La ville ne fait pas disparaître les frontières et les
seuils, elle ne peut que les multiplier, les disséminer, les rendre
de plus en plus imperceptibles. Bien sûr les lieux fermés
demeurent, les frontières peuvent devenir des murs, les maisons des
forteresses, habités par ceux qui sont aussi les plus mobiles, et
font de la mobilité l'expérience la plus pauvre : celle qui
les maintient en deçà d'une frontière invisible car elle permet de
ne rien voir et qui n'est telle que par son prix quasiment
inaccessible : celui du billet de 1er qui permet de faire en
limousine le trajet de chez à soi à l'aéroport, de traverser sans
attendre les lignes frontalières par des passages dédiés, d'entrer
directement et avant tout le monde dans son avion, plus précisément
dans une zone réservée et protégée par un rideau. Alors en effet
l'aéroport devient non-lieu, comme sont des non-lieux les maisons
forteresses et les limousines à vitres teintées, et ce sont ainsi
des vies entières qui se remplissent d'argent et se vident de lieux.
Mais ce qui se présente ici comme non-lieu peut être
aussi bien hyper-lieu : celui qui ne font que passer et ceux qui
ne font que rester. Les malls des États Unis et des pays d'Asie, les
aéroports, les gares, les places, sont à la fois traversés et
occupés par une foule cosmopolite ; ils sont à la fois ouverts
et jalonnés ou entourés de frontières diverses, partagés sur
plusieurs niveaux en zones libres et espaces privatisés ou même
interdits, voire, quand ce sont des leiux-frontaliers, de zone de
transits, d'attentes ou de rétention. Ce cosmopolitisme
s'expérimente donc dans l'aporie. Mais c'est bien en ces lieux que
la coexistence devient vraiment cospatialité, que les frontières se
rapprochent et se disséminent jusqu'à devenir ce qui rend un corps
distinct d'un autre dans une ex-position de tous les corps, dirait
Jean-Luc Nancy, qui implique aussi bien la distance que le contact.
Doit-on alors vraiment sel limiter à la forme-urbaine ?
Celle ci a absorbé depuis longtemps son origine, la forme-village,
mais aussi bien chaque village même isolé ne se définit plus
aujourd'hui que dans sa relation aux villes et au monde, et c'est
ainsi que certains peuvent devenir des hyper-lieux. Dans le sud de
l'Italie, des villages ont accueilli un nombre de migrants dont la
proportion par rapport aux locaux pulvérise tout « seuil de
tolérance » et tout accueil au niveau national ; ils ont
même redonné vie à des villages désertés par l'exode rural. En
France, certaines fortunes achètent en coopération avec des
associations des hameaux entiers pour en faire des lieux d'accueil à
proximité d'autres hameaux.
Dans tous ces lieux, on ne fait jamais que simplement
rester, on ne fait jamais que simplement passer. Ici se joue, pour
les migrants comme pour les locaux, la même expérience toujours
réversible, la même mobilité suspendue, qui s'espace et prend sens
en raison de la même justice.
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