samedi 30 mars 2019

FAIM n. f. (du latin fames) Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




Chacun connaît, par son expérience immédiate, la sensation de la faim (chez l'homme). Notons, cependant, que cette connaissance, cette expérience sont loin d'être les mêmes pour tous les individus, membres de la société moderne. Tandis que pour ceux des classes aisées, la faim est un besoin agréable, exempt de soucis, richement et régulièrement satisfait avec des mets abondants, elle dégénère trop souvent, chez les pauvres et les travailleurs, chez les parias de la Société, en une sensation physiologique extrêmement douloureuse, prolongée, même chronique, ne pouvant être soulagée, accompagnée, de plus, d'une angoisse morale, de la certitude qu'on ne peut, à volonté, faire disparaître le besoin dont il s'agit. En effet, la sensation de la faim n'est agréable qu'à condition d'être encore faible et de pouvoir la changer rapidement en celle de la satisfaction, de la satiété. Or, combien de gens, en notre société actuelle, ne peuvent presque jamais manger « à leur faim » ! Pour combien de gens la faim, au lieu d'être la condition agréable, normale, même indispensable, de bien manger, de bien digérer, de soutenir les forces de l'organisme et sa santé, dont la faim normale est même l'une des preuves, pour combien de gens la faim n'est qu'une menace constante, une épouvante, une souffrance atroce physique et morale, poussant souvent au désespoir, au suicide, au crime !... Et combien de gens, d'autre part, souffrent plutôt de ne plus jamais avoir faim, à la suite d'excès de toute sorte, à force de manger toujours trop, de fatiguer, d'abîmer l'estomac et, surtout, de ne rien faire, de ne pas fournir à l'organisme un travail sain et régulier. Car, la condition essentielle d'une faim normale, agréable, saine, est le travail : la dépense régulière de nos forces, de notre énergie vitale, dépense dont la faim est l'enregistreuse, et le manger, le recouvrement. Normalement, ce n'est que le travailleur qui devrait connaître la véritable faim et pouvoir toujours la satisfaire. Dans notre belle société moderne, c'est le travailleur qui, souvent, épuisé par un travail excessif, forcé, fait à contrecœur et ayant lieu dans des conditions malsaines, finit par ne plus avoir faim du tout ; c'est le travailleur encore qui, souvent, épuisé par la faim, n'arrive pas à satisfaire celle-ci ou à en préserver les siens ; et c'est le parasite, le fainéant qui peut, lui, l'éprouver et la satisfaire à volonté.
Nous avons dit que la condition essentielle d'une faim normale était le travail. Hâtons-nous, cependant, de faire des réserves importantes et de constater que ce n'en est point la condition unique. D'abord, quel travail ? En effet, pour que le travail puisse engendrer une faim normale et saine, il faut que ce travail soit sain lui-même, qu'il soit volontaire, libre, agréable, gai, accepté en pleine connaissance de cause, exécuté dans une ambiance de camaraderie, dans des conditions parfaites d'hygiène et de sécurité. Le travail actuel, à l'exception peut-être de celui des champs, le travail accompli dans les horribles usines modernes, au profit de l'exploiteur, travail absorbant, pour de maigres salaires, tout le loisir, que dis-je ? toute la vie de l'ouvrier, un tel travail ne peut guère devenir la source d'une bonne faim saine, régulière, rénovatrice. Ensuite, cette bonne faim normale ne peut avoir lieu que chez des organismes sains, bien portants, en plein épanouissement des forces. Or, les hommes de la Société actuelle, les travailleurs comme les autres, vivent dans des conditions qui ruinent l'estomac, les intestins, les poumons, le cœur, les nerfs, etc., dès le plus bas âge. Empoisonné dès l'enfance avec des aliments de mauvaise qualité, fanés, souvent avariés ; alcoolisé méthodiquement ; respirant l'air malsain des grandes villes, des ateliers puants, des souterrains meurtriers ; soumettant, tous les jours, son système nerveux à des épreuves qui finissent par le rendre malade, quelle faim robuste, solide, naturelle, peut-il avoir, l'homme moderne dégénéré, meurtri, broyé, écrasé sous les misères et les vices de notre société mourante ?
On pourrait dire que l'homme moderne, à peu d'exceptions près, ne connaît pas la véritable faim saine et naturelle, comme il ne connaît point la véritable santé, le véritable travail, la véritable jouissance de la vie. C'est l'homme non « civilisé », l'homme « sauvage », qui a connu sans doute cette faim normale. Et ce sera peut être l'homme de demain, réellement civilisé, qui l'aura retrouvée, en même temps qu'il profitera d'autres joies nouvelles, inconnues celles-là, de ses ancêtres.

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