dimanche 17 mars 2019

LA FABLE ET SES LISIÈRES ―CONCLUSION Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




On ne peut nier que la morale ait enlacé, comme une chaîne, ses guides autour du corps fragile de la fable et qu'elle ait si souvent poussé devant elle une hésitante prisonnière. Il n'a fallu rien moins que le génie pour la ravir à son étreinte et nous faire oublier, du moins un temps, qu'elle était la sœur captive des préceptes, pour nous montrer qu'elle pouvait, hors ses entraves, être aussi belle. Sans lendemain, le rapt heureux, à ce niveau (d'où elle eût pu monter encore) ne l'a pas conservée. Elle est, aux mains des sages, bientôt redescendue. Le dessein de peser sur la marche des hommes s'est acharné sur la destinée de la fable. Parce qu'il s'est penché sur son berceau et qu'elle lui doit, venue des nuits lointaines, d'avoir chevauché tant sur les siècles, lui pardonnerons-nous, sur son vol soutenu mais toujours en tutelle, l'interdit permanent des libres randonnées ? De vivre et de durer n'est pas l'espoir d'un art. Il lui faut l'étendue, dut-elle l'engloutir. Si tous les risques, la récompense possible de l'audace. La fable, qui sait ? oiseau vainqueur peut-être, aurait encore, précipitée, quelque immortel chant du cygne ?...
On reproche à la fable d'être, à cause de cette morale, une arme dangereuse entre les mains des pédagogues...
Il s'agit en effet ―et ceci atteint le concept, quel qu'il soit, qui dépasse le plan de l'enfance, et toute tentative, d'où qu'elle vienne, d'embrigadement pour le triomphe des systèmes ―il s'agit d'écarter des petits toute moralité, de sauvegarder l'enfant contre tout enseignement moral ―ou doctrinaire ―devançant l'expérience et la vie. Il importe d'empêcher qu'on n'aiguille, préalablement à ses constatations, sa conduite sur des voies à son encontre établies, qu'on ne violente ses généralisations futures par de précoces inductions, qu'on n'enferme son demain dans les opinions d'autrui. Et la fable-apologue est un agent dogmatique. Ses abstractions a priori, ses préceptes dominent l'enfant... Et l'éducateur ―dont le scrupule respectueux garde avec vigilance la personnalité naissante ―la tiendra en suspicion, ne l'appellera qu'avec doigté, à son heure... Mais si ―après cette condamnation de principe, et posées ces réserves, et ces précautions entendues ―nous en venons à l'examen des fables et de leur esprit, si nous étudions les sentences et leur caractère nous constatons que, dans l'ensemble, leur nocivité n'est en rien comparable à celle des récitations et historiettes, des lectures et des chants dont regorgent les manuels, à celle de l'histoire, cette fable des siècles. Car la fable ―ce conte ―au contraire des fragments (prose ou poésie) puisés tendancieusement dans les ouvrages favorables, au contraire des histoires « vraies » de l'histoire, n'est pas (sauf de rares exceptions fournies surtout par les auteurs médiocres) l'adulatrice d'un régime et ne peut être confondue avec les véhicules habituels du civisme. Elle n'est qu'accidentellement et par déviation la servante d'une organisation sociale définie et d'une morale passagère. Elle vise à la diffusion de règles générales qu'elle considère comme des vérités éternelles...
Et ―en dehors des apparences et de nos illusions ―qu'est-ce, au fond, que l'éducation morale de l'école, jusqu'où va sa répercussion ? Que décident ses « vérités générales » (dont ce n'est pas ici le lieu de discuter la légitimité) quand elles ne sont pas servies par les mœurs et que l'ambiance les contredit ? Elle est bien pauvre ―et sa portée précaire ―la moralité des livres et de la parole, quand elle n'est pas secourue par l'exemple et qu'autour d'elle tout conspire contre ses propos. C'est du milieu surtout (quand l'hérédité le veut bien, et les prédispositions natives personnelles) que viennent les orientations profondes. C'est dans l'atmosphère ―familiale et sociale ―où baigne l'enfance que se gravent, par une lente pénétration, les empreintes qui « moraliseront » l'avenir et que s'agrège, dans le subconscient, par une multitude de gestes imitatifs et d'attitudes répétées, le faisceau déterminant des actions futures...
Qu'est, à côté de la conscience des faits, la conscience enseignée ? la coalition des préceptes auprès des forces animées qui pétrissent les hommes ? Et que peut, dites-moi, la théorie moralecontre ses démentis quotidiens, quand, au foyer, dans la rue, partout, en triomphe la négation permanente ? Tant freins que propulseurs, les vertus en lice ont-elles réduit et rénové l'être de proie ? Ou seulement contraint à des souplesses raffinées, fait faire patte de velours aux griffes de la brutalité ? Et n'est-il pas ―refoulé seulement dans l'hypocrisie ―demeuré le maître en définitive, félin manœuvrant derrière un paravent d'opérette ? En grand, la démonstration de la guerre n'est-elle pas là, toute proche ? L'humanité ―si nous la regardons plus loin que ses jolies grimaces et que son masque de civilisée ―s'est-elle dégagée du mensonge, de la tromperie, s'est-elle guérie de la vanité, a-t-elle dépouillé la cruauté, rejeté la domination, s'est-elle approchée de l'amour ?... Les instructions, les prêches, pourtant, depuis des millénaires, ne lui ont pas manqué. Philosophies, religions s'y sont dépensées. Sages et fanatiques ont accumulé mandements et conseils. Et là vie imperturbable continue à projeter sur le monde l'ironie de son désaccord et de ses réalités adverses...
L'enfant vient, en l'anecdote même ou sa moralité, de proscrire ―ah ! ce renard perfide ! ―les tortueux détours. Près du lion (vraiment beau de puissance...) il a réprouvé jusqu'aux us de la force. Sa pitié s'est tournée vers l'agneau désarmé. En regardant les fils du laboureur, il a reconnu ―le trésor sans doute en vaut la peine ! ―l'utilité du travail, sinon ses joies... Et, « le naturel revenu au galop », il a menti, l'instant d'après, par instinctive lâcheté, lorsque les reproches menaçaient sa paresse, ou par bravade, ou pour paraître... Au jeu, la ruse a tressé son succès. Un plus faible a, sous son poing, découvert « la raison la meilleure », et désiré des muscles. Les « vertus » et les « vices » dont il fut tout à l'heure, à la mesure du récit, le témoin ébranlé ; l'injonction fausse, arbitraire, à califourchon sur cet « autrement » d'idéal qu'est la morale inobservée : imprécises fumées, gênantes apparitions. Des lèvres et par quelques gestes il fera sien, puisqu'on y tient tant, ce classement des actes que tout le monde accepte et dérisionne, que la multitude piétine... Et il en sera, lui aussi, vite allégé dans la réalité moqueuse de son être. L'oubli sera prompt et commode ; la vie vole à son aide. Il en emportera cependant ―c'est l'usage ―le fantôme et les rites, promènera comme un trophée obligatoire ce fictieux carnaval et, ainsi que ses pareils et que les hommes, ne sera vrai... que par delà l'écran de la moralité !
De la fable, avant tout, l'enfant reçoit ―et garde ―des images, de la couleur et du mouvement ; un cadre à sa hauteur, des animaux vivants. Son cerveau trie son bien, le concret, nous laisse nos sermons, nous renvoie le mirage. Vous qui me lisez, des bribes de nos fables au bord de vos mémoires, interrogez-vous. Persiste-t-il, dans vos souvenirs et sous vos pas, beaucoup de leur morale ?... Les gaies lucioles dansant dans le cimetière du passé que les contes menus de la fable ; régal inoublié des heures appesanties de nos primes études, le seul peut-être à portée proche de nos âmes, entr'ouvertes d'hier sur la vie. Tant de fadaises et de sornettes, suant la tactique et l'ennui, d'arrangements pompeux barbouillés d'expérience que nous avons ―ô le soupir à vif de nos jeunesses délivrées ! ―jeté par-dessus bord aux portes des écoles... alors que chantent encore, au léger appel vers l'antan, et si fraîches, et toutes mêlées de nos innocences, les vieilles fables du Bonhomme...
Quittant l'art et la pédagogie, dirons-nous pour conclure que la fable, évadée parfois de ses lisières, ou malgré elles, a racheté souvent les méfaits d'une morale tracassière par les réactions spontanées de sa nature ? D'Ésope et de Phèdre à La Fontaine et à Lachambeaudie, la fable apparaît, à travers son enchaînement séculaire, comme le sursaut intermittent de la pensée assujettie. Enfant terrible de la littérature, elle emporte sous son aile un plein carquois de flèches pénétrantes. Par des chemins tout égayés d'allégorie, avec des carrefours peuplés de similitudes naïves qui désarment, elles croisent le maître : l'ennemi ; ses traits habiles touchent ce mal dont saignent tous les temps : la tyrannie. Plus loin que ses dehors plaisantins ou mignards, plus haut que sa moralité confuse et périssable, accompagnons sa cheminée tenace. Nous sentons que cette bohème aux ris enfantins mène souvent, à fleur de joie, un de nos combats les plus chers. Et pour cela aussi, avec les jouissances multiples répandues, et la richesse d'un trésor que, bambins devenus hommes, nous n'avons pu épuiser, la fable est chère aux esprits libres, et aimée reste sa voix familière.

STEPHEN MAC SAY.

Aucun commentaire: