Pour arriver
à connaître un objet, il faut y mettre de l'application : on
appelle étude cette application de l'esprit à un objet (science,
lettre, art). « Faire ses études » se dit communément dans le
sens de « recevoir de l'enseignement », mais il est évident qu'on
peut avoir reçu beaucoup d'enseignement et avoir peu étudié,
c'est-à-dire appliqué son esprit. Il fut un heureux temps où le
génie semblait suppléer à tout ; quelques notions d'un art ou
d'une science, alliées à une forte originalité, suffisaient à
faire découvrir des horizons merveilleux. Pourtant, si l'on vit
surgir, du sein de l'Europe christianisée, une Renaissance du
sentiment et de la pensée antiques, c'est que l'imprimerie venait de
mettre chacun en état d'étudier. Le terrain conquis par l'étude
est actuellement vertigineux. A l'infini, il s'étend devant nos
regards ; personne ne peut plus se vanter de l'avoir tout parcouru.
Chacun se voit obligé de se borner à en étudier un champ
relativement très restreint : c'est l'ère des spécialistes. Des
intelligences de premier ordre sont même absorbées, leur vie
durant, par le travail d'emmagasinement, de classement de tous les
lambeaux de vérité, butin journalier d'une armée de chercheurs.
Dans les arts comme dans les sciences, dans les sciences appliquées
aussi bien que spéculatives, longuement il faut préparer et
documenter le moindre sujet avant que d'agir, si tant est que c'est
la réalisation d'une œuvre de valeur qu'on ambitionne, et non le
triste succès qu'accordent les foules aux hâbleurs qui pullulent.
Dans la lutte pour la vie, les connaissances acquises jouent un rôle
prépondérant. Lutter, c'est comprendre son adversaire - personne ou
milieu -, deviner ses actions futures en suivant ses raisonnements :
plus on est instruit, plus on est à même de lutter... C'est ce qui
semble asseoir sur le roc l'injustice dans la société, où tout
favorise les études des uns et empêche ou entrave celles des
autres. Quelle différence, en effet, entre le jeune bourgeois, bien
nourri, bien vêtu, encouragé moralement et matériellement, pour
qui on aplanit tous les obstacles, et le jeune pauvre pour qui ni
lui-même, ni les autres, parents et instituteurs, n'osent avoir de
l'ambition! Il sait, chacun sait, ce que l'avenir lui réserve :
travail, résignation. Même ses études primaires sont bâclées,
car ce n'est pas dans les quartiers populeux ou les villages
misérables qu'on envoie les bons instituteurs, le meilleur matériel
d'enseignement. Le fils d'ouvriers, ni les siens, n'en souffrent
guère d'ailleurs ; ils ne sont pas en état d'évaluer ce dont la
Société les prive : sauf hasard, ils ne s'en indignent jamais. Mais
ce hasard se produit parfois ; il arrive qu'un enfant veut savoir, et
c'est le drame. La vie l'étreint, l'empêche de retourner sur ses
pas ; elle dit : « Sers!
» et le
voilà machine à tuer... ; elle dit : « Travaille! » et il courbe
l'échine. S'il résiste, elle le bouscule ; s'il acquiert un peu de
savoir et se révolte, elle lui vole son pain. Il lui faut une
énergie inouïe pour se procurer, en cours de route, ce que le
bourgeois savait à l'heure du départ. Telles sont les études de
certains prolétairesexceptions... Il est pourtant indispensable que
le prolétaire étudie, s'il veut « parvenir », quel que soit le
sens que son déterminisme accorde à ce mot. Mais, d'autre part,
trop de bonne volonté, trop d'enthousiasme et d'énergie se perdent
dans une lutte inégale avec des ennemis plus instruits, à qui
l'érudition permet facilement de dénaturer et ridiculiser les
arguments. La collaboration et l'entraide pourraient grandement
faciliter la tâche aux autodidactes. Et pourquoi ne pas retirer de
l'enseignement officiel ce qu'il peut nous donner ? Partout, il y a
des cours d'adultes ; beaucoup pourraient profiter de l'enseignement
professionnel ; bien souvent, les Facultés ont des cours gratuits
ouverts au public. Les « exceptions » doivent cesser de l'être -
mais des difficultés insurmontables les ont arrêtées en chemin.
Tâchons donc de faciliter et d'organiser les études des nôtres, en
attendant que soit résolu le problème de l'Ecole anarchiste
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