« D’autant plus que, depuis des millénaires, on
fait pénétrer dans l’esprit des gens dès leur plus tendre
enfance l’idée qu’il est « naturel » que les uns commandent et
les autres obéissent, que les uns aient trop de superflu et les
autres pas assez de nécessaire. »
« Décider, c’est décider soi-même. Ce n’est
pas laisser la décision à des « gens compétents », soumis à un
vague « contrôle ». Ce n’est pas non plus désigner les gens qui
vont, eux, décider. Ce n’est pas parce que la population française
désigne, une fois tous les cinq ans, ceux qui feront les lois,
qu’elle fait les lois. Ce n’est pas parce qu’elle désigne, une
fois tous les sept ans, celui qui décidera de la politique du pays,
qu’elle décide elle même de cette politique. »
« Mais l’idéologie officielle prétend aussi
que la hiérarchie des salaires correspond à une capacité bien
spécifique, et qui serait une capacité de « diriger », d’ »
organiser », ou même de « concevoir et vendre un produit ». Il
est pourtant évident que ces « capacités » n’ont de sens que
par rapport au système actuel et dans son contexte. La « capacité
de diriger », telle qu’on l’entend actuellement, n’a un sens
et une valeur que pour un système qui sépare et oppose exécutants
et dirigeants ceux qui travaillent et ceux qui dirigent le travail
des autres. »
« Pour parler brutalement : il semble pour ainsi
dire impossible à l’homme contemporain de se représenter une
société dans laquelle les individus seraient véritablement égaux
en droits et obligations, où les différences entre individus
correspondraient à autre chose que les différences de leurs
positions sur une échelle de commandement et de revenu. Et cela est
relié au fait que chacun ne peut se représenter soi même, être
quelque chose à ses propres yeux (ou, comme diraient les
psychanalystes, établir ses repères identificatoires),qu’en
fonction de la place qu’il occupe dans une structure hiérarchique,
fût-ce même à un de ses échelons les plus bas. »
« Dans une société où le travail est devenu
absurde dans ses objectifs et dans la manière dont il est fait, où
il n’y a plus de collectivités vivantes véritables, où la
famille se rétrécit et se disloque, où tout s’uniformise par les
mass média et la course à la consommation, le système ne peut
offrir aux hommes, pour masquer le vide de la vie qu’il leur fait,
que le hochet dérisoire de la place qu’ils occupent dans la
pyramide hiérarchique. Il n’est pas alors incompréhensible que
beaucoup s’y accrochent, et que les rivalités catégorielles et
professionnelles soient loin d’être disparues. »
« Le prolétariat ne se borne plus à refuser la
bureaucratie par l'inaction, à comprendre passivement l'opposition
entre ses intérêts et ceux des dirigeants syndicaux et politiques,
ou même d'entrer en lutte. malgré les directives bureaucratiques.
Il entre en lutte contre la bureaucratie en personne (Angleterre,
Etats-Unis) ou mène sa lutte comme si la bureaucratie n'existait
pas, en la réduisant à l'insignifiance et à l'impuissance par
l'énorme poids de sa présence active (France). »
« Différente dans sa motivation, mais non dans
ses conséquences pratiques, était la paranoïa des trotskistes «
orthodoxes », pour qui la bureaucratie n'était que le produit d'un
concours fortuit des circonstances, voué à éclater dès que les
ouvriers entreraient en lutte, ce pour quoi il suffisait de reprendre
les bons vieux mots d'ordre bolcheviks et de proposer aux ouvriers un
parti et un syndicat « honnêtes ». On a toujours affirmé, dans
cette Revue, face à la conspiration des mystificateurs de toutes les
obédiences, que le véritable problème de l'époque actuelle était
celui des relations entre les ouvriers et la bureaucratie : qu'il
s'agissait pour le prolétariat, d'une expérience inédite qui
allait se poursuivre pendant longtemps, la bureaucratie « ouvrière
», fortement enracinée dans le développement économique,
politique et social du capitalisme, ne pouvant pas s'écrouler du
jour au lendemain ; que les ouvriers traverseraient nécessairement
une période de maturation silencieuse, car il ne pouvait pas être
question de reprendre purement et simplement contre la bureaucratie
les méthodes de lutte et les formes d'organisation
traditionnellement utilisées contre le capitalisme ; mais aussi que
cette expérience, historiquement nécessaire, amènerait la
prolétariat à concrétiser définitivement les formes de son
organisation et de son pouvoir. Le développement de la société
contemporaine sera de plus en plus dominé par la séparation et
l'opposition croissante entre le prolétariat et la bureaucratie, au
cours de laquelle émergeront les formes d'organisation permettant
aux ouvriers d'abolir le pouvoir des exploiteurs, quels qu'ils
soient, et de reconstruire la société sur des nouvelles bases. Ce
processus n'est encore qu'à sa phase embryonnaire ; mais ses
premiers éléments apparaissent déjà. Après les ouvriers de
Berlin-Est en juin 1953, les métallos de Nantes, les dockers de
Londres et de Liverpool, les ouvriers de l'automobile de Detroit en
1955 ont clairement montré qu'ils ne comptaient que sur eux-mêmes
pour lutter contre l'exploitation. »
« a) De 1948 à 1952, le refus total et obstiné
des ouvriers de suivre les mots d'ordre bureaucratiques s'exprime par
l'inaction et l'apathie. Les grèves décidées par les staliniens ne
sont pas suivies dans la grande majorité des cas, non seulement
lorsqu'il s'agit de grèves « politiques », mais même dans le cas
de grèves revendicatives. II ne s'agit pas simplement de
découragement ; il y a aussi la conscience de ce que les luttes
ouvrières sont utilisées par le P.C., et détournées de leurs buts
de classe pour servir la politique russe. La preuve en est que, dans
les rares cas où « l'unité d'action » entre syndicats staliniens,
réformistes et chrétiens se réalise, les ouvriers sont prompts à
entrer en action - non pas parce qu'ils attachent une valeur à cette
unité comme telle - mais parce qu'ils y voient la preuve que la
lutte considérée pourra difficilement être détournée vers des
buts bureaucratiques et qu'ils ne s'y trouveront pas divisés entre
eux-mêmes.
b) En août 1953, des millions de travailleurs entrent
spontanément en grève, sans directives dès bureaucraties
syndicales ou à l'encontre de celles-ci. Cependant, une fois en
grève, ils en laissent la direction effective aux syndicats et la
grève elle-même est « passive »2 ; les cas d'occupation des
locaux sont rarissimes, aux réunions des grévistes la base ne se
manifeste presque jamais autrement que par ses votes.
C) En été 1955, les ouvriers entrent à nouveau en
lutte spontanément ; mais ils ne se limitent plus à cela. A Nantes,
à SaintNazaire, en d'autres localités encore, ils ne sont pas
simplement en grève, ni même ne se contentent d'occuper les locaux.
Ils passent à l'attaque, appuient leurs revendications par une
pression physique extraordinaire, manifestent dans les rues, se
battent contre les C.R.S. Ils ne laissent pas non plus la direction
de la lutte aux bureaucrates syndicaux ; aux moment culminants de la
lutte, à Nantes, ils exercent par leur pression collective directe,
un contrôle total sur les bureaucrates syndicaux, à tel point que
dans les négociations avec le patronat ceux-ci ne jouent plus qu'un
rôle de commis, mieux : de portevoix3 et que les véritables
dirigeants sont les ouvriers eux-mêmes. »
« Les ouvriers de Nantes n'ont pas agi violemment
en suivant les ordres d'une bureaucratie - comme cela s'était
produit dans une certaine mesure en 1948, pendant la grève des
mineurs4. Ils ont agi contre les consignes syndicales. Cette violence
a signifié la présence permanente et active des ouvriers dans la
grève et dans les négociations, et leur a ainsi permis non pas
d'exercer un contrôle sur les syndicats, mais de dépasser carrément
ceux ci d'une manière absolument imprévue. Il n'y a le moindre
doute sur la volonté des directions syndicales, pendant toute la
durée de la grève, de limiter la lutte dans le temps, dans
l'espace, dans la portée des revendications, dans les méthodes
employées, d'obtenir le plus rapidement possible un accord, de faire
tout rentrer dans l'ordre. Pourtant devant 15.000 métallos occupant
constamment la rue, ces « chefs » irremplaçables se sont faits
tout petits ; leur « action » pendant la grève est invisible à
l'œil nu, et ce n'est que par des misérables manœuvres de coulisse
qu'ils ont pu jouer leur rôle de saboteurs. Pendant les négociations
mêmes, ils n'ont rien été de plus qu'un fil téléphonique,
transmettant à l'intérieur d'une salle de délibérations des
revendications unanimement formulées par les ouvriers eux-mêmes -
jusqu'au moment où les ouvriers ont trouvé que ce fil ne servait à
rien et ont fait irruption dans la salle. »
«On peut dresser plusieurs de ces constats de carence ;
ils n'ont qu'une portée limitée. On peut dire en effet que le
mouvement n'est pas parvenu à une forme d'organisation autonome ;
mais c'est qu'on a une certaine idée de l'organisation autonome
derrière la tête. Il n'y a aucune forme d'organisation plus
autonome que quinze mille ouvriers agissant unanimement dans la
rue. »
« Aux trotskistes de s'en étonner, et de
les maudire. Aux autres, de comprendre que les centrales ne peuvent
jouer leur jeu, qu'aussi longtemps que les ouvriers n'ont pas atteint
le degré de clarté et de décision nécessaires pour agir
d'eux-mêmes. »
« On est ainsi conduit à une troisième
considération. De 1923 à 1953, les révolutionnaires en étaient
réduits à contempler impuissants un cercle vicieux. La classe
ouvrière ne pourrait faire définitivement l'expérience des
directions bureaucratiques qu'au cours de la lutte ; mais l'existence
même et l'emprise de ces directions signifiait soit que les luttes
tout simplement ne démarraient pas, soit qu'elles étaient défaites,
soit enfin qu'elles restaient jusqu'au bout sous le contrôle de la
bureaucratie et utilisées par elle. »
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