samedi 16 mars 2019

Mort à Venise Par Thomas Mann




« Ainsi, cet homme n’avait plus, dans son égarement, d’autre pensée ni d’autre volonté que de poursuivre sans relâche l’objet qui l’enflammait, de rêver de lui quand il était absent, et à la manière des amants, d’adresser des mots de tendresse à son ombre même. La solitude dans un milieu étranger, et la fortune d’une ivresse tardive et profonde l’engageaient et l’encourageaient à se permettre sans crainte et sans honte les plus choquantes fantaisies ; c’est ainsi qu’un soir, rentrant de Venise tard dans la nuit, il s’était arrêté au premier étage de l’hôtel devant la chambre de son dieu, et appuyant dans une griserie totale son front au gond de la porte, il était resté longtemps sans pouvoir s’en séparer, au risque d’être surpris, à sa honte, dans cette attitude insensée. »


« Celui qui avait reçu en don ce sourire, l’emporta comme un présent fatal. Il était si ému qu’il fut forcé de fuir la lumière de la terrasse et du parterre de l’hôtel et se dirigea précipitamment du côté opposé, vers l’obscurité du parc. Il laissait échapper, dans une singulière indignation, de tendres réprimandes : « Tu ne dois pas sourire ainsi ! Entends-tu ? Il ne faut pas sourire ainsi à personne ! » Il se laissa tomber sur un banc, affolé, aspirant le parfum nocturne des plantes. Et penché en arrière, les bras pendants, accablé et secoué de frissons successifs, il soupira la formule immuable du désir… impossible en ce cas, absurde, abjecte, ridicule, sainte malgré tout, et vénérable même ainsi : « Je t’aime ! » »

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