Tel est le
sens qu'avait exclusivement ce verbe ; il l'a conservé, d'ailleurs,
bien qu'à côté de ce sens exact il ait pris, à l'usage, un sens
péjoratif. Généralement, quand il a pour complément direct un
objet inerte, comme un terrain, une mine, un outillage, exploiter
signifie simplement mettre en valeur. Quand le complément direct est
humain, individu ou collectivité, le mot exploiter prend un sens
péjoratif et signifie exploiter parasitairement. De même, et
toujours conformément à l'usage, quand on dit de quelqu'un qu'il
est l'exploitant de ceci ou de cela, ce mot garde un sens bénin,
tandis que le mot exploiteur a toujours un sens malin. C'est en
prenant le mot dans son sens le plus défavorable, le plus honni, que
nous nous sommes posé cette question : qu'est-ce qu'un exploiteur?
Et nous avons trouvé cette réponse : C'est l'homme qui tire profit
du travail d'un autre homme AU PRÉJUDICE DE CELUI-CI. On peut aussi
formuler ainsi la réponse : C'est l'homme qui profite ABUSIVEMENT du
travail d'un autre homme. Nous avons souligné au préjudice et
abusivement, car on peut profiter légitimement du travail d'un autre
homme. Enfin, n'oublions pas que le mot travail, dans chacune des
deux réponses, peut être remplacé par bien d'autres mots comme,
par exemple, ignorance, sottise, enfin tout ce qui place un des deux
contractants en état d'infériorité. Mais, pour que dans le profit
tiré du travail d'un autre il y ait exploitation, encore faut-il
qu'il y ait abus, duperie ou préjudice. Exemple : dix sauvages
habitent une caverne. Ils se protègent, la nuit, en roulant à
l'entrée de leur caverne une pierre fort lourde. Aucun de ces dix
hommes n'étant assez fort pour rouler la pierre, chacun a besoin,
pour être protégé, du concours des neuf autres. Donc, quand
chacun, la nuit venue, repose en sécurité, il tire profit du
travail de ses neuf compagnons. Et cette coopération est
indiscutablement légitime. Si, parmi ces dix, se trouve un vieillard
ou un infirme, il jouira encore légitimement de l'effort des neuf
autres car, vieillard, il a devancé les autres dans cet effort ou
d'autres quelconques, et ses camarades ont profité de ses
expériences.
Il a payé
antérieurement. Infirme? Il est probable que son infirmité a pour
cause son effort dont ses camarades ont profité. Donc, jusqu'ici,
nous n'avons dans ces dix hommes que des profiteurs légitimes de
l'effort des autres, du travail des autres, des expériences des
autres. Et c'est bien. Mais voilà que, de ces dix, un compagnon plus
robuste, plus fort, exerce sur ses camarades une autorité telle
qu'il refuse de contribuer à l'effort dont, pourtant, il goûte ce
fruit : la sécurité. Celui-ci est un exploiteur parce que, dans sa
façon de jouir de l'effort des autres, il y a abus et préjudice. En
voici un autre qui, lui aussi, veut jouir sans produire ; niais il
n'a ni la force ni le courage de contraindre ses compagnons ; il
recourt à la ruse, feint la faiblesse, la maladie, la blessure ou
simplement la maladresse Celui-là aussi est un exploiteur. Mais, en
voici un troisième qui, lui aussi, veut jouir sans faire d'apport.
Il est robuste, mais il ne veut pas dominer parce que, dominer, c'est
faire un effort. Il ne veut même pas ruser : ce serait encore un
effort. Il ne veut rien faire. Il sait que les autres, ayant la
volonté de dormir en paix, rouleront la pierre, quoique devenue plus
lourde du fait des trois parasites. La volonté et la bonne volonté
des sept autres garantissent à ce saligaud la sécurité gratuite.
Il s'est fait une arme de son inertie. Ce troisième exploiteur est
plus répugnant que les deux autres. Les temps ont changé. Il n'y a
plus de caverne, plus de pierre à rouler, plus d'ours à redouter.
Tout cela est remplacé par l'usine, le tribunal, la gent d'armes, en
un mot : la société... Mais les trois types d'exploiteurs demeurent
; nous les retrouvons partout à l'état pur ou combiné. Le régime
patronal est la première ou la seconde forme d'exploitation (force
ou ruse) et quelquefois les deux combinées. On peut en dire autant
de l'Etat. Quant à la troisième variété d'exploiteur : l'inerte,
elle se retrouve dans toutes les classes sociales : le moindre
effortiste pourrit à tous les échelons. Celui qui, parce qu'il a
hérité de ses ascendants une fortune, ne produit pas et vit de la
production des autres, celui-là est un exploiteur. Parmi ceux qu'il
exploite, il y a des équipes de travailleurs dont le salaire
individuel est basé sur la production commune. L'ouvrier qui,
comptant sur l'effort de ses camarades, réduit son propre effort au
minimum, sachant que l'effort des autres lui assure son salaire,
celui-là est aussi un exploiteur, mais plus odieux que le précédent.
Certes, les représentants des classes dominantes sont des
exploiteurs, mais, outre ces exploiteurs d'en haut, il y a les
exploiteurs d'en bas. Passons sous silence l'exploitation de
l'apprenti et de la ménagère par l'ouvrier. Mais voici un autre cas
: dans la même fabrique de chaussures, deux ouvriers du même âge
ont débuté en même temps. L'un s'est contenté de faire ses
quarante-huit heures par semaine ; il a pris son apéritif, son tabac
et des distractions. Il vit au jour le jour sans souci du lendemain.
Et il a parfaitement raison. Personne n'a le droit de lui reprocher
de prendre de la vie tout ce qu'il peut. Il ne nuit à personne.
Mais, depuis dix ans que ces deux ouvriers travaillent côte à côte,
l'autre, qui ne fume pas, qui ne va pas au café, consacre deux
heures par jour à réparer à son compte les chaussures des voisins.
Grâce à cet effort, il a pu louer une boutique, acheter un
outillage, quitter l'usine, et il fait maintenant de la chaussure sur
mesures. Ses affaires prospèrent ; la demande devient si pressante
qu'il ne peut plus y suffire seul. Il propose à son ancien camarade
de venir travailler avec lui et ils établissent ainsi son salaire :
déduction faite des frais généraux et de la matière première,
l'affaire laisse un bénéfice hebdomadaire X, la moitié est allouée
au camarade. Les voici tous deux gagnant plus qu'à l'usine et chacun
profitant du travail de l'autre. Celui qui a conçu et réalisé
l'affaire, qui assume la responsabilité de sa bonne marche, va
pouvoir consacrer plus de temps à son administration. Il est devenu
« patron ». Or, non seulement ce patron n'est pas un exploiteur,
mais il est exploité par l'autre, qui reçoit aujourd'hui un
meilleur salaire grâce aux dix années de préparation de celui-ci.
Pour que celui qui n'a pas fourni cet effort ne soit pas l'exploiteur
de son camarade devenu patron, il faudrait qu'il fit à l'entreprise,
et cela sous une forme quelconque, un apport, équivalent à celui de
l'autre, Ceci nous amène à dire que pour qu'il y ait exploitation,
toujours au sens péjoratif, il faut qu'il y ait abus, contrainte,
surprise ou préjudice. Et encore, que ce n'est pas la situation
sociale d'un individu qui le fait exploiteur, mais son tempérament.
On naît exploiteur et on le demeure, que l'on soit salariant ou
salarié. Le tempérament de l'individu se transforme par
l'éducation, non par la situation sociale, celle-ci ne jouant qu'en
tant que facteur d'éducation. Croire que l'initiateur de production
qui rassemble de la main-d'œuvre librement contractante est, de ce
seul fait, un exploiteur, c'est commettre une erreur préjudiciable à
toute grande entreprise et au mieux-être. Si un cordonnier
indépendant gagne quarante francs par jour, deux cordonniers
associés gagneront chacun cinquante ou soixante francs pour une
somme égale de travail. Il y aura donc mieux-être. D'autres métiers
exigent un effort collectif : un seul homme peut faire beaucoup de
chaussures, mais il faut plusieurs hommes pour faire une seule
locomotive, un seul navire. Il convient donc de distinguer entre
exploiteur et initiateur ou réalisateur.
- Raoul ODIN
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