On ne peut
nier que la morale ait enlacé, comme une chaîne, ses guides autour
du corps fragile de la fable et qu'elle ait si souvent poussé devant
elle une hésitante prisonnière. Il n'a fallu rien moins que le
génie pour la ravir à son étreinte et nous faire oublier, du moins
un temps, qu'elle était la sœur captive des préceptes, pour nous
montrer qu'elle pouvait, hors ses entraves, être aussi belle. Sans
lendemain, le rapt heureux, à ce niveau (d'où elle eût pu monter
encore) ne l'a pas conservée. Elle est, aux mains des sages, bientôt
redescendue. Le dessein de peser sur la marche des hommes s'est
acharné sur la destinée de la fable. Parce qu'il s'est penché sur
son berceau et qu'elle lui doit, venue des nuits lointaines, d'avoir
chevauché tant sur les siècles, lui pardonnerons-nous, sur son vol
soutenu mais toujours en tutelle, l'interdit permanent des libres
randonnées ? De vivre et de durer n'est pas l'espoir d'un art. Il
lui faut l'étendue, dut-elle l'engloutir. Si tous les risques, la
récompense possible de l'audace. La fable, qui sait ? oiseau
vainqueur peut-être, aurait encore, précipitée, quelque immortel
chant du cygne ?...
On reproche
à la fable d'être, à cause de cette morale, une arme dangereuse
entre les mains des pédagogues...
Il s'agit en
effet ―et ceci atteint le concept, quel qu'il soit, qui dépasse le
plan de l'enfance, et toute tentative, d'où qu'elle vienne,
d'embrigadement pour le triomphe des systèmes ―il s'agit d'écarter
des petits toute moralité, de sauvegarder l'enfant contre tout
enseignement moral ―ou doctrinaire ―devançant l'expérience et
la vie. Il importe d'empêcher qu'on n'aiguille, préalablement à
ses constatations, sa conduite sur des voies à son encontre
établies, qu'on ne violente ses généralisations futures par de
précoces inductions, qu'on n'enferme son demain dans les opinions
d'autrui. Et la fable-apologue est un agent dogmatique. Ses
abstractions a priori, ses préceptes dominent l'enfant... Et
l'éducateur ―dont le scrupule respectueux garde avec vigilance la
personnalité naissante ―la tiendra en suspicion, ne l'appellera
qu'avec doigté, à son heure... Mais si ―après cette condamnation
de principe, et posées ces réserves, et ces précautions entendues
―nous en venons à l'examen des fables et de leur esprit, si nous
étudions les sentences et leur caractère nous constatons que, dans
l'ensemble, leur nocivité n'est en rien comparable à celle des
récitations et historiettes, des lectures et des chants dont
regorgent les manuels, à celle de l'histoire, cette fable des
siècles. Car la fable ―ce conte ―au contraire des fragments
(prose ou poésie) puisés tendancieusement dans les ouvrages
favorables, au contraire des histoires « vraies » de l'histoire,
n'est pas (sauf de rares exceptions fournies surtout par les auteurs
médiocres) l'adulatrice d'un régime et ne peut être confondue avec
les véhicules habituels du civisme. Elle n'est qu'accidentellement
et par déviation la servante d'une organisation sociale définie et
d'une morale passagère. Elle vise à la diffusion de règles
générales qu'elle considère comme des vérités éternelles...
Et ―en
dehors des apparences et de nos illusions ―qu'est-ce, au fond, que
l'éducation morale de l'école, jusqu'où va sa répercussion ? Que
décident ses « vérités générales » (dont ce n'est pas ici le
lieu de discuter la légitimité) quand elles ne sont pas servies par
les mœurs et que l'ambiance les contredit ? Elle est bien pauvre ―et
sa portée précaire ―la moralité des livres et de la parole,
quand elle n'est pas secourue par l'exemple et qu'autour d'elle tout
conspire contre ses propos. C'est du milieu surtout (quand l'hérédité
le veut bien, et les prédispositions natives personnelles) que
viennent les orientations profondes. C'est dans l'atmosphère
―familiale et sociale ―où baigne l'enfance que se gravent, par
une lente pénétration, les empreintes qui « moraliseront »
l'avenir et que s'agrège, dans le subconscient, par une multitude de
gestes imitatifs et d'attitudes répétées, le faisceau déterminant
des actions futures...
Qu'est, à
côté de la conscience des faits, la conscience enseignée ? la
coalition des préceptes auprès des forces animées qui pétrissent
les hommes ? Et que peut, dites-moi, la théorie moralecontre ses
démentis quotidiens, quand, au foyer, dans la rue, partout, en
triomphe la négation permanente ? Tant freins que propulseurs, les
vertus en lice ont-elles réduit et rénové l'être de proie ? Ou
seulement contraint à des souplesses raffinées, fait faire patte de
velours aux griffes de la brutalité ? Et n'est-il pas ―refoulé
seulement dans l'hypocrisie ―demeuré le maître en définitive,
félin manœuvrant derrière un paravent d'opérette ? En grand, la
démonstration de la guerre n'est-elle pas là, toute proche ?
L'humanité ―si nous la regardons plus loin que ses jolies grimaces
et que son masque de civilisée ―s'est-elle dégagée du mensonge,
de la tromperie, s'est-elle guérie de la vanité, a-t-elle dépouillé
la cruauté, rejeté la domination, s'est-elle approchée de l'amour
?... Les instructions, les prêches, pourtant, depuis des
millénaires, ne lui ont pas manqué. Philosophies, religions s'y
sont dépensées. Sages et fanatiques ont accumulé mandements et
conseils. Et là vie imperturbable continue à projeter sur le monde
l'ironie de son désaccord et de ses réalités adverses...
L'enfant
vient, en l'anecdote même ou sa moralité, de proscrire ―ah ! ce
renard perfide ! ―les tortueux détours. Près du lion (vraiment
beau de puissance...) il a réprouvé jusqu'aux us de la force. Sa
pitié s'est tournée vers l'agneau désarmé. En regardant les fils
du laboureur, il a reconnu ―le trésor sans doute en vaut la peine
! ―l'utilité du travail, sinon ses joies... Et, « le naturel
revenu au galop », il a menti, l'instant d'après, par instinctive
lâcheté, lorsque les reproches menaçaient sa paresse, ou par
bravade, ou pour paraître... Au jeu, la ruse a tressé son succès.
Un plus faible a, sous son poing, découvert « la raison la
meilleure », et désiré des muscles. Les « vertus » et les «
vices » dont il fut tout à l'heure, à la mesure du récit, le
témoin ébranlé ; l'injonction fausse, arbitraire, à califourchon
sur cet « autrement » d'idéal qu'est la morale inobservée :
imprécises fumées, gênantes apparitions. Des lèvres et par
quelques gestes il fera sien, puisqu'on y tient tant, ce classement
des actes que tout le monde accepte et dérisionne, que la multitude
piétine... Et il en sera, lui aussi, vite allégé dans la réalité
moqueuse de son être. L'oubli sera prompt et commode ; la vie vole à
son aide. Il en emportera cependant ―c'est l'usage ―le fantôme
et les rites, promènera comme un trophée obligatoire ce fictieux
carnaval et, ainsi que ses pareils et que les hommes, ne sera vrai...
que par delà l'écran de la moralité !
De la fable,
avant tout, l'enfant reçoit ―et garde ―des images, de la couleur
et du mouvement ; un cadre à sa hauteur, des animaux vivants. Son
cerveau trie son bien, le concret, nous laisse nos sermons, nous
renvoie le mirage. Vous qui me lisez, des bribes de nos fables au
bord de vos mémoires, interrogez-vous. Persiste-t-il, dans vos
souvenirs et sous vos pas, beaucoup de leur morale ?... Les gaies
lucioles dansant dans le cimetière du passé que les contes menus de
la fable ; régal inoublié des heures appesanties de nos primes
études, le seul peut-être à portée proche de nos âmes,
entr'ouvertes d'hier sur la vie. Tant de fadaises et de sornettes,
suant la tactique et l'ennui, d'arrangements pompeux barbouillés
d'expérience que nous avons ―ô le soupir à vif de nos jeunesses
délivrées ! ―jeté par-dessus bord aux portes des écoles...
alors que chantent encore, au léger appel vers l'antan, et si
fraîches, et toutes mêlées de nos innocences, les vieilles fables
du Bonhomme...
Quittant
l'art et la pédagogie, dirons-nous pour conclure que la fable,
évadée parfois de ses lisières, ou malgré elles, a racheté
souvent les méfaits d'une morale tracassière par les réactions
spontanées de sa nature ? D'Ésope et de Phèdre à La Fontaine et à
Lachambeaudie, la fable apparaît, à travers son enchaînement
séculaire, comme le sursaut intermittent de la pensée assujettie.
Enfant terrible de la littérature, elle emporte sous son aile un
plein carquois de flèches pénétrantes. Par des chemins tout égayés
d'allégorie, avec des carrefours peuplés de similitudes naïves qui
désarment, elles croisent le maître : l'ennemi ; ses traits habiles
touchent ce mal dont saignent tous les temps : la tyrannie. Plus loin
que ses dehors plaisantins ou mignards, plus haut que sa moralité
confuse et périssable, accompagnons sa cheminée tenace. Nous
sentons que cette bohème aux ris enfantins mène souvent, à fleur
de joie, un de nos combats les plus chers. Et pour cela aussi, avec
les jouissances multiples répandues, et la richesse d'un trésor
que, bambins devenus hommes, nous n'avons pu épuiser, la fable est
chère aux esprits libres, et aimée reste sa voix familière.
―STEPHEN
MAC SAY.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire