonais. Mais parce que le
rétablissement d'une Pologne indépendante est utopique à l'ère capitaliste.
Cela vaut également pour la solution de la question polonaise que propose Bauer
: l'autonomie nationale des Polonais dans le cadre de l'Empire russe. Aussi
souhaitable ou nécessaire que soit cet objectif pour le prolétariat polonais,
tant que régnera le capitalisme, l'évolution réelle ne sera pas déterminée par
ce dont le prolétariat croit avoir besoin, mais par ce que veut la classe
dominante. Si en revanche le prolétariat est assez puissant pour imposer sa
volonté, la valeur d'une telle autonomie est alors infiniment petite en
comparaison avec la valeur réelle de ses revendications de classe qui mènent au
socialisme. La lutte du prolétariat polonais contre la puissance politique dont
il subit réellement l'oppression - selon le cas le gouvernement russe, prussien
ou autrichien - est condamnée à l'infructuosité en tant que lutte nationale ;
ce n'est qu'en tant que lutte de classe qu'elle atteindra son objectif.
L'unique objectif qu'il soit possible d'atteindre, et qui pour cette raison
s'impose, est celui de triompher, avec les autres ouvriers de ces Etats, du
pouvoir politique capitaliste et de lutter pour l'avènement du socialisme. Or,
sous le socialisme, l'objectif de l'indépendance de la Pologne n'a plus de
sens, car rien ne s'opposera plus alors à ce que tous les individus de langue
polonaise aient la liberté de fusionner en une unité administrative.
Dans
la position à l'égard des deux partis socialiste polonais la différence dans
l'évaluation est évidente. Bauer insiste sur le fait qu'ils ont l'un et l'autre
leur justification, car chacun d'eux incarne une face de la nature des
travailleurs polonais : le P. P. S., le sentiment national, la S. D. de Pologne
et Lituanie, la lutte internationale de classe. Cela est juste, mais c'est
incomplet. Nous ne nous contentons pas de la trop objective méthode historique
qui prouve que tout phénomène ou tendance est explicable et provient de causes
naturelles. Nous devons ajouter qu'une face de cette nature se renforce au
cours de l'évolution, tandis que l'autre décroît. Le principe de l'un des deux
partis se fonde dans l'avenir, celui de l'autre dans le passé, l'un constitue
la grande force du progrès, l'autre est une tradition contraignante. Pour cette
raison, les deux partis ne représentent pas la même chose pour nous ; en tant
que marxistes qui fondons notre principe dans la science de l'évolution réelle,
en tant que social-démocrates révolutionnaires qui trouvons le nôtre dans la
lutte des classes, nous devons donner raison à l'un et soutenir sa position
contre l'autre.
Nous
avons parlé plus haut de l'absence de valeur des mots d'ordre nationaux pour le
prolétariat. Mais certaines des revendications nationales ne sont-elles pas de
la plus haute importance également pour les ouvriers et ceux-ci ne
devraient-ils pas lutter pour elles de concert avec la bourgeoisie ? Les écoles
nationales, par exemple, où les enfants du prolétariat ont la possibilité de
s'instruire dans leur propre langue, n'ont-elles pas une valeur certaine ?
Elles constituent pour nous des revendications prolétariennes et non pas des
revendications nationales. Les revendications nationales tchèques sont dirigées
contre les Allemands, qui les combattent. Si des écoles tchèques, une langue
administrative tchèque, etc., intéressent en revanche les ouvriers tchèques,
car elles leur permettent d'accroître leurs possibilités de formation et leur
indépendance à l'égard des entrepreneurs et des autorités, elles intéressent
tout autant les ouvriers allemands, qui ont tout intérêt à voir leurs camarades
de classe acquérir le plus de forces possible dans la lutte des classes. Ce
sont donc non seulement les social-démocrates tchèques, mais tout autant leurs
camarades allemands, qui doivent revendiquer des écoles pour les minorités
tchèques, et il importe peu aux représentants du prolétariat que ce soit la
puissance de la « nation » allemande ou celle de la « nation » tchèque,
c'est-à-dire la puissance de la bourgeoisie allemande ou tchèque à l'intérieur
de l'Etat, qui s'en trouve renforcée ou affaiblie. C'est toujours l'intérêt
prolétarien qui prévaut. Si la bourgeoisie, pour des raisons nationales,
formule une revendication identique, elle poursuit dans la pratique quelque
chose de tout à fait différent, puisque, aussi bien, ses objectifs ne sont pas
les mêmes. Dans les écoles de minorité tchèques, les ouvriers encouragent la
connaissance de la langue allemande, parce que cela constitue une aide pour les
enfants dans la lutte pour l'existence, mais la bourgeoisie tchèque s'emploiera
à les tenir à l'écart de la langue allemande. Les ouvriers revendiquent la
pluralité la plus grande des langues employés dans l'administration, les
nationalistes veulent supprimer la langue étrangère. Ce n'est donc qu'en
apparence que concordent les revendications linguistiques et culturelles des
ouvriers et les revendications nationales. Ce sont là des revendications
prolétariennes qui sont soulevées en commun par l'ensemble du prolétariat de
toutes les nations.
Idéologie et lutte de classe
La
tactique marxiste de la social-démocratie repose sur la reconnaissance des
véritables intérêts de classe des ouvriers. Elle ne peut être dévoyée par les
idéologies, même si celles-ci semblent enracinées dans la tête des gens. Par
son mode de compréhension marxiste, elle sait que les idées et les idéologies
apparemment sans base matérielle ne sont en rien surnaturelles ni investies
d'une existence spirituelle complètement détachée du corporel, mais sont
l'expression traditionnelle et figée d'intérêts de classe antérieurs. C'est
pourquoi nous sommes assurés que face à l'énorme densité des intérêts de classe
et des nécessités réels et actuels, pour peu qu'on en ait conscience aucune
idéologie enracinée dans le passé, aussi puissante soit-elle ne peut résister à
la longue. Cette conception de base détermine aussi la manière dont nous
luttons contre leur force.
Ceux
qui considèrent les idées comme des puissances autonomes dans la tête des
hommes qui apparaîtraient de soi ou grâce à une influence spirituelle étrangère
ont deux possibilités pour gagner les hommes à leurs nouveaux objectifs : soit
combattre les anciennes idéologies directement, démontrer leur inexactitude par
des considérations théoriques abstraites et chercher ainsi à leur ravir leur
pouvoir sur les hommes ; soit tenter de mettre l'idéologie à leur service en
présentant leurs nouveaux objectifs comme la conséquence et la réalisation des
idées anciennes. Prenons l'exemple de la religion.
La religion
est la plus puissante des idéologies du passé qui dominent le prolétariat et
cherchent à le détourner de la lutte de classe unitaire. Des social-démocrates
confus qui ont vu se dresser devant eux ce puissant obstacle au socialisme ont
pu tenter de combattre la religion directement et de démontrer l'inexactitude
des doctrines religieuses – de la manière dont avait procédé précédemment le
rationalisme bourgeois – afin de briser ainsi son influence. Ou bien ils ont
pu, inversement, présenter le socialisme comme un meilleur christianisme, comme
le véritable accomplissement des doctrines religieuses et convertir ainsi les
chrétiens croyants au socialisme. Mais là où elles ont été tentées, ces deux
méthodes ont échoué ; les attaques théoriques contre la religion n'ont pu
l'entamer et ont renforcé les préjugés contre le socialisme ; de même, on n'a
pu convaincre personne en s'affublant des attributs chrétiens parce que la
tradition à laquelle les hommes sont fermement attachés n'est pas n'importe
quel christianisme en général, mais une doctrine chrétienne précise. Il était
évident qu'elles devaient toutes deux échouer. Car les discussions et
considérations théoriques qui accompagnaient ces tentatives orientent l'esprit
vers les questions religieuses abstraites, le détournent de la réalité de la
vie et renforcent la pensée idéologique. La foi ne peut en général être
attaquée par des preuves théoriques ; ce n'est que lorsque son fondement – les
anciennes conditions d'existence – a disparu et qu'apparaît chez l'homme une
nouvelle conception du monde qui surgit le doute à propos des doctrines et des
dogmes anciens. Seuls la nouvelle réalité qui imprègne l'esprit de plus en plus
nettement peut renverser une foi transmise ; il faut bien sûr qu'elle
apparaisse d'abord clairement à la conscience des hommes. Ce n'est que par le
contact avec la réalité que l'esprit se libère du pouvoir des idées reçues.
C'est
pourquoi la social-démocratie marxiste ne songe nullement à combattre la
religion avec des arguments théoriques ou à la mettre à son service. Cela
servirait à maintenir artificiellement les idées abstraites reçues au lieu de
les laisser se dissiper peu à peu. Notre tactique consiste à éclairer toujours
les ouvriers sur leurs véritables intérêts de classe, à leur montrer la réalité
de la société et de leur vie afin que leur esprit s'oriente de plus en plus
vers le monde réel d'aujourd'hui. Alors les anciennes idées qui ne trouvent
plus de quoi s'alimenter dans la réalité de la vie prolétarienne s'assoupissent
d'elles-mêmes. Ce que les hommes pensent des problèmes théoriques nous est
indifférent pourvu que nous luttions ensemble pour le nouvel ordre économique
du socialisme. C'est pourquoi la social-démocratie ne parle et ne débat jamais
de l'existence de Dieu ou de controverses religieuses ; elle ne parle que de
capitalisme, d'exploitation, d'intérêts de classe, de la nécessité pour les
ouvriers de mener ensemble la lutte de classe. Elle détourne ainsi l'esprit des
idées secondaires du passé pour le diriger sur la réalité d'aujourd'hui ; elle
prive ainsi ces idées du pouvoir de détourner les ouvriers de la lutte de
classe et de la défense de leurs intérêts de classe.
Bien
sûr, pas d'un seul coup. Ce qui demeure pétrifié dans l'esprit ne peut être
ramolli et dissous que progressivement sous l'effet des forces nouvelles.
Combien de temps s'est-il écoulé jusqu'à ce que les ouvriers chrétiens de
Rhénanie-Westphalie délaissent en nombre la bannière du Zentrum pour passer à
la social-démocratie ! Mais la social-démocratie ne s'est pas laissé fourvoyer
; elle n'a pas tenté d'accélérer le revirement des ouvriers chrétiens par des
concessions à leurs préjugés religieux ; elle ne s'est pas laissé aller à
l'impatience devant la minceur de ses succès, ni laissé séduire par la propagande
anti-religieuse. Elle n'a pas perdu la foi en la victoire de la réalité sur la
tradition, elle s'en est tenu fermement au principe, elle n'a pas emprunté de
déviation tactique qui donne l'illusion d'un succès plus prompt ; elle a
toujours opposé la lutte de classe à l'idéologie. Et maintenant, elle voit
mûrir sans cesse les fruits de sa tactique.
Il en
est de même face au nationalisme à la seule différence qu'ici la mise en garde
doit moins porter sur l'erreur d'une réfutation théorique abstraite que sur
celle de la conciliation, dans la mesure où il s'agit d'une idéologie plus
récente moins pétrifiée. Là aussi il nous suffit de mettre l'accent sur la
lutte de classe et d'éveiller le sentiment de classe afin de détourner
l'attention des problèmes nationaux. Là aussi, toute notre propagande semblera
vaine contre le pouvoir de l'idéologie nationale [Ainsi, dans son compte rendu
de la brochure de Strasser, L’Ouvrier et la nation dans Der Kampf (V, 9), Otto
Bauer mettait en doute que placer l’accent sur les intérêts de classe du
prolétariat pût avoir un impact quelconque face au brillant attrait des idéaux
nationaux.] ; tout d'abord, il semblerait que le nationalisme progresse
davantage chez les ouvriers des jeunes nations. Ainsi en Rhénanie, en même
temps que la social-démocratie, les syndicats chrétiens se sont également
renforcés ; ceci est comparable au séparatisme national, partie du mouvement
ouvrier à qui accorde plus de poids à une idéologie bourgeoise qu'au principe
de la lutte des classes. Mais dans la mesure où de tels mouvements ne peuvent
dans la pratique qu'être à la remorque de la bourgeoisie et susciter ainsi
contre eux le sentiment de classe des ouvriers, ils perdront progressivement
leur pouvoir.
Ce
serait par conséquent faire tout à fait fausse route que de vouloir gagner des
masses ouvrières au socialisme en allant au devant de leur sentiment national.
Cet opportunisme national peut à la rigueur permettre de les gagner
extérieurement, en apparence, au parti, mais ils ne sont pas acquis pour autant
à notre cause, aux idées socialistes ; des conceptions bourgeoises continueront
à dominer comme avant leur esprit. Et lorsque sonnera l'heure décisive où il
faudra choisir entre les intérêts nationaux et prolétariens, la faiblesse
interne de ce mouvement ouvrier apparaîtra, comme c'est le cas actuellement
dans la crise séparatiste. Comment pouvons-nous rassembler les masses sous
notre bannière si nous les laissons s'incliner devant celle du nationalisme ?
Notre principe de la lutte de classe ne pourra dominer que lorsque les autres
principes qui agencent et séparent les hommes autrement deviendront sans effet
; mais si par notre propagande, nous renforçons le crédit des autres principes,
nous ruinons notre propre cause.
Comme
il en résulte de l'exposé ci-dessus, il serait bien sûr tout aussi erroné de
vouloir combattre les sentiments et les mots d'ordre nationaux. Là où ils sont
enracinés dans les têtes, ils ne peuvent pas être éliminés par des arguments
théoriques, mais uniquement par une réalité plus forte qu'on laisse agir sur
les esprits. Si l'on commence à en parler, l'esprit de l'auditeur est
immédiatement orienté vers le domaine national et ne pense qu'en termes de
nationalisme. Par conséquent, il vaut mieux ne pas en parler du tout, ne pas
s'en mêler. A tous les slogans comme à tous les arguments nationalistes, on
répondra : exploitation, plus-value, bourgeoisie, domination de classe, lutte
des classes. S'ils parlent des revendications d'une école nationale, nous
attirerons l'attention sur l'indigence de l'enseignement dispensé aux enfants
d'ouvriers qui n'apprennent pas plus que ce dont ils ont besoin pour pouvoir
trimer plus tard au service du capital. S'ils parlent de panneaux indicateurs
et de charges administratives nous parlerons de la misère qui contraint les
prolétaires à émigrer. S'ils parlent de l'unité de la nation, nous parlerons de
l'exploitation et de l'oppression de classe. S'ils parlent de la grandeur de la
nation, nous parlerons de la solidarité du prolétariat dans le monde entier. Ce
n'est que lorsque la grande réalité du monde actuel - le développement
capitaliste, l'exploitation, la lutte de classe et son but final, le socialisme
- aura imprégné l'esprit tout entier des ouvriers que les petits idéaux
bourgeois du nationalisme s'évanouiront et en disparaîtront. La propagande pour
le socialisme et la lutte de classe constitue le seul moyen, mais un moyen
payant à coup sûr, pour briser la puissance du nationalisme.
Le séparatisme et l’organisation du parti
En
Autriche, depuis le congrès de Wimberg, le parti social-démocrate est séparé
selon les nations, chacun des partis ouvriers nationaux est autonome et
collabore avec ceux des autres nations sur une base fédéraliste. Cette séparation
nationale du prolétariat ne présentait pas de trop grands inconvénients et
était souvent considérée comme le principe organisationnel naturel du mouvement
ouvrier dans un pays profondément divisé sur le plan national. Mais lorsque
cette séparation cessa de se limiter à l'organisation politique pour déborder
sur les syndicats sous le nom de séparatisme, le danger devint soudain
tangible. L'absurdité du processus selon lequel des ouvriers du même atelier
sont organisés dans diverses unions et entravent ainsi la lutte commune contre
le patron est manifeste. Ces ouvriers constituent une communauté d'intérêts,
ils ne peuvent lutter et vaincre qu'en tant que masse cohérente et doivent par
conséquent être réunis dans une organisation unique. Les séparatistes, qui
introduisent dans le syndicat la séparation des ouvriers selon les nations,
brisent la force des ouvriers comme l'ont fait les scissionnistes syndicaux
chrétiens, et entravent largement la montée du prolétariat.
Les
séparatistes le savent et le voient aussi bien que nous. Qu'est-ce donc qui les
pousse à cette attitude hostile aux ouvriers bien qu'elle ait été condamnée à
l'unanimité écrasante par le Congrès international de Copenhague ? En premier
lieu le fait qu'ils considèrent le principe national comme infiniment supérieur
à l'intérêt matériel des ouvriers et au principe socialiste. Mais ils se
réfèrent en l'occurrence aux décisions d'un autre congrès international, le
Congrès de Stuttgart (1907) selon lesquelles le parti et les syndicats d'un pays
doivent être très étroitement unis dans une communauté constante de travail et
de lutte. Comment est-ce possible quand le parti est articulé selon les nations
et que le mouvement syndical est en même temps centralisé internationalement
dans tout l'Etat ? Où la social-démocratie tchèque trouvera-t-elle le mouvement
syndical auquel elle doit s'associer étroitement si elle ne crée pas un
mouvement syndical tchèque particulier ?
C'est
littéralement choisir la position la plus faible que de procéder comme de nombreux
social-démocrates allemands d'Autriche et d'avancer comme argument essentiel
dans la lutte théorique contre le séparatisme la disparité totale des luttes
politiques et syndicales. Certes, ils n'ont pas d'autre issue s'ils veulent
défendre en même temps l'unité internationale dans les syndicats et la
séparation nationale dans le parti. Mais cet argument ne peut leur apporter des
résultats.
Il
provient de la situation des débuts du mouvement ouvrier dans la mesure où tous
deux ont dû s'affirmer lentement en luttant contre les préjugés dans les masses
ouvrières et où chacun cherchait sa propre voie ; il semble alors que les
syndicats ne sont là que pour améliorer la situation matérielle dans
l'immédiat, alors que le parti mène la lutte pour la société de l'avenir, pour
des idéaux généraux et des idées élevées. En réalité, ils luttent tous deux
pour des améliorations immédiates et contribuent tous deux à édifier la
puissance du prolétariat qui permettra l'avènement du socialisme. Seulement,
dans la mesure où la lutte politique est une lutte générale contre la
bourgeoisie tout entière, il faut, là, se rendre compte des conséquences les
plus lointaines et des fondements les plus profonds de la vision du monde,
alors que dans la lutte syndicale où les arguments et les intérêts immédiats
sont manifestes, la référence aux principes généraux n'est pas nécessaire, elle
peut même être nuisible à l'unité du moment. Mais en réalité ce sont les mêmes
intérêts ouvriers qui déterminent les deux formes de lutte ; seulement dans le
mouvement du parti, ils sont un peu plus masqués sous la forme d'idées et de
principes. Mais plus le mouvement se développe, plus ils se rapprochent, plus
ils doivent lutter ensemble. Les grandes luttes syndicales deviennent des
mouvements de masse dont l'importance politique énorme ébranle toute la vie
syndicale. Inversement, les luttes politiques prennent des dimensions d'actions
de masse qui exigent la collaboration active des syndicats. La résolution de
Stuttgart incarne cette nécessité sans cesse croissante. C'est pourquoi toutes
les tentatives pour battre le séparatisme en arguant la totale disparité entre
les mouvements syndical et politique se brisent sur la réalité.
L'erreur
du séparatisme consiste donc non pas à vouloir la même organisation pour le
parti est les syndicats, mais à anéantir pour ce faire le syndicat. Car la
racine de la contradiction ne réside pas dans l'unité du mouvement syndical
mais dans la division du parti politique. Le séparatisme dans le mouvement
syndical n'est que la conséquence inéluctable de l'autonomie nationale des
organisations du parti : comme il subordonne la lutte de classe au principe
national, il est même la conséquence ultime de la théorie qui considère les
nations comme des produits naturels de l'humanité et voit dans le socialisme, à
la lumière du principe national, la réalisation de la nation. C'est pourquoi on
ne peut surmonter réellement le séparatisme que si partout, dans la tactique,
dans l'agitation, dans la conscience de tous les camarades domine comme unique
principe prolétarien celui de la lutte de classe face auquel toutes les
différences nationales n'ont pas d'importance. L'unification des partis
socialistes est la seule issue pour résoudre la contradiction qui a donné
naissance à la crise séparatiste et à tous les dommages qu'elle a causé au
mouvement ouvrier.
Dans
le chapitre intitulé « La communauté de la lutte de classe », on a déjà montré
que la lutte politique se déroule sur le terrain de l'Etat et fait des ouvriers
des nations de l'Etat tout entier une unité. On y a également constaté qu'aux
débuts du parti socialiste, le centre de gravité se situe encore dans les
nations. Ceci explique le développement historique : dès qu'il a commencé à
atteindre les masses par sa propagande, le parti s'est scindé en unités
séparées sur le plan national qui durent respectivement s'adapter à leur
milieu, à la situation et aux modes de pensée spécifiques à leur nation - et
qui ont été de ce fait plus ou moins contaminées par les idées nationalistes.
Car tout mouvement ouvrier ascendant est farci d'idées bourgeoises dont il ne
se débarrasse que progressivement dans le cours du développement, par la
pratique de la lutte et une compréhension théorique croissante. Cette influence
bourgeoise sur le mouvement ouvrier qui a pris dans d'autres pays la forme du
révisionnisme ou de l'anarchisme devait nécessairement revêtir en Autriche
celle du nationalisme, non seulement parce que le nationalisme est la plus
puissante des idéologies bourgeoises mais aussi parce que là, elle s'oppose à
l'Etat et à la bureaucratie. L'autonomie nationale dans le parti ne résulte pas
uniquement d'une décision erronée mais évitable d'un quelconque congrès du
parti, elle est aussi une forme naturelle du développement, créée
progressivement par la situation même.
Mais
lorsque la conquête du suffrage universel a créé le terrain de la lutte
parlementaire propre à un Etat capitaliste moderne et que le prolétariat est
devenu une puissance politique importante, cette situation ne pouvait durer. On
allait voir si les partis autonomes constituaientencore réellement un seul
parti global. On ne pouvait plus se contenter de déclarations platoniques sur
sa cohésion ; il fallait désormais une unité plus solide afin que les fractions
socialistes des différents partis nationaux se soumettent dans la pratique et
dans les faits à une volonté commune. Le mouvement politique n'a pas surmonté
cette épreuve ; dans certaines des parties qui le composent, le nationalisme a
déjà des racines si profondes que celles-ci ont le sentiment d'être tout aussi
proches, sinon plus, des partis bourgeois de leur nation que des autres
fractions socialistes. Ainsi s'explique une contradiction qui n'est
qu'apparente : le parti global s'est effondré au moment précis où les nouvelles
conditions de la lutte politique exigeant un véritable parti global, l'unité
solide de tout le prolétariat autrichien - le lien lâche qui existait entre les
groupes nationaux fut rompu lorsqu'ils furent confrontés à l'exigence de
devenir une unité solide. Mais il apprit simultanément que cette absence de
parti global ne pouvait être que transitoire. La crise séparatiste doit
nécessairement déboucher sur l'apparition d'un nouveau parti global qui sera
l'organisation politique compacte de toute la classe ouvrière autrichienne.
Les
partis nationaux autonomes sont des formes de passé qui ne correspondent plus
aux nouvelles conditions de lutte. La lutte politique est la même pour toutes
les nations et se déroule dans un Parlement unique à Vienne ; là les social-démocrates
tchèques ne luttent pas contre la bourgeoisie tchèque, mais ils luttent avec
tous les autres députés ouvriers contre la bourgeoisie autrichienne tout
entière. On a objecté à cela que la campagne électorale a pour cadre la nation
: les adversaires ne sont pas alors l'Etat et la bureaucratie, mais les partis
bourgeois de sa propre nation. C'est juste ; mais la campagne électorale n'est
pour ainsi dire qu'un prolongement de la lutte parlementaire. Ce ne sont pas
les mots mais les actes de nos adversaires qui font la matière de la campagne
électorale, et ces actes sont commis au Reichrat, font partie de l'activité du
parlement autrichien. C'est pourquoi la campagne électorale fait elle aussi
sortir les ouvriers du petit monde national, les renvoie à un organisme de
domination plus grand, puissante organisation de coercition de la classe
capitaliste, qui domine leur vie.
D'autant
plus que l'Etat qui semblait autrefois faible et démuni face aux nations
affirme toujours plus sa puissance à la suite du développement du grand
capitalisme. Le développement de l'impérialisme qui entraîne dans son sillage
la monarchie danubienne met à des fins de politique mondiale des instruments de
pouvoir de plus en plus puissants dans les mains de l'Etat, impose aux masses
une pression militaire et fiscale toujours croissante, endigue l'opposition des
partis bourgeois nationaux et ignore purement et simplement les revendications
socio-politiques des ouvriers. L'impérialisme devrait donner une puissante
impulsion à la lutte de classe commune des ouvriers ; et face à ses luttes qui
bouleversent le monde, qui opposent le capital et le travail en un conflit
aigu, l'objet des querelles nationales perd toute signification. Et il n'est
pas du tout exclu que les dangers communs auxquels la politique mondiale expose
les ouvriers, avant tout le danger de guerre, ne réunissent plus vite qu'on ne
le pense les masses ouvrières séparées pour une lutte commune.
Bien
sûr, en raison des particularités linguistiques, la propagande et les explications
doivent être fournies dans chaque nation en particulier. La pratique de la
lutte ouvrière doit tenir compte des nations en tant que groupes de langues
différentes ; ceci vaut aussi bien pour le parti que pour le mouvement
syndical. En tant qu'organisation de lutte, parti et syndicat doivent tous deux
être organisés de manière unitaire sur le plan étatico-international. Dans des
buts de propagande, d'explication, d'efforts d'éducation qui les concernent
également et en commun, ils ont besoin d'une sous-organisation et d'une
articulation nationales.
L’autonomie nationale
Même
si nous n'entrons pas dans le champ des slogans et des mots d'ordre du
nationalisme et continuons d'employer les slogans du socialisme, cela ne
signifie pas que nous poursuivons une sorte de politique de l'autruche en face
des questions nationales. Car il s'agit là de questions réelles qui préoccupent
les hommes et dont la solution est en attente. Nous faisons prendre conscience
aux travailleurs du fait que ce ne sont pas ces questions-là mais
l'exploitation et la lutte des classes qui sont pour eux les questions vitales
les plus importantes et qui dominent tout. Mais cela ne fait pas disparaître
les autres questions et c'est à nous de montrer que nous sommes à même de les
résoudre. Car la social-démocratie ne laisse pas les hommes purement et
simplement sur la promesse de l'état futur, elle présente dans son programme de
revendications immédiates la solution qu'elle propose pour chacune des
questions particulières qui font l'objet de la lutte actuelle. Nous n'essayons
pas uniquement d'unir en vue de la lutte de classe commune les ouvriers
chrétiens et les autres, sans prendre en considérations la religion, mais, dans
notre proposition de programme Proclamation du caractère privé de la religion,
nous leur montrons également le moyen de sauvegarder leurs intérêts religieux
mieux que par des luttes et des querelles religieuses. En face des épreuves de
force entre Eglises, qui sont inhérentes au caractère d'organisations de
souveraineté de celles[1]ci,
nous posons le principe de l'autodétermination et de la liberté de tous les
hommes de pratiquer leur foi sans subir pour cela de préjudice de la part
d'autrui. Cette proposition de programme ne fournit pas la solution de chaque
question en particulier, mais contient une solution d'ensemble dans la mesure
où elle jette la base sur laquelle ils pourront régler à leur gré les questions
particulières. En ôtant toute contrainte publique, on supprime du même coup
toute nécessité de défense et de querelles. Les questions religieuses sont
éliminées de la politique et laissées aux organisations que les hommes
fonderont selon leur propre volonté.
Notre
position quant aux questions nationales est comparable. Le programme social[1]démocrate
de l'autonomie nationale propose ici la solution pratique qui rendrait sans
objet les luttes entre nations. Par l'emploi du principe personnel au lieu du
principe territorial, les nations seront reconnues en tant qu'organisations à
qui échoit dans le cadre de l'Etat la charge de tous les intérêts culturels de
la communauté nationale. Ainsi chaque nation obtient le pouvoir juridique de
régler ses affaires de façon autonome, même là où elle est en minorité. Aucune
nation ne se trouve ainsi dans la sempiternelle obligation de conquérir et de
préserver ce pouvoir dans la lutte pour exercer une influence sur l'Etat. Il
serait ainsi mis un terme définitif aux épreuves de force entre nations qui,
par l'obstruction sans fin, paralysent toute l'activité parlementaire et
empêchent que soient abordées les questions sociales. Lorsque les partis
bourgeois se déchaînaient aveuglément les uns contre les autres, sans avancer
d'un pas, et se trouvaient désarmés devant la question de savoir comment sortir
du chaos, la social[1]démocratie
a montré la voie pratique permettant de satisfaire les désirs nationaux
justifiés, sans qu'il soit besoin pour autant de se nuire mutuellement.
Cela
ne veut pas dire que ce programme ait des chances de se voir réalisé. Nous
sommes tous convaincus que notre revendication de la proclamation du caractère
privé de la religion, tout comme la plupart de nos revendications immédiates,
ne sera pas réalisée par l'Etat capitaliste. Sous le capitalisme, la religion
n'est pas, comme on le fait croire aux gens, affaire de conviction personnelle
– car si elle était, les porte-parole de la religion devraient reprendre et
mener à sa réalisation notre proposition de programme – mais un moyen de
domination dans les mains de la classe possédante. Et ce moyen, elle ne le
lâchera pas. Une idée du même genre se trouve dans notre programme national,
qui vise à ce que les nations deviennent la réalité de l'image qu'on donne
d'elles. Les nations ne sont pas uniquement des groupes d'hommes qui ont les
mêmes intérêts culturels et qui pour cette raison veulent vivre en paix avec
les autres nations ; elles sont des organisations de combat de la bourgeoisie
servant à gagner le pouvoir dans l'Etat. Toute bourgeoisie nationale espère
agrandir le territoire où exercer sa domination aux dépens de l'adversaire ; il
est donc tout aussi douteux de penser qu'elles pourraient de leur propre gré
mettre un terme à ces luttes épuisantes, de même qu'il est exclu que les
puissances mondiales capitalistes amèneront la paix mondiale éternelle par un
règlement sensé de leurs différends. En effet, la situation est telle qu'en
Autruche on dispose d'une instance supérieure capable d'intervenir : l'Etat, la
bureaucratie dominante. On s'attend à ce que le pouvoir central de l'Etat
s'efforce de résoudre les différends nationaux, parce que ceux-ci menacent de
déchirer l'Etat et empêchent le fonctionnement régulier de la machine d'Etat ;
mais l'Etat a déjà appris à coexister avec les luttes nationales, au point de
s'en servir pour renforcer le pouvoir du gouvernement en face du Parlement, de
sorte qu'il n'y a plus de nécessité absolue de les aplanir. Et ce qui est le
plus important : la réalisation de l'autonomie nationale, telle qu'elle est
revendiquée par la social-démocratie, a comme fondement l'auto-administration démocratique.
Et c'est cela qui effraie, à juste titre, les milieux féodaux, cléricaux, du
grand capital et militaristes qui gouvernent l'Autriche.
Mais
la bourgeoisie trouve-t-elle un intérêt véritable à mettre un terme aux luttes
nationales ? Bien au contraire, elle a le plus grand intérêt à ne pas y mettre
fin, et ce d'autant plus que la lutte de classes prend de l'essor. Car tout
comme les antagonismes religieux, les antagonismes nationaux constituent un
moyen excellent de diviser le prolétariat, de détourner son attention de la
lutte des classes à l'aide des slogans idéologiques, et d'empêcher son unité de
classe. De plus en plus, les aspirations instinctives des classes bourgeoises
d'empêcher que le prolétariat devienne uni, lucide et puissant, constituent un
élément majeur de la politique bourgeoise. Dans des pays comme l'Angleterre, la
Hollande, les Etats-Unis et même l'Allemagne (où le parti conservateur des
Junker prend une place à part en tant que parti de classe nettement défini
comme tel), nous observons que les luttes entre les deux grands partis
bourgeois - il s'agit généralement d'un parti « libéral » et d'un parti «
conservateur » ou « clérical » - se font d'autant plus acharnées, et les cris
de combat d'autant plus stridents, que l'antagonisme réel de leurs intérêts
décroît et que leur antagonisme consiste en des slogans idéologiques hérités du
passé. Quiconque a une conception schématique du marxisme, qui lui fait voir
dans les partis politiques uniquement la représentation des intérêts de groupes
bourgeois, se trouve ici en face d'une énigme : alors qu'on pouvait s'attendre
à ce qu'ils fusionnent en une masse réactionnaire pour faire face à la menace
du prolétariat, leur scission semble à l'inverse s'approfondir et s'élargir.
L'explication très simple de ce phénomène est qu'ils ont compris
instinctivement qu'il est impossible d'écraser le prolétariat par la simple
force et qu'il est infiniment plus important de déconcerter et de diviser le
prolétariat aux moyens des mots d'ordre idéologiques. C'est pour cette raison
que les luttes nationales des diverses bourgeoisies d'Autriche s'enflammeront
d'autant plus qu'elles deviendront sans objet. Plus ces messieurs se
rapprochent en coulisse pour se partager le pouvoir d'Etat, plus ils
s'attaquent furieusement dans les débats publics à propos de bagatelles
nationales. Dans le passé, chaque bourgeoisie s'est efforcée de rassembler en
un corps uni le prolétariat de sa nation, afin de pouvoir combattre avec plus
de force l'adversaire national. Aujourd'hui, c'est le contraire qui se produit
: la lutte contre l'ennemi national doit servir à rassembler le prolétariat
derrière les partis bourgeois, pour empêcher ainsi son unité internationale. Le
rôle joué dans d'autres pays par les cris de combat : « Avec nous pour la
chrétienté ! », « Avec nous pour la liberté de conscience », au moyen desquels
on espère détourner des questions sociales l'attention des ouvriers, ce rôle
sera de plus en plus rempli en Autriche, par les cris de combat nationaux. Car
dans les questions sociales, leur unité de classe et leur antagonisme de classe
en face de la bourgeoisie s'affirmeraient.
C'est
précisément parce qu'elle rendrait les luttes sans objet, que nous ne devons
pas nous attendre à ce que la solution pratique aux querelles nationales que
nous proposons soit jamais appliquée. Lorsque Bauer dit « politique de
puissance nationale et politique prolétarienne de classe sont logiquement
difficilement compatibles ; psychologiquement, elles s'excluent ; l'armée
prolétarienne est à tout instant dispersé par les antagonismes nationaux, la
querelle nationale rend impossible la lutte de classe. La constitution
centraliste-atomistique, qui rend inévitable la lutte pour le pouvoir national,
est donc insupportable pour le prolétariat » (pages 313 et 314), ce peut être
partiellement juste, dans la mesure où cela sert à fonder la revendication de
notre programme. Si, en revanche, cela signifie que la lutte nationale doit
cesser avant que puisse se déployer la lutte des classes, cela est faux. Car
c'est précisément le fait que nous nous efforcions de faire disparaître les
luttes nationales qui amène la bourgeoisie à les conserver. Mais elle ne
parviendra pas pour autant à nous arrêter. L'armée prolétarienne n'est
dispersée par les antagonismes nationaux qu'aussi longtemps que la conscience
de classe socialiste est faible. Car, en fin de compte, la lutte de classe
dépasse de loin la querelle nationale. Ce n'est pas par notre proposition
d'autonomie nationale, dont la réalisation ne dépend pas de nous, mais
uniquement par le renforcement de la conscience de classe que la puissance
funeste du nationalisme sera brisée dans les faits.
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