dimanche 3 mars 2019

Ne faire que passer, ne faire que rester Partie 4-2 Par Jérôme Lèbre




La ville ne fait pas disparaître les frontières et les seuils, elle ne peut que les multiplier, les disséminer, les rendre de plus en plus imperceptibles. Bien sûr les lieux fermés demeurent, les frontières peuvent devenir des murs, les maisons des forteresses, habités par ceux qui sont aussi les plus mobiles, et font de la mobilité l'expérience la plus pauvre : celle qui les maintient en deçà d'une frontière invisible car elle permet de ne rien voir et qui n'est telle que par son prix quasiment inaccessible : celui du billet de 1er qui permet de faire en limousine le trajet de chez à soi à l'aéroport, de traverser sans attendre les lignes frontalières par des passages dédiés, d'entrer directement et avant tout le monde dans son avion, plus précisément dans une zone réservée et protégée par un rideau. Alors en effet l'aéroport devient non-lieu, comme sont des non-lieux les maisons forteresses et les limousines à vitres teintées, et ce sont ainsi des vies entières qui se remplissent d'argent et se vident de lieux.
Mais ce qui se présente ici comme non-lieu peut être aussi bien hyper-lieu : celui qui ne font que passer et ceux qui ne font que rester. Les malls des États Unis et des pays d'Asie, les aéroports, les gares, les places, sont à la fois traversés et occupés par une foule cosmopolite ; ils sont à la fois ouverts et jalonnés ou entourés de frontières diverses, partagés sur plusieurs niveaux en zones libres et espaces privatisés ou même interdits, voire, quand ce sont des leiux-frontaliers, de zone de transits, d'attentes ou de rétention. Ce cosmopolitisme s'expérimente donc dans l'aporie. Mais c'est bien en ces lieux que la coexistence devient vraiment cospatialité, que les frontières se rapprochent et se disséminent jusqu'à devenir ce qui rend un corps distinct d'un autre dans une ex-position de tous les corps, dirait Jean-Luc Nancy, qui implique aussi bien la distance que le contact.
Doit-on alors vraiment sel limiter à la forme-urbaine ? Celle ci a absorbé depuis longtemps son origine, la forme-village, mais aussi bien chaque village même isolé ne se définit plus aujourd'hui que dans sa relation aux villes et au monde, et c'est ainsi que certains peuvent devenir des hyper-lieux. Dans le sud de l'Italie, des villages ont accueilli un nombre de migrants dont la proportion par rapport aux locaux pulvérise tout « seuil de tolérance » et tout accueil au niveau national ; ils ont même redonné vie à des villages désertés par l'exode rural. En France, certaines fortunes achètent en coopération avec des associations des hameaux entiers pour en faire des lieux d'accueil à proximité d'autres hameaux.
Dans tous ces lieux, on ne fait jamais que simplement rester, on ne fait jamais que simplement passer. Ici se joue, pour les migrants comme pour les locaux, la même expérience toujours réversible, la même mobilité suspendue, qui s'espace et prend sens en raison de la même justice.

Aucun commentaire: