vendredi 29 mars 2019

Autogestion et hiérarchie Par Cornelius Castoriadis




« D’autant plus que, depuis des millénaires, on fait pénétrer dans l’esprit des gens dès leur plus tendre enfance l’idée qu’il est « naturel » que les uns commandent et les autres obéissent, que les uns aient trop de superflu et les autres pas assez de nécessaire. »

« Décider, c’est décider soi-même. Ce n’est pas laisser la décision à des « gens compétents », soumis à un vague « contrôle ». Ce n’est pas non plus désigner les gens qui vont, eux, décider. Ce n’est pas parce que la population française désigne, une fois tous les cinq ans, ceux qui feront les lois, qu’elle fait les lois. Ce n’est pas parce qu’elle désigne, une fois tous les sept ans, celui qui décidera de la politique du pays, qu’elle décide elle même de cette politique. »

«  Mais l’idéologie officielle prétend aussi que la hiérarchie des salaires correspond à une capacité bien spécifique, et qui serait une capacité de « diriger », d’ » organiser », ou même de « concevoir et vendre un produit ». Il est pourtant évident que ces « capacités » n’ont de sens que par rapport au système actuel et dans son contexte. La « capacité de diriger », telle qu’on l’entend actuellement, n’a un sens et une valeur que pour un système qui sépare et oppose exécutants et dirigeants ceux qui travaillent et ceux qui dirigent le travail des autres. »

« Pour parler brutalement : il semble pour ainsi dire impossible à l’homme contemporain de se représenter une société dans laquelle les individus seraient véritablement égaux en droits et obligations, où les différences entre individus correspondraient à autre chose que les différences de leurs positions sur une échelle de commandement et de revenu. Et cela est relié au fait que chacun ne peut se représenter soi même, être quelque chose à ses propres yeux (ou, comme diraient les psychanalystes, établir ses repères identificatoires),qu’en fonction de la place qu’il occupe dans une structure hiérarchique, fût-ce même à un de ses échelons les plus bas. »

«  Dans une société où le travail est devenu absurde dans ses objectifs et dans la manière dont il est fait, où il n’y a plus de collectivités vivantes véritables, où la famille se rétrécit et se disloque, où tout s’uniformise par les mass média et la course à la consommation, le système ne peut offrir aux hommes, pour masquer le vide de la vie qu’il leur fait, que le hochet dérisoire de la place qu’ils occupent dans la pyramide hiérarchique. Il n’est pas alors incompréhensible que beaucoup s’y accrochent, et que les rivalités catégorielles et professionnelles soient loin d’être disparues. »

«  Le prolétariat ne se borne plus à refuser la bureaucratie par l'inaction, à comprendre passivement l'opposition entre ses intérêts et ceux des dirigeants syndicaux et politiques, ou même d'entrer en lutte. malgré les directives bureaucratiques. Il entre en lutte contre la bureaucratie en personne (Angleterre, Etats-Unis) ou mène sa lutte comme si la bureaucratie n'existait pas, en la réduisant à l'insignifiance et à l'impuissance par l'énorme poids de sa présence active (France). »

« Différente dans sa motivation, mais non dans ses conséquences pratiques, était la paranoïa des trotskistes « orthodoxes », pour qui la bureaucratie n'était que le produit d'un concours fortuit des circonstances, voué à éclater dès que les ouvriers entreraient en lutte, ce pour quoi il suffisait de reprendre les bons vieux mots d'ordre bolcheviks et de proposer aux ouvriers un parti et un syndicat « honnêtes ». On a toujours affirmé, dans cette Revue, face à la conspiration des mystificateurs de toutes les obédiences, que le véritable problème de l'époque actuelle était celui des relations entre les ouvriers et la bureaucratie : qu'il s'agissait pour le prolétariat, d'une expérience inédite qui allait se poursuivre pendant longtemps, la bureaucratie « ouvrière », fortement enracinée dans le développement économique, politique et social du capitalisme, ne pouvant pas s'écrouler du jour au lendemain ; que les ouvriers traverseraient nécessairement une période de maturation silencieuse, car il ne pouvait pas être question de reprendre purement et simplement contre la bureaucratie les méthodes de lutte et les formes d'organisation traditionnellement utilisées contre le capitalisme ; mais aussi que cette expérience, historiquement nécessaire, amènerait la prolétariat à concrétiser définitivement les formes de son organisation et de son pouvoir. Le développement de la société contemporaine sera de plus en plus dominé par la séparation et l'opposition croissante entre le prolétariat et la bureaucratie, au cours de laquelle émergeront les formes d'organisation permettant aux ouvriers d'abolir le pouvoir des exploiteurs, quels qu'ils soient, et de reconstruire la société sur des nouvelles bases. Ce processus n'est encore qu'à sa phase embryonnaire ; mais ses premiers éléments apparaissent déjà. Après les ouvriers de Berlin-Est en juin 1953, les métallos de Nantes, les dockers de Londres et de Liverpool, les ouvriers de l'automobile de Detroit en 1955 ont clairement montré qu'ils ne comptaient que sur eux-mêmes pour lutter contre l'exploitation. »

« a) De 1948 à 1952, le refus total et obstiné des ouvriers de suivre les mots d'ordre bureaucratiques s'exprime par l'inaction et l'apathie. Les grèves décidées par les staliniens ne sont pas suivies dans la grande majorité des cas, non seulement lorsqu'il s'agit de grèves « politiques », mais même dans le cas de grèves revendicatives. II ne s'agit pas simplement de découragement ; il y a aussi la conscience de ce que les luttes ouvrières sont utilisées par le P.C., et détournées de leurs buts de classe pour servir la politique russe. La preuve en est que, dans les rares cas où « l'unité d'action » entre syndicats staliniens, réformistes et chrétiens se réalise, les ouvriers sont prompts à entrer en action - non pas parce qu'ils attachent une valeur à cette unité comme telle - mais parce qu'ils y voient la preuve que la lutte considérée pourra difficilement être détournée vers des buts bureaucratiques et qu'ils ne s'y trouveront pas divisés entre eux-mêmes.
b) En août 1953, des millions de travailleurs entrent spontanément en grève, sans directives dès bureaucraties syndicales ou à l'encontre de celles-ci. Cependant, une fois en grève, ils en laissent la direction effective aux syndicats et la grève elle-même est « passive »2 ; les cas d'occupation des locaux sont rarissimes, aux réunions des grévistes la base ne se manifeste presque jamais autrement que par ses votes.
C) En été 1955, les ouvriers entrent à nouveau en lutte spontanément ; mais ils ne se limitent plus à cela. A Nantes, à SaintNazaire, en d'autres localités encore, ils ne sont pas simplement en grève, ni même ne se contentent d'occuper les locaux. Ils passent à l'attaque, appuient leurs revendications par une pression physique extraordinaire, manifestent dans les rues, se battent contre les C.R.S. Ils ne laissent pas non plus la direction de la lutte aux bureaucrates syndicaux ; aux moment culminants de la lutte, à Nantes, ils exercent par leur pression collective directe, un contrôle total sur les bureaucrates syndicaux, à tel point que dans les négociations avec le patronat ceux-ci ne jouent plus qu'un rôle de commis, mieux : de portevoix3 et que les véritables dirigeants sont les ouvriers eux-mêmes. »

«  Les ouvriers de Nantes n'ont pas agi violemment en suivant les ordres d'une bureaucratie - comme cela s'était produit dans une certaine mesure en 1948, pendant la grève des mineurs4. Ils ont agi contre les consignes syndicales. Cette violence a signifié la présence permanente et active des ouvriers dans la grève et dans les négociations, et leur a ainsi permis non pas d'exercer un contrôle sur les syndicats, mais de dépasser carrément ceux ci d'une manière absolument imprévue. Il n'y a le moindre doute sur la volonté des directions syndicales, pendant toute la durée de la grève, de limiter la lutte dans le temps, dans l'espace, dans la portée des revendications, dans les méthodes employées, d'obtenir le plus rapidement possible un accord, de faire tout rentrer dans l'ordre. Pourtant devant 15.000 métallos occupant constamment la rue, ces « chefs » irremplaçables se sont faits tout petits ; leur « action » pendant la grève est invisible à l'œil nu, et ce n'est que par des misérables manœuvres de coulisse qu'ils ont pu jouer leur rôle de saboteurs. Pendant les négociations mêmes, ils n'ont rien été de plus qu'un fil téléphonique, transmettant à l'intérieur d'une salle de délibérations des revendications unanimement formulées par les ouvriers eux-mêmes - jusqu'au moment où les ouvriers ont trouvé que ce fil ne servait à rien et ont fait irruption dans la salle. »

«On peut dresser plusieurs de ces constats de carence ; ils n'ont qu'une portée limitée. On peut dire en effet que le mouvement n'est pas parvenu à une forme d'organisation autonome ; mais c'est qu'on a une certaine idée de l'organisation autonome derrière la tête. Il n'y a aucune forme d'organisation plus autonome que quinze mille ouvriers agissant unanimement dans la rue. »

«  Aux trotskistes de s'en étonner, et de les maudire. Aux autres, de comprendre que les centrales ne peuvent jouer leur jeu, qu'aussi longtemps que les ouvriers n'ont pas atteint le degré de clarté et de décision nécessaires pour agir d'eux-mêmes. »

« On est ainsi conduit à une troisième considération. De 1923 à 1953, les révolutionnaires en étaient réduits à contempler impuissants un cercle vicieux. La classe ouvrière ne pourrait faire définitivement l'expérience des directions bureaucratiques qu'au cours de la lutte ; mais l'existence même et l'emprise de ces directions signifiait soit que les luttes tout simplement ne démarraient pas, soit qu'elles étaient défaites, soit enfin qu'elles restaient jusqu'au bout sous le contrôle de la bureaucratie et utilisées par elle. »



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