samedi 30 mars 2019

Familistères CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




LE PROBLÈME DU TRAVAIL ET DE LA PRODUCTION

Il n'est pas dans notre intention de rabaisser la valeur, tant intrinsèque qu'éducative, de l'association de production, ni de préjuger de la désirable substitution, dans une société de l'avenir dont rien ne révèle la proximité, de « l'administration des choses au gouvernement des hommes » selon la formule de Godin. Nous voulons même accorder que ce mode d'association « représente l'effort le plus heureux de l'esprit démocratique pour résoudre le problème de l'organisation du travail (J. P.) sans aller cependant, après l'exemple caractéristique qui nous permet d'en inférer à l'insuffisance des formes actuelles, jusqu'à dire que « le mécanisme de l'association est impeccable » ‒ et vérifié ‒ « quoiqu'il attende encore » ‒ avec les moyens‒ « les mains expérimentées qui le mettront en mouvement » (J. P.). Nous n'ignorons pas, certes, combien de systèmes, triomphants dans l'unilatéralisme de leurs abstractions, gagneraient à subir, dans l'anima vilidu corps social de telles épreuves riches de lumière. Et qu'ils y apprendraient ‒ leçon précieuse de modestie ‒ qu'on n'y meut pas les forces économiques avec cette souriante aisance qui préside aux manipulations des masses dans l'atmosphère docile de la théorie, et que les dogmes savants de l'économie politique voient se désagréger leur perfection au contact des souveraines et dissolvantes réalités. Mais nous savons assez (n'avons-nous pas vu ?) que les essais isolés ‒ qu'ils soient « milieux familistériens » ou « clairières anarchistes » ‒ restent inséparés, parce qu'inséparables, d'une ambiance générale qui en vicie les principes, en dénature le sens et, tôt ou tard, en annihile les efforts. Et qu'ils sont aussi à la merci de toutes les tares d'individus inévolués, tares parfois assoupies mais toujours renaissantes, en dépit des vouloirs et des convictions. Et qu'ils ne peuvent, non seulement vivre assez selon leur âmepour s'élever jusqu'à être des preuves, mais que les meilleurs ne nous abusent sur leur durée que lorsque nous n'en fouillons pas, sous les apparences, le caractère. Nous voulons cependant caresser un instant l'espoir qu'il soit possible d'apporter à l'œuvre-type du Familistère les redressements nécessaires et les maintenir, et en même temps lui conserver sa viabilité, dans les conditions d'ambiance et de mentalité (pour ne parler que des plus saisissantes) où elle est appelée à évoluer. Nous reconnaissons d'autre part que la Société cherche sa sécurité dans l'équilibre de ces deux activités (production et consommation) de l'unique cellule humaine, activités qui aujourd'hui s'ignorent jusqu'à l'inimitié, et, indifférentes à la mesure de leurs répercussions réciproques, s'épuisent à conquérir, chacune sa part, des avantages que l'autre, inconsciemment, déchire. Nous présumons aussi que le groupement de production n'échappera à l'étranglement des débouchés qu'avec la collaboration solidaire des organisations de consommation, celles-ci appelées à devenir les régulateurs logiques de celui-là. Mais, à supposer (qui ne voudrait vrai ce réconfortant augure ? qui, s'il le croit évitable, est assez criminel pour souhaiter le heurt sanglant des hommes ?) que puisse, par la multiplication des associations de ce genre et leur coordination se réaliser ‒ pacifiquement ‒ cette harmonie économique vers laquelle s'orientent, par des chemins divers, les systèmes au premier abord contradictoires, comment admettre que les ouvriers, même s'ils utilisent « selon la méthode rochdalienne, leur formidable puissance de consommation », parviennent jamais au rachat des instruments de production qui est, dans l'évolution légale prévue par le réformisme, ‒ en dehors d'une nuit du 4 août chimérique ‒ la seule porte ouverte à la possession ? Or, pour porter sa tâche à ses confins logiques, la solution associationniste, tout comme les panacées subversives qui prétendent avec elles à la résorption finale des antagonismes économiques, ne peut se passer du transfert total de l'organisme producteur aux mains des artisans de la production. La difficulté d'une telle opération qui naîtrait de « cette indigence de la classe ouvrière qui ne lui permet pas d'épargner les fonds nécessaires à la mise en train des entreprises » nous ne la voyons résolue ‒ en un demi-siècle ou plus ‒ ni par la coopération, ni par « une organisation meilleure du crédit public ». (Godin lui-même n'a-t-il pas reconnu que « quiconque veut faire avancer son époque doit s'attendre à toutes les résistances, à toutes les persécutions de la part de ceux qui ne pensent pas comme lui ». Et que « parmi ces adversaires, les plus dangereux seront naturellement ceux qui occupent le pouvoir », que « vu leur situation, ils imposeront leur volonté et empêcheront, dans la mesure du possible, les novateurs d'ouvrir la voie où les gouvernements ne veulent pas voir la Société s'engager » (Doc. biog.). Non seulement il apparaît aux esprits clairvoyants que cette difficulté serait insurmontable, même si tout tendait à son effacement, mais ils savent que l'appropriation progressive du travail est, au regard du capitalisme, une incompatibilité, qu'il ne peut souffrir une coexistence qui vise à son dévorement, et qu'il en broie d'ailleurs chaque jour les espérances sous son formidable appareil. Mieux : ne fût-il pas flagrant que si quelque danger sérieux menaçait dans leurs prérogatives somptueuses les détenteurs actuels de l'avoir social, ils sauraient y opposer le bloc de leurs résistances intéressées ; leur neutralité fût-elle assurée, et toutes conditions favorables sauvegardées ; et, par la coopération ou tout autre secours pécuniaires, possible un jour cette intégrale acquisition(laquelle, ne l'oublions pas, implique une iniquité : le travail rachetant ses propres biens, soldant de ses deniers ce qu'il a déjà payé de son effort) que la récupération ne pourrait être à temps consommée. Car il est un élément de fait qui tient sous son inconnu et menace dans son processus la lente incorporation du travail au capital, c'est l'impatience légitime d'une classe spoliée, dont il est vain de prétendre à canaliser les soubresauts, voire l'irrésistible emportement. Dès lors, par la voie des réalités, là où ses rivales le devancent par l'hypothèse, le transformisme réformiste se trouve ramené en face du problème pendant de la propriété. Il n'en éludera ni l'urgence ni l'acuité et devra, comme tant d'autres ‒ et quelle que soit, après le précédent des révolutions politiques, son appréhension des chocs-en-retour régrescents ‒ ou se démettre et pactiser avec le conservatisme ou admettre (prêt à en adoucir les aléas) les reprises précipitées de la force...
Au lendemain d'une reprise des instruments de production que, pour la santéde l'humanité, nous voudrions consentie (d'intelligence, sinon de sensibilité) par les bénéficiaires du régime actuel ‒ dont Godin, adversaire de l'héritage, limitait déjà le droit de propriété ‒ apparaitra avec une évidence et une rigueur décisives la connexité des problèmes de la production et de la consommation. Peut-on admettre, avec certaines écoles anarchistes, que l'équilibre de ces deux facteurs s'établira dans la liberté, par le jeu naturel des affinités et la claire notion des interdépendances, par l'accordance et comme l'enchevêtrement harmonieux de ces individualités que nous savons si complexes et mouvantes ?...
Le peuple ‒ et Fourier est avec lui ‒ est de plus en plus entraîné vars ce maximum de jouissances objectives qu'il regarda comme l'excellence du bonheur et qui comporte ‒ il en fera contre lui l'expérience ‒ le maximum de servitude. Il croit ‒ sur les espérances et l'avidité de toutes les matérialités qui, à cette heure, lui échappent et qu'intensifient ces mille ramifications modernes des besoins que l'on regarde comme autant de progrès vers la satisfaction véritable ‒ que sa libération s'agrandit dans la proportion de ses ambitions et que l'apogée de la joie est au faîte de la possession. Il n'apercevra que plus tard que jamais on n'est autant l'esclave des perfectionnements dont on aspire à profiter que le jour où on croit les tenir sous sa dépendance. Il n'abandonnera ‒ et encore ! ‒ qu'à la satiété les attraits trompeurs d'une fiévreuse multiplicité et reviendra par la lassitude au bonheur dans la simplicité. Mais qui garantirale stade dévorant pendant lequel opèreront contradictoirement la faim de tout l'inobtenu d'hier et le dégoût de cet effort séculairement regardé sous l'angle de la contrainte ; quand l'artificielle sousconsommation due aux inégalités limitatives de la répartition fera place à la surabsorption d'un libertarisme sans frein ? La foule ‒ c'est sa nature ‒ pour longtemps indifférente aux délices immatérielles, détournée non seulement de l'ascétisme, mais de la modération dans les débordements objectifs, aura tôt fait de dissiper le leurre rassérénant de la surproduction. Le dogme de la pléthore des ressources totales ne couvrira même pas la suffisance des besoins généraux. Si accélérée que puisse être la progression du machinisme (et si providentielle que soit sa capacité productive) dont certains escomptent la mirifique collaboration, l'avidité décuplée de toutes les bouches simultanément ouvertes et de tous les désirs débridés, exacerbés, aura tôt fait de le gagner de vitesse. Quand on sait à quel point l'humanité, même la masse retenue sous le contrôle d'airain de l'impuissance des salaires, dilapide son bien, on ne peut supposer qu'elle apportera, dans l'irresponsabilité des licences de consommer, la sagesse préliminaire d'une indispensable économie. L'individu, dégagé des astreintes directes, plongé dans la béatitude de la libre jouissance, s'attendra à autrui pour en garantir l'exercice par le maintien des réserves. La formule « à chacun selon ses besoins » qui, en l'absence d'un absurde barème, sera tout bonnement « à chacun selon ses appétits » impose au régime qui l'arbore l'obligation implicite de faire face aux plus larges nécessités de l'être humain comme à l'infinie diversité de sa désirance. Mais l'individu, d'abord, et uniquement, préoccupé des avantages généreux de la répartition, cesse pour ainsi dire spontanément de s'intéresser au rendement de la production dont l'inéluctabilité personnelle lui échappe. La loi du moindre effort l'appelle à la dissociation de ces deux facteurs parallèles et étroitement solidaires. La consommation ne lui apparaît plus sous la dépendance de l'énergie productrice. Hypnotisé par l'assouvissement, il en oublie les conditions, perd le rapport de ses exigences avec leur possibilité, foule aux pieds l'axiome : qu'il ne peut y avoir les bienfaits pour tous sans le don de chacun. Comme disait Jules Simon : « Dans cette immense communauté, personne ne poursuit un but prochain ; la récompense ne suit pas immédiatement ‒ ni directement ‒ le travail comme sous le régime de la propriété. Le grand travailleur n'est qu'une grande dupe. L'égoïsme consistait, dans la propriété, à ne travailler que pour soi ; et il consistera, dans la communauté, à ne pas travailler du tout ».
Prêterons-nous bénévolement à l'individu à la fois la conscience soudaine de ce que ses droits appellent de devoirs en contre-partie et la libre acceptation de l'effort qu'ils impliquent ? Nous est-il permis d'espérer qu'il pénètrera à temps, à quel point la fortune de l'humanité (ce réservoir où pourront puiser, à pleins besoins, jusqu'aux plus défavorisées jusque là des unités humaines) est liée indissolublement à l'activité intelligente et sans défaillance de tous ceux qui peuvent ? S'élèvera-t-on assez vite à cet « altruisme, qui n'est après tout que de l'égoïsme bien compris », mais qui a le défaut grave, pour la masse, de ne pas se présenter sous l'aspect coutumier d'une récompense directe de l'effort ? La loi si puissante d'inertie, dans une société débarrassée de la hiérarchie du labeur et du garant des institutions, ne sera-t-elle pas la triomphatrice ? Quand on connaît l'impuissance des hommes, dans leur ensemble, à fixer dans le vague d'une solidarité collective leur ténacité (et, pour les anarchistes, l'expérience des « colonies », pourtant restreintes, et cependant si tôt agonisantes dans le relâchement, corrobore durement cette assertion) on comprend à quel point les plus lucides et les meilleurs seront les seuls à pénétrer les raisons de la production et à en conserver la volonté. Dès lors, à moins de vivre sur ce paradoxe de l'élite alimentant la masse, renaîtront, par urgence vitale, soit les obligations, soit le mobile effectif et visible de l'intérêt personnel. Et je n'évoque ici ‒ et à dessein ‒ que ce qui touche au plus intime de mon sujet. Et je laisse à l'écart toutes les modalités déterminantes qui devront suppléer aux injonctions disparues, faire que, dans le régime de l'autorité évanouie, la liberté ne soit pas en danger, pantelante aux mains de la force...
Godin disait : « Cette partie de la théorie de Fourier » ‒ l'attrait dans le travail ‒ « est-elle juste, serait-elle vérifiée par l'expérience ? Je n'en sais rien. Il ne m'était pas possible d'en aborder la pratique, puisqu'il faudrait tout d'abord opérer avec des hommes habiles à remplir des fonctions très diverses et que nous sommes bien loin de posséder ces capacités. Il faudrait, en outre, modifier si profondément le régime actuel de l'industrie, que bien d'autres progrès seraient à réaliser d'abord pour faciliter cette modification... » Et cependant, à moins d'attendre, dans un âge susceptible de coïncider avec la disparition de la planète, la perfection des hommes ‒ le dilemme est là, pressant. Ou vous réunirez ‒ autour du travail nécessaire ‒ et sans perdre un instant, toutes les séductions les plus efficaces de l'attrait, vous ébranlerez dans l'agrément toutes les aptitudes, et vous monterez, d'un coup pour ainsi dire, aux sommets de la production ‒ le communisme libertaire ne peut vivre, ne l'oubliez pas, sans l'excédent des réserves ‒ et si vous n'y atteignez pas, c'est, peu importe le délai, avec d'incalculables répercussions, la catastrophe du Phalanstère étendue à la Société tout entière. Ou, nonobstant vos idéologies, vous ferez appel, sans détours incompris de la masse, aux sollicitations perceptibles de l'intérêt et vous ramènerez la jouissance sous le contrôle de l'effort, et le travail, dans les associations de production, redeviendra fonction de la consommation. La production et la consommation : les deux pôles de l'économie sociale, enfin harmonisés dans une coopération d'autonome mais incohérente, devenue fédérale et solidaire. La consommation ‒ seul arbitre logique en définitive ‒ réglant désormais la production et celle-ci, gage et condition de la répartition, capable de devenir la pourvoyeuse attentive et docile des besoins humains. Mais « quel que soit le régime économique de l'avenir » ‒ coopératif, collectiviste, syndicaliste, anarchiste, peu importe ‒ « la socialisation du travail vers laquelle nous allons d'un élan irrésistible ne pourra s'établir et durer » qu'en « individualisant » dans une assez large mesure les fruits de ce travail. Produisez en commun, soit « puisque les progrès de la technique et la loi du moindre effort l'exigent, mais une fois le produit fabriqué » et évalué, que chacun en retrouve la jouissance dans la liberté... « Production associée et rétribution individualisée, c'était déjà la formule des Saint-Simoniens et de Fourier avant d'être celle de Godin » (J. P.). C'est aussi, avec des nuances d'application, celle des anarchistes ‒ individualistes qui reconnaissent pour indispensable (ou admettent) l'association dans la production et repoussent le communisme de la répartition, n'acceptant de restrictions à leur liberté que celles qui peuvent, par ailleurs, en garantir l'épanouissement...
Retenons, au moins en son principe, cette solution comme étant la plus rationnelle, et peut-être la seule capable d'assurer, dans le minimum de contrainte inévitable, le maximum de liberté compatible avec la sociabilité. Nous voici donc hors du capitalisme, dans une société délivrée de l'héritage et de l'accaparement individuel. Mais nous devons, plus que jamais, pour consommer, produire. Et nous sommes tenus à la qualité, comme à la quantité. L'irréprochabilité, voire la perfection, nous soucient comme l'abondance. Et, par l'obligation d'intéresser l'individu, d'entretenir et d'exciter sa productivité, nous sommes revenus à l'emploi judicieux et à la mesure de l'effort, aux recherches et à la mise en action des capacités, et à cette rétribution de la conscience et du mérite par lesquels, dans l'œuvre de Godin, l'injustice est rentrée... En nous gardant de redescendre aussi ; à sa faveur, les pentes du passé, il va falloir, si nous voulons produire à profusion et bien « élever le labeur, condition de la richesse, le pénétrer d'intelligence et de responsabilité, exalter au plus haut degré les facultés créatrices de l'homme ». Il va falloir aussi « saisir sur le vif de l'ouvrage le mérite effectif et le récompenser par une méthode qui soit pour la Cité source de prospérité et principe d'harmonie » (J. P.) et qui laisse les différences à l'écart de la haine. Investigations ardues, dosages pleins de périls « double problème dont Godin nous a montré l'importance et précisé les termes » et en face duquel devront nous garder les erreurs dont son œuvre porte la trace douloureuse... » Quel que soit le mode d'organisation de la Cité future, il faudra, par une évaluation aussi exacte que possible de la contribution de chacun à l'œuvre collective, arriver à une équitable rémunération du travail, que celle-ci se fasse en nature, en argent, en bons de consommation, ou par tout autre procédé » (J. P.). Que de la production globale, généreusement calculée sur la consommation et gagée par une collaboration correspondante des individus, estimée, si l'on veut, en heures de travail, nous fassions par exemple, trois parts : une pour les besoins vitaux(répartie également entre tous, qu'ils travaillent ou non) ; une pour les services publics‒ services toujours plus étendus, englobant les distributions courantes des habitations particulières (chauffage, éclairage, etc.) gagnant, par delà les déplacements, voyages, les spectacles et divertissements, etc. ‒ dont seraient admis à profiter, sur le même plan, tous les travailleurs, plus les invalides et les incapables et, pour un minimum, les « réfractaires » (avoués ou officieux) ; une pour les satisfactions personnellesà laquelle donneraient droit, sur une base proportionnelle : l'effort pénible ou dangereux, la tâche supplémentaire (volontaire ou limitée), la productivité, l'invention, le talent, etc. Qui, le pouvant, ne consentira, en fait, avec la perspective de jouissances tant publiques que privées liées à sa décision, à accorder au travail effectif le temps de présence nécessaire (d'autant plus réduit que plus d'individus ‒ et mieux ‒ travailleront) à l'atelier ou ailleurs ? Qui se dérobera à fournir sa portion attendue de labeur ? Combien, au contraire, seront, d'eux-mêmes, sollicités à l'accentuer, à affiner leurs capacités, à développer, dans un sens productif (nous donnons avec ce mot sa définition la plus large), toutes les ressources de l'effort... Que nous choisissions tel mode d'organisation, ou tout autre meilleur (et il n'en doit pas manquer), il importe en tout cas que nous nous gardions de frustrer un seul homme des biens primordiaux et d'écarter de quiconque les éléments de bonheur et, qu'en laissant aux individus assez de motifs pour se dépenser, courageusement ou intelligemment, nous animions l'intérêt sans créer le favoritisme, sans enfanter la division. Alors, peu à peu, par l'attrait sagement réintroduit, peut-être regagnerons-nous, sur un plan plus idéaliste, l'harmonie un instant confiée aux mobiles inférieurs et trouverons-nous ‒ tout de délice infus ‒ le travail librement offert et gage d'équilibre...
Le travail, sachons-le bien, ne sera don ‒ un don large, limpide et comme naturel ‒ que dans la sérénité de l'amour. Et il ne montera peu à peu à cette détente bienfaisante et chaude qu'en même temps que se desserreront de tous ses membres les tentacules, innombrables de la contrainte. Pour le réhabiliter dam le cœur et dans l'esprit des hommes, il est indispensable de l'affranchir toujours plus et d'en renouveler l'attrait. On ne peut demander que son visage reste dur et ses modalités repoussantes et qu'il soit enveloppé de tendresse... D'autre part, dans l'industrialisme autocratique, qui a rendu le labeur à la fois glacial et comme avilissant, l'ouvrier a perdu ce goût délicat qui faisait de l'artisan le frère cadet de l'artiste. Le machinisme, au service d'une production trépidante dont il sent que la raison l'abandonne, a repoussé de sa vie quotidienne, avec cet apport de soi qui retient à l'œuvre, jusqu'au temps du fini, ravalé à l'exécution un effort qui fut novateur... Si nous ne pouvons, avant longtemps sans doute, espérer que le travail prendra « douce et belle figure » assez pour qu'on s'y attache avec élan et plus pour sa joie que pour son objet, rappelons-le, du moins, inlassablement, dès le temps du capitalisme où il se meut de nos jours, à ses hautes et claires destinées. Arrachonsle à la démagogie ‒ cette « aristocratie d'orateurs », comme disait Hobbes ‒ qui, pour ses desseins de domination, en couvre et favorise les déchéances, funestes aux sociétés de demain plus qu'à celles du temps. La conscience de l'ouvrage (qui est un pas vers sa perfection), même en tant que facteur d'élévation du niveau de la production et du bien-être qui en redescendra sur tout le corps social, est une des garanties des richesses de l'avenir. Certes, le « culte du travail bien fait » (d'essence ici toute utilitaire, pris en dehors du sentiment artistique, aujourd'hui comme adynamique) » qui est ‒ ou devrait être ‒ la vertu par excellence du producteur, ne peut plus avoir, à notre époque, d'autre fondement, outre l'intérêt bien entendu » ‒ en attendant qu'il participe de l'amour même du travail ‒ « que l'amour de l'œuvre entreprise » (J. P.). Et cet amour lui-même, que nous savons difficilement compatible avec le salariat », nous n'en pouvons caresser l'épanouissement que dans l'atmosphère assainie où, de concert, œuvreront un jour, nous l'espérons, les associations de production. Et il ne peut être, jusque dans l'association « qu'éphémère, impuissant ou maladroit, si l'intelligence ne l'éclaire pas, si le travailleur, par delà sa spécialité, ne sait pas embrasser d'un regard d'ensemble toute l'organisation, apercevoir la liaison de ses diverses parties, leur importance relative et les points sur lesquels doit porter le principal effort de défense, d'amélioration ou de développement » (J. P.). Cependant, si précaires qu'en apparaissent les possibilités dans cet enchaînement qui fait de l'ouvrier, comme le disait Godin, si sensible à ses maux, comme « un instrument matériel, peut-être n'est-il pas vain d'en appeler de réconfortantes prémices ? Par devant l'époque imprécise où, ses biens recouvrés, le travail, dans la production associée, grandira, même à l'écart de toute mystique moralité, jusqu'à être aimé... et beau, est-ce utopie que d'évoquer, dès le présent, le producteur, déjà tourné vers ses responsabilités actuelles et prochaines, s'élevant, à travers le maniement de ses rouages créateurs, jusqu'aux conditions générales de la production ; l'ouvrier, averti de son rôle social et s'y préparant, menant la bataille économique sur le plan de la libération de l'humanité ; le travail situant sa délivrance plus haut que le privilège et les classes et sachant qu'il devra être, à tous égards, au-dessus des régimes d'artifice et de proie dont il dénonce et poursuit l'oppression ?...
Stephen MAC SAY.

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