dimanche 17 mars 2019

LA FABLE APRÈS LA FONTAINE. LA FABLE MODERNE Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure



Du vivant de La Fontaine, ces imitateurs : Bensérade, Desmay, Furetière, Fieubet, Grécourt, Daniel de la Feuille, Le Noble, Sénecé, Mme de Villedieu, etc..., ne font guère que paraphraser petitement ses fables. D'aucuns en pénètrent le mérite et tentent d'y faire participer leurs œuvres : mesure libre du vers, alternance du simple et de l'épique, tour plaisant, intérêt porté à la nature. Mais ils sont trop près du tourbilIon : ils ne savent plus s'éloigner, par ailleurs se reprendre, et ils plagient... Bensérade (1612-1691), bel esprit suspendu à la faveur des princes, possède l'art de mêler les allégories aux divertissements qu'il compose pour les distractions de la cour ; Furetière (1619-1688), ami de La Fontaine, observateur doublé d'un érudit, cultive aussi l'allégorie et écrit des fables avec une malice parfois personnelle ; Senecé(1643-1737), ingénieux et froid, est un conteur frisant la préciosité, mais non sans adresse, et ses épigrammes ont de l'esprit...
Mentionnons à part les Fables de FÉNELON (1651-1715) récits en-prose, d'inspiration modeste, mais gracieux et aimablement tracés. Précepteur du duc de Bourgogne, l'auteur a composé ces fables en vue de façonner le caractère de son élève. L'éducateur y domine le fabuliste et l'intérêt s'en trouve rétréci. Ce sont d'abord les aventures d'animaux familiers (l'Abeille et la Mouche ; les deux Renards ; le Rossignol et la Fauvette ; l'Ourse et son petit ; le Loup et le jeune Mouton, etc... ), puis des sujets empruntés à la mythologie et à l'histoire et préparant Télémaque(Alexandre et Diogène ; Bacchus et le Faune, etc... ).
À part aussi CH. PERRAULT (1628-1703), un des champions (contre Boileau) de la fameuse querelle des Anciens et des Modernes. Esprit mondain, renvoyant aux pédants l'antiquité ―habile couverture de l'ignorance bien accueillie des superficiels de son temps ― unit « la légèreté décisive des salons à l'indépendance cartésienne ». Les plus durables de ses écrits, et les seuls d'ailleurs que nous retenions ici, sont les fameux Contes de ma mère l'Oye. Des féeries peuplées d'enchantements ―prose ondulée, vers murmurants ―dans lesquelles se complurent nos
imaginations d'enfant et que nous relisons encore avec curiosité et quelque délice. Un merveilleux fantasmagorique, une fantaisie aisée et naïve y animent les Barbe-Bleue, les Belle-au-BoisDormant, les Peau-d'Âne, les Petit Poucet, les Chat Botté, etc..., sous les auspices, tour à tour chanceux ou maléfiques, de quelques magiciennes aux mirifiques baguettes. Des moralités parfois avisées et fines les clôturent. Ainsi :
Tout est beau dans ce que l'on aime ;
Tout ce qu'on aime a de l'esprit...
(Riquet à la Houppe.).
ou
Ayez de l'esprit, du courage, ils seront choses vaines,
Si vous n'avez, pour les faire valoir,
Ou des parrains, ou des marraines ...
(Cendrillon. )
Aux œuvrettes de Perrault, rattachons les Contes de féede Mme d'Aulnoy (de ce même XVIIème siècle) ; l'Oiseau bleu ; la Princette Rosette ; la Belle aux Cheveux d'Or, etc...
Si nous revenons aux fabulistes proprement dits, nous rencontrons Pannard (1674-1765), introducteur, dans la chanson, de la satire des mœurs. Par le négligé de l'existence contrastant avec la délicatesse de l'esprit, il fait penser à La Fontaine. Mais ses œuvres profuses ne prolongent pas ce parallèle et valent surtout par une bizarrerie heureusement amenée... Près de lui, Lamotte (16721731), est le spécieux contempteur des vers et des figures, et de tant d'ornements, dans l'art, regardés comme les entraves de l'idée ; Ses fables se ressentent de cette froideur « raisonnable » (L'Enfant et les Noisettes ; La Chenille et la Fourmi, etc...). Les Fables nouvellesde Le Bailly (1756-1832) sont trop diffuses, malgré leur bonhomie et l'élégance du style (L'araignée et le Vers à soie ; Le Boiteux, etc...) ; Le Buisson et la Rose :
Je laisse après moi bonne odeur,
Puis-je regretter quelque chose ?
Par ailleurs, Berquin (1747-1791), conteur familier, rend avec une grâce toute personnelle, ―en ses « lectures » ―des sujets pris aux littératures étrangères (L'Ami des Enfants, etc...).
Andrieux (1759-1833), poète comique, est le père du Meunier-Sans-Souci, et autres contes l'éloge du Bonheur dans la médiocrité... L. de Jussieu (1792-1866) est connu pour maints ouvrages d'éducation parmi lesquels les Petits Livres du Père Lami, Fables et Contesen vers où le moraliste efface trop souvent le conteur.
De Frédéric Jacquier, dont le pittoresque d'expression et la souplesse versique sont comme d'attachantes réminiscences, signalons : Jupiter et la Brebis, Les deux Frères, et La Souris Persévérantequi
Se dresse vers le trou, le gratte, le regratte,
Avec ses dents, avec sa patte,
Pour l'agrandir,
Et l'arrondir ...
Avec les Fablesde FLORIAN (1755-1794) nous abordons, un siècle après La Fontaine, la première œuvre qui se détache avec quelque relief sur une production menacée de grise uniformité. Non pas que nous regagnions l'espace où brillent les étoiles du Bonhomme. Rien du tumulte imagé qui fait, parmi les genres prodigieusement confondus, comme des cascades d'harmonie. Ce ne sont pas ici les orgues et leur orchestration, mais, sur un clavier modeste, simplement mélodieuses, des fables en demi-tons. Avec un sens avisé de ses forces, Florian ne s'expose pas à manier les tonnerres en cacophonie, à jeter le bouffon sur l'épique en bousculades ridicules. Plus sage qu'à la contrefaire, il laisse chanter sa note, qui est tendre et fine, et situe, sans défaillances, d'adroites compositions sur un plan moyen de charme étudié. Il n'évite pas les travers de l'époque, aggravés par les exigences de l'apologue. Il prêche volontiers, coiffant la grâce de ses contes d'une couronne austère de moraliste. Un sentiment, parfois fade et apprêté, mais souvent généreux et qui exhorte aux gestes solidaires, adoucit cependant ce rigorisme sermonneur. Ses fables claires s'assurent avec aisance la faveur du public. On connaît : Les Deux Voyageurs; Le Chien coupable ; La Guenon, le Singe et la Noix ; La Mère, l'Enfant et les Sarigues ; Le Vacher et Le Garde-chasseavec le dicton :
...Chacun son métier
Les vaches seront bien gardées.
et :
Aidons-nous mutuellement :
La charge des malheurs en sera plus légère...
de L'Aveugle et le Paralytique ; La Carpe et les CarpilIons ; Guillot(le menteur puni) ;
L'Enfant et le Miroir; Le Grillon ; Le Troupeau de Colas ; et la médisante Chenille... comme autant d'apologues invétérés et populaires.
Déjà, les contemporains de La Fontaine, et quelques-uns de ses successeurs, avaient, en leurs subtilités, préparé la renaissance de la fable politique. VIENNET (1777-1868) la ressuscite et l'étend, en ses apologues satiriques, pleins d'une verve piquante et spirituelle. La période mouvementée, pendant laquelle il joue son rôle en acteur courageux, marque son œuvre (et notamment ses Fableset ses Épîtresde remous agités. ARNAULT (1759-1833), qui cultive la tragédie, compose aussi des fables d'un tour épigrammatique. De son recueil, détachons : Le Colimaçon, la Châtaigne et la Feuille, qui va...
...Où va toute chose,
Où va la feuille de rose,
Et la feuille de laurier.
LACHAMBAUDIE (1806-1872), attaché au saint-simonisme et plus tard à Blanqui, doit à ses opinions la prison et l'exil. Et dans ses Fables populaires, qu'il mêle à la vie publique (il les dit lui-même dans les clubs, les concerts), il apporte les préoccupations démocratiques de sa vie militante. Dans sa forme soignée, son œuvre regagne, par-delà les siècles, pour la combativité de l'épigramme, les fables allusives de Phèdre. Elle n'en a pas cependant l'incisive virulence. Par contre, elle s'allume de quelques éclairs poétiques :
Or, la lune dorait le pli des vagues bleues...
(L'Enfant et les Bottes.)
Citons : L'Hermine et le Rat ; L'Escargot et le Chien ; L'Enseigne du Cabaret(« demain on rasera gratis ») ; L'Enfant et la Pendule :
Tu n'arrêteras pas, dans sa course éternelle,
Le temps qui fuit, rapide, et qui ne revient pas...
La fable, avec ces auteurs, prend part aux mêlées du forum et redevient, pour un temps, une arme, à peine enveloppée, contre le régime. Elle s'apparente au pamphlet pénétrant et frondeur. Mais, comme lui, et comme toutes les œuvres qui personnalisent l'attaque ou qu'envahit la doctrine, elle participe de la momentanéité qui fait du meilleur journalisme un art éphémère. Nonobstant sa valeur, et ses aspirations, elle survit avec peine à son objet et se traîne avec effort au-delà des hommes et des institutions qu'elle a visés...De ces fabulistes de combat, Lamennais (1782-1854) est le frère, un frère plus large et, plus qu'eux tous, poète. Ce grand évangéliste, aux visions de prophète, brûlé d'une foi toute romantique, ne peut manquer d'appeler la parabole au secours de son ardent amour du peuple. Il en parsème ce cantique passionné que sont les Paroles d'un Croyant : la parabole des Ombres, de l'Oiseau nourrissant les orphelins de la couvée voisine, la parabole du rocher :
« Et ils se levèrent, et tous ensemble ils poussèrent le rocher, et le rocher céda, et ils poursuivirent leur route en paix.
Le voyageur, c'est l'homme, le voyage, c'est la vie, le rocher, les misères de la route... »
Hautes et frémissantes leçons d'entraide fraternelle !... Ces lueurs éteintes, la fable retombe dans la monotonie. Mentionnons Xavier MARMIER (1809-1892), traducteur du « Choix de Paraboles » de Krummacher, pour ses Contes populaires de tous les pays, remarquables par une connaissance approfondie de l'Europe du Nord, infatigablement visitée ; PLOUVIER (1821-1876), laborieux autodidacte, qui écrit des contes soignés, mais ternes : Contes pour les jours de pluie ; La Buche de Noël, etc... ; F. de GRAMMONT (1815-1897) qui fait revivre en France la sextine des latins et est l'auteur de récits, chants et rondes de l'enfance (Bons Petits Enfants) dont : La Petite Fille et le Jardinier ; La Charité, etc...
Ensemble, notons rapidement : ROYER, avec L'Enfant à la Tartine(Voulez-vous donner, donnez vite!) ; REYRE, prédicateur et pédagogue, de l'Ordre des Jésuites ; RICHER (1729) avec Les Bergers ; le duc de NIVERNAIS ; TOURNIER ; Amélie PERRONET (L'art d'être GrandMère; Le Petit Fanfaron, Pan ! Pan !) ; l'abbé AUBERT (1731-1814) avec quelques fables bien construites et imagées ; G. de BOILLEAU, qui publie deux volumes de fables, plutôt effacées ; MANCINI-(1716-1876) ; Mme de la FÉRANDlÈRE (1736-1817), qui a de l'élégance (Le Pinson et la Pie, Le Pinson et le Moineau, etc...) ; E. CHASLES (1827-1895) : Contes de tous pays en prose (Le Renard et la Grenouille, etc...) ; A. de NAUDET ; Mme ACKERMANN (1813-1890) avec ses Contes en vers, etc...
Divers auteurs, de la fin du XIXème siècle notamment, accentuent la tendance, déjà sensible, à amener la fable au diapason des intelligences enfantines. Retour, ou ―sous un certain angle ―évolution. Tentative en tout cas passionnante, mais délicate et pleine de périls. Ils ne montrent d'ailleurs sur le chemin qu'une bonne volonté obstinément trahie par les réalisations. Aucun n'y apporte cette maîtrise géniale qu'il faut pour saisir, en deçà de l'appris des hommes, l'esprit vivant de l'âge et le restituer, sans le grandir ni l'éteindre ; pour se libérer du factice et descendre à la vérité puérile, et en même temps, ne pas perdre de vue le ciel fuyant de l'art et de la poésie... Aussi la fable, en s'infléchissant avec eux vers les jeunes perd surtout sa dernière verdeur et sa malice trépidante. Pauvre pastiche décoloré, elle s'affadit encore en s'amenuisant. Et sur cette naïveté ―si grêle, hélas ! et toute pâle de convention ―qu'ils éveillent avec effort, ils ne peuvent (vieillards dévorant la candeur) résister à jeter, en graines denses, l'herbe étouffante de la morale...
Dans les Maternelles, davantage récits attendris que fables, de Mme Sophie Hue, se détachent des pièces d'une simplicité touchante, comme La Mère et l'Enfant. Jean Aicard, poète familial, a côtoyé la fable avec sa Chanson de l'Enfant, son Livre des Petits. Des récits attrayants et émus y abondent, telle la simple histoire du Rouge-gorge. Louis RATISBONNE (1827-1900) est l'auteur officiellement prôné du répertoire de la jeunesse pour sa Comédie enfantine, recueil de récits et dialogues distractifs et de fables morales où les bêtes et les choses, et surtout les enfants (parfois saisis dans leur ingénuité) déroulent des scènes tour à tour simples et rieuses. Détachons cette mignardise : Le Souhait de la Violette, que Flore a doté des couleurs « les plus tendres de la palette » et de l'arôme « qui la trahit dans le sillon » et qui demande, fleurette modeste, « un peu d'herbe pour la cacher »... Les œuvres de Ratisbonne n'évitent pas l'écueil de l'artificiel, si proche de l'enfantillage, et traînent, comme un boulet, la résolution d'être « moralisatrices »...

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