LE PROBLÈME
DU TRAVAIL ET DE LA PRODUCTION
Il n'est pas
dans notre intention de rabaisser la valeur, tant intrinsèque
qu'éducative, de l'association de production, ni de préjuger de la
désirable substitution, dans une société de l'avenir dont rien ne
révèle la proximité, de « l'administration des choses au
gouvernement des hommes » selon la formule de Godin. Nous voulons
même accorder que ce mode d'association « représente l'effort le
plus heureux de l'esprit démocratique pour résoudre le problème de
l'organisation du travail (J. P.) sans aller cependant, après
l'exemple caractéristique qui nous permet d'en inférer à
l'insuffisance des formes actuelles, jusqu'à dire que « le
mécanisme de l'association est impeccable » ‒ et vérifié ‒ «
quoiqu'il attende encore » ‒ avec les moyens‒ « les mains
expérimentées qui le mettront en mouvement » (J. P.). Nous
n'ignorons pas, certes, combien de systèmes, triomphants dans
l'unilatéralisme de leurs abstractions, gagneraient à subir, dans
l'anima vilidu corps social de telles épreuves riches de lumière.
Et qu'ils y apprendraient ‒ leçon précieuse de modestie ‒ qu'on
n'y meut pas les forces économiques avec cette souriante aisance qui
préside aux manipulations des masses dans l'atmosphère docile de la
théorie, et que les dogmes savants de l'économie politique voient
se désagréger leur perfection au contact des souveraines et
dissolvantes réalités. Mais nous savons assez (n'avons-nous pas vu
?) que les essais isolés ‒ qu'ils soient « milieux familistériens
» ou « clairières anarchistes » ‒ restent inséparés, parce
qu'inséparables, d'une ambiance générale qui en vicie les
principes, en dénature le sens et, tôt ou tard, en annihile les
efforts. Et qu'ils sont aussi à la merci de toutes les tares
d'individus inévolués, tares parfois assoupies mais toujours
renaissantes, en dépit des vouloirs et des convictions. Et qu'ils ne
peuvent, non seulement vivre assez selon leur âmepour s'élever
jusqu'à être des preuves, mais que les meilleurs ne nous abusent
sur leur durée que lorsque nous n'en fouillons pas, sous les
apparences, le caractère. Nous voulons cependant caresser un instant
l'espoir qu'il soit possible d'apporter à l'œuvre-type du
Familistère les redressements nécessaires et les maintenir, et en
même temps lui conserver sa viabilité, dans les conditions
d'ambiance et de mentalité (pour ne parler que des plus
saisissantes) où elle est appelée à évoluer. Nous reconnaissons
d'autre part que la Société cherche sa sécurité dans l'équilibre
de ces deux activités (production et consommation) de l'unique
cellule humaine, activités qui aujourd'hui s'ignorent jusqu'à
l'inimitié, et, indifférentes à la mesure de leurs répercussions
réciproques, s'épuisent à conquérir, chacune sa part, des
avantages que l'autre, inconsciemment, déchire. Nous présumons
aussi que le groupement de production n'échappera à l'étranglement
des débouchés qu'avec la collaboration solidaire des organisations
de consommation, celles-ci appelées à devenir les régulateurs
logiques de celui-là. Mais, à supposer (qui ne voudrait vrai ce
réconfortant augure ? qui, s'il le croit évitable, est assez
criminel pour souhaiter le heurt sanglant des hommes ?) que puisse,
par la multiplication des associations de ce genre et leur
coordination se réaliser ‒ pacifiquement ‒ cette harmonie
économique vers laquelle s'orientent, par des chemins divers, les
systèmes au premier abord contradictoires, comment admettre que les
ouvriers, même s'ils utilisent « selon la méthode rochdalienne,
leur formidable puissance de consommation », parviennent jamais au
rachat des instruments de production qui est, dans l'évolution
légale prévue par le réformisme, ‒ en dehors d'une nuit du 4
août chimérique ‒ la seule porte ouverte à la possession ? Or,
pour porter sa tâche à ses confins logiques, la solution
associationniste, tout comme les panacées subversives qui prétendent
avec elles à la résorption finale des antagonismes économiques, ne
peut se passer du transfert total de l'organisme producteur aux mains
des artisans de la production. La difficulté d'une telle opération
qui naîtrait de « cette indigence de la classe ouvrière qui ne lui
permet pas d'épargner les fonds nécessaires à la mise en train des
entreprises » nous ne la voyons résolue ‒ en un demi-siècle ou
plus ‒ ni par la coopération, ni par « une organisation meilleure
du crédit public ». (Godin lui-même n'a-t-il pas reconnu que «
quiconque veut faire avancer son époque doit s'attendre à toutes
les résistances, à toutes les persécutions de la part de ceux qui
ne pensent pas comme lui ». Et que « parmi ces adversaires, les
plus dangereux seront naturellement ceux qui occupent le pouvoir »,
que « vu leur situation, ils imposeront leur volonté et
empêcheront, dans la mesure du possible, les novateurs d'ouvrir la
voie où les gouvernements ne veulent pas voir la Société s'engager
» (Doc. biog.). Non seulement il apparaît aux esprits clairvoyants
que cette difficulté serait insurmontable, même si tout tendait à
son effacement, mais ils savent que l'appropriation progressive du
travail est, au regard du capitalisme, une incompatibilité, qu'il ne
peut souffrir une coexistence qui vise à son dévorement, et qu'il
en broie d'ailleurs chaque jour les espérances sous son formidable
appareil. Mieux : ne fût-il pas flagrant que si quelque danger
sérieux menaçait dans leurs prérogatives somptueuses les
détenteurs actuels de l'avoir social, ils sauraient y opposer le
bloc de leurs résistances intéressées ; leur neutralité fût-elle
assurée, et toutes conditions favorables sauvegardées ; et, par la
coopération ou tout autre secours pécuniaires, possible un jour
cette intégrale acquisition(laquelle, ne l'oublions pas, implique
une iniquité : le travail rachetant ses propres biens, soldant de
ses deniers ce qu'il a déjà payé de son effort) que la
récupération ne pourrait être à temps consommée. Car il est un
élément de fait qui tient sous son inconnu et menace dans son
processus la lente incorporation du travail au capital, c'est
l'impatience légitime d'une classe spoliée, dont il est vain de
prétendre à canaliser les soubresauts, voire l'irrésistible
emportement. Dès lors, par la voie des réalités, là où ses
rivales le devancent par l'hypothèse, le transformisme réformiste
se trouve ramené en face du problème pendant de la propriété. Il
n'en éludera ni l'urgence ni l'acuité et devra, comme tant d'autres
‒ et quelle que soit, après le précédent des révolutions
politiques, son appréhension des chocs-en-retour régrescents ‒ ou
se démettre et pactiser avec le conservatisme ou admettre (prêt à
en adoucir les aléas) les reprises précipitées de la force...
Au lendemain
d'une reprise des instruments de production que, pour la santéde
l'humanité, nous voudrions consentie (d'intelligence, sinon de
sensibilité) par les bénéficiaires du régime actuel ‒ dont
Godin, adversaire de l'héritage, limitait déjà le droit de
propriété ‒ apparaitra avec une évidence et une rigueur
décisives la connexité des problèmes de la production et de la
consommation. Peut-on admettre, avec certaines écoles anarchistes,
que l'équilibre de ces deux facteurs s'établira dans la liberté,
par le jeu naturel des affinités et la claire notion des
interdépendances, par l'accordance et comme l'enchevêtrement
harmonieux de ces individualités que nous savons si complexes et
mouvantes ?...
Le peuple ‒
et Fourier est avec lui ‒ est de plus en plus entraîné vars ce
maximum de jouissances objectives qu'il regarda comme l'excellence du
bonheur et qui comporte ‒ il en fera contre lui l'expérience ‒
le maximum de servitude. Il croit ‒ sur les espérances et
l'avidité de toutes les matérialités qui, à cette heure, lui
échappent et qu'intensifient ces mille ramifications modernes des
besoins que l'on regarde comme autant de progrès vers la
satisfaction véritable ‒ que sa libération s'agrandit dans la
proportion de ses ambitions et que l'apogée de la joie est au faîte
de la possession. Il n'apercevra que plus tard que jamais on n'est
autant l'esclave des perfectionnements dont on aspire à profiter que
le jour où on croit les tenir sous sa dépendance. Il n'abandonnera
‒ et encore ! ‒ qu'à la satiété les attraits trompeurs d'une
fiévreuse multiplicité et reviendra par la lassitude au bonheur
dans la simplicité. Mais qui garantirale stade dévorant pendant
lequel opèreront contradictoirement la faim de tout l'inobtenu
d'hier et le dégoût de cet effort séculairement regardé sous
l'angle de la contrainte ; quand l'artificielle sousconsommation due
aux inégalités limitatives de la répartition fera place à la
surabsorption d'un libertarisme sans frein ? La foule ‒ c'est sa
nature ‒ pour longtemps indifférente aux délices immatérielles,
détournée non seulement de l'ascétisme, mais de la modération
dans les débordements objectifs, aura tôt fait de dissiper le
leurre rassérénant de la surproduction. Le dogme de la pléthore
des ressources totales ne couvrira même pas la suffisance des
besoins généraux. Si accélérée que puisse être la progression
du machinisme (et si providentielle que soit sa capacité productive)
dont certains escomptent la mirifique collaboration, l'avidité
décuplée de toutes les bouches simultanément ouvertes et de tous
les désirs débridés, exacerbés, aura tôt fait de le gagner de
vitesse. Quand on sait à quel point l'humanité, même la masse
retenue sous le contrôle d'airain de l'impuissance des salaires,
dilapide son bien, on ne peut supposer qu'elle apportera, dans
l'irresponsabilité des licences de consommer, la sagesse
préliminaire d'une indispensable économie. L'individu, dégagé des
astreintes directes, plongé dans la béatitude de la libre
jouissance, s'attendra à autrui pour en garantir l'exercice par le
maintien des réserves. La formule « à chacun selon ses besoins »
qui, en l'absence d'un absurde barème, sera tout bonnement « à
chacun selon ses appétits » impose au régime qui l'arbore
l'obligation implicite de faire face aux plus larges nécessités de
l'être humain comme à l'infinie diversité de sa désirance. Mais
l'individu, d'abord, et uniquement, préoccupé des avantages
généreux de la répartition, cesse pour ainsi dire spontanément de
s'intéresser au rendement de la production dont l'inéluctabilité
personnelle lui échappe. La loi du moindre effort l'appelle à la
dissociation de ces deux facteurs parallèles et étroitement
solidaires. La consommation ne lui apparaît plus sous la dépendance
de l'énergie productrice. Hypnotisé par l'assouvissement, il en
oublie les conditions, perd le rapport de ses exigences avec leur
possibilité, foule aux pieds l'axiome : qu'il ne peut y avoir les
bienfaits pour tous sans le don de chacun. Comme disait Jules Simon :
« Dans cette immense communauté, personne ne poursuit un but
prochain ; la récompense ne suit pas immédiatement ‒ ni
directement ‒ le travail comme sous le régime de la propriété.
Le grand travailleur n'est qu'une grande dupe. L'égoïsme
consistait, dans la propriété, à ne travailler que pour soi ; et
il consistera, dans la communauté, à ne pas travailler du tout ».
Prêterons-nous
bénévolement à l'individu à la fois la conscience soudaine de ce
que ses droits appellent de devoirs en contre-partie et la libre
acceptation de l'effort qu'ils impliquent ? Nous est-il permis
d'espérer qu'il pénètrera à temps, à quel point la fortune de
l'humanité (ce réservoir où pourront puiser, à pleins besoins,
jusqu'aux plus défavorisées jusque là des unités humaines) est
liée indissolublement à l'activité intelligente et sans
défaillance de tous ceux qui peuvent ? S'élèvera-t-on assez vite à
cet « altruisme, qui n'est après tout que de l'égoïsme bien
compris », mais qui a le défaut grave, pour la masse, de ne pas se
présenter sous l'aspect coutumier d'une récompense directe de
l'effort ? La loi si puissante d'inertie, dans une société
débarrassée de la hiérarchie du labeur et du garant des
institutions, ne sera-t-elle pas la triomphatrice ? Quand on connaît
l'impuissance des hommes, dans leur ensemble, à fixer dans le vague
d'une solidarité collective leur ténacité (et, pour les
anarchistes, l'expérience des « colonies », pourtant restreintes,
et cependant si tôt agonisantes dans le relâchement, corrobore
durement cette assertion) on comprend à quel point les plus lucides
et les meilleurs seront les seuls à pénétrer les raisons de la
production et à en conserver la volonté. Dès lors, à moins de
vivre sur ce paradoxe de l'élite alimentant la masse, renaîtront,
par urgence vitale, soit les obligations, soit le mobile effectif et
visible de l'intérêt personnel. Et je n'évoque ici ‒ et à
dessein ‒ que ce qui touche au plus intime de mon sujet. Et je
laisse à l'écart toutes les modalités déterminantes qui devront
suppléer aux injonctions disparues, faire que, dans le régime de
l'autorité évanouie, la liberté ne soit pas en danger, pantelante
aux mains de la force...
Godin disait
: « Cette partie de la théorie de Fourier » ‒ l'attrait dans le
travail ‒ « est-elle juste, serait-elle vérifiée par
l'expérience ? Je n'en sais rien. Il ne m'était pas possible d'en
aborder la pratique, puisqu'il faudrait tout d'abord opérer avec des
hommes habiles à remplir des fonctions très diverses et que nous
sommes bien loin de posséder ces capacités. Il faudrait, en outre,
modifier si profondément le régime actuel de l'industrie, que bien
d'autres progrès seraient à réaliser d'abord pour faciliter cette
modification... » Et cependant, à moins d'attendre, dans un âge
susceptible de coïncider avec la disparition de la planète, la
perfection des hommes ‒ le dilemme est là, pressant. Ou vous
réunirez ‒ autour du travail nécessaire ‒ et sans perdre un
instant, toutes les séductions les plus efficaces de l'attrait, vous
ébranlerez dans l'agrément toutes les aptitudes, et vous monterez,
d'un coup pour ainsi dire, aux sommets de la production ‒ le
communisme libertaire ne peut vivre, ne l'oubliez pas, sans
l'excédent des réserves ‒ et si vous n'y atteignez pas, c'est,
peu importe le délai, avec d'incalculables répercussions, la
catastrophe du Phalanstère étendue à la Société tout entière.
Ou, nonobstant vos idéologies, vous ferez appel, sans détours
incompris de la masse, aux sollicitations perceptibles de l'intérêt
et vous ramènerez la jouissance sous le contrôle de l'effort, et le
travail, dans les associations de production, redeviendra fonction de
la consommation. La production et la consommation : les deux pôles
de l'économie sociale, enfin harmonisés dans une coopération
d'autonome mais incohérente, devenue fédérale et solidaire. La
consommation ‒ seul arbitre logique en définitive ‒ réglant
désormais la production et celle-ci, gage et condition de la
répartition, capable de devenir la pourvoyeuse attentive et docile
des besoins humains. Mais « quel que soit le régime économique de
l'avenir » ‒ coopératif, collectiviste, syndicaliste, anarchiste,
peu importe ‒ « la socialisation du travail vers laquelle nous
allons d'un élan irrésistible ne pourra s'établir et durer »
qu'en « individualisant » dans une assez large mesure les fruits de
ce travail. Produisez en commun, soit « puisque les progrès de la
technique et la loi du moindre effort l'exigent, mais une fois le
produit fabriqué » et évalué, que chacun en retrouve la
jouissance dans la liberté... « Production associée et rétribution
individualisée, c'était déjà la formule des Saint-Simoniens et de
Fourier avant d'être celle de Godin » (J. P.). C'est aussi, avec
des nuances d'application, celle des anarchistes ‒ individualistes
qui reconnaissent pour indispensable (ou admettent) l'association
dans la production et repoussent le communisme de la répartition,
n'acceptant de restrictions à leur liberté que celles qui peuvent,
par ailleurs, en garantir l'épanouissement...
Retenons, au
moins en son principe, cette solution comme étant la plus
rationnelle, et peut-être la seule capable d'assurer, dans le
minimum de contrainte inévitable, le maximum de liberté compatible
avec la sociabilité. Nous voici donc hors du capitalisme, dans une
société délivrée de l'héritage et de l'accaparement individuel.
Mais nous devons, plus que jamais, pour consommer, produire. Et nous
sommes tenus à la qualité, comme à la quantité.
L'irréprochabilité, voire la perfection, nous soucient comme
l'abondance. Et, par l'obligation d'intéresser l'individu,
d'entretenir et d'exciter sa productivité, nous sommes revenus à
l'emploi judicieux et à la mesure de l'effort, aux recherches et à
la mise en action des capacités, et à cette rétribution de la
conscience et du mérite par lesquels, dans l'œuvre de Godin,
l'injustice est rentrée... En nous gardant de redescendre aussi ; à
sa faveur, les pentes du passé, il va falloir, si nous voulons
produire à profusion et bien « élever le labeur, condition de la
richesse, le pénétrer d'intelligence et de responsabilité, exalter
au plus haut degré les facultés créatrices de l'homme ». Il va
falloir aussi « saisir sur le vif de l'ouvrage le mérite effectif
et le récompenser par une méthode qui soit pour la Cité source de
prospérité et principe d'harmonie » (J. P.) et qui laisse les
différences à l'écart de la haine. Investigations ardues, dosages
pleins de périls « double problème dont Godin nous a montré
l'importance et précisé les termes » et en face duquel devront
nous garder les erreurs dont son œuvre porte la trace douloureuse...
» Quel que soit le mode d'organisation de la Cité future, il
faudra, par une évaluation aussi exacte que possible de la
contribution de chacun à l'œuvre collective, arriver à une
équitable rémunération du travail, que celle-ci se fasse en
nature, en argent, en bons de consommation, ou par tout autre procédé
» (J. P.). Que de la production globale, généreusement calculée
sur la consommation et gagée par une collaboration correspondante
des individus, estimée, si l'on veut, en heures de travail, nous
fassions par exemple, trois parts : une pour les besoins
vitaux(répartie également entre tous, qu'ils travaillent ou non) ;
une pour les services publics‒ services toujours plus étendus,
englobant les distributions courantes des habitations particulières
(chauffage, éclairage, etc.) gagnant, par delà les déplacements,
voyages, les spectacles et divertissements, etc. ‒ dont seraient
admis à profiter, sur le même plan, tous les travailleurs, plus les
invalides et les incapables et, pour un minimum, les « réfractaires
» (avoués ou officieux) ; une pour les satisfactions personnellesà
laquelle donneraient droit, sur une base proportionnelle : l'effort
pénible ou dangereux, la tâche supplémentaire (volontaire ou
limitée), la productivité, l'invention, le talent, etc. Qui, le
pouvant, ne consentira, en fait, avec la perspective de jouissances
tant publiques que privées liées à sa décision, à accorder au
travail effectif le temps de présence nécessaire (d'autant plus
réduit que plus d'individus ‒ et mieux ‒ travailleront) à
l'atelier ou ailleurs ? Qui se dérobera à fournir sa portion
attendue de labeur ? Combien, au contraire, seront, d'eux-mêmes,
sollicités à l'accentuer, à affiner leurs capacités, à
développer, dans un sens productif (nous donnons avec ce mot sa
définition la plus large), toutes les ressources de l'effort... Que
nous choisissions tel mode d'organisation, ou tout autre meilleur (et
il n'en doit pas manquer), il importe en tout cas que nous nous
gardions de frustrer un seul homme des biens primordiaux et d'écarter
de quiconque les éléments de bonheur et, qu'en laissant aux
individus assez de motifs pour se dépenser, courageusement ou
intelligemment, nous animions l'intérêt sans créer le favoritisme,
sans enfanter la division. Alors, peu à peu, par l'attrait sagement
réintroduit, peut-être regagnerons-nous, sur un plan plus
idéaliste, l'harmonie un instant confiée aux mobiles inférieurs et
trouverons-nous ‒ tout de délice infus ‒ le travail librement
offert et gage d'équilibre...
Le travail,
sachons-le bien, ne sera don ‒ un don large, limpide et comme
naturel ‒ que dans la sérénité de l'amour. Et il ne montera peu
à peu à cette détente bienfaisante et chaude qu'en même temps que
se desserreront de tous ses membres les tentacules, innombrables de
la contrainte. Pour le réhabiliter dam le cœur et dans l'esprit des
hommes, il est indispensable de l'affranchir toujours plus et d'en
renouveler l'attrait. On ne peut demander que son visage reste dur et
ses modalités repoussantes et qu'il soit enveloppé de tendresse...
D'autre part, dans l'industrialisme autocratique, qui a rendu le
labeur à la fois glacial et comme avilissant, l'ouvrier a perdu ce
goût délicat qui faisait de l'artisan le frère cadet de l'artiste.
Le machinisme, au service d'une production trépidante dont il sent
que la raison l'abandonne, a repoussé de sa vie quotidienne, avec
cet apport de soi qui retient à l'œuvre, jusqu'au temps du fini,
ravalé à l'exécution un effort qui fut novateur... Si nous ne
pouvons, avant longtemps sans doute, espérer que le travail prendra
« douce et belle figure » assez pour qu'on s'y attache avec élan
et plus pour sa joie que pour son objet, rappelons-le, du moins,
inlassablement, dès le temps du capitalisme où il se meut de nos
jours, à ses hautes et claires destinées. Arrachonsle à la
démagogie ‒ cette « aristocratie d'orateurs », comme disait
Hobbes ‒ qui, pour ses desseins de domination, en couvre et
favorise les déchéances, funestes aux sociétés de demain plus
qu'à celles du temps. La conscience de l'ouvrage (qui est un pas
vers sa perfection), même en tant que facteur d'élévation du
niveau de la production et du bien-être qui en redescendra sur tout
le corps social, est une des garanties des richesses de l'avenir.
Certes, le « culte du travail bien fait » (d'essence ici toute
utilitaire, pris en dehors du sentiment artistique, aujourd'hui comme
adynamique) » qui est ‒ ou devrait être ‒ la vertu par
excellence du producteur, ne peut plus avoir, à notre époque,
d'autre fondement, outre l'intérêt bien entendu » ‒ en attendant
qu'il participe de l'amour même du travail ‒ « que l'amour de
l'œuvre entreprise » (J. P.). Et cet amour lui-même, que nous
savons difficilement compatible avec le salariat », nous n'en
pouvons caresser l'épanouissement que dans l'atmosphère assainie
où, de concert, œuvreront un jour, nous l'espérons, les
associations de production. Et il ne peut être, jusque dans
l'association « qu'éphémère, impuissant ou maladroit, si
l'intelligence ne l'éclaire pas, si le travailleur, par delà sa
spécialité, ne sait pas embrasser d'un regard d'ensemble toute
l'organisation, apercevoir la liaison de ses diverses parties, leur
importance relative et les points sur lesquels doit porter le
principal effort de défense, d'amélioration ou de développement »
(J. P.). Cependant, si précaires qu'en apparaissent les possibilités
dans cet enchaînement qui fait de l'ouvrier, comme le disait Godin,
si sensible à ses maux, comme « un instrument matériel, peut-être
n'est-il pas vain d'en appeler de réconfortantes prémices ? Par
devant l'époque imprécise où, ses biens recouvrés, le travail,
dans la production associée, grandira, même à l'écart de toute
mystique moralité, jusqu'à être aimé... et beau, est-ce utopie
que d'évoquer, dès le présent, le producteur, déjà tourné vers
ses responsabilités actuelles et prochaines, s'élevant, à travers
le maniement de ses rouages créateurs, jusqu'aux conditions
générales de la production ; l'ouvrier, averti de son rôle social
et s'y préparant, menant la bataille économique sur le plan de la
libération de l'humanité ; le travail situant sa délivrance plus
haut que le privilège et les classes et sachant qu'il devra être, à
tous égards, au-dessus des régimes d'artifice et de proie dont il
dénonce et poursuit l'oppression ?...
Stephen MAC
SAY.
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