dimanche 17 mars 2019

LA FABLE EN FRANCE -- LE MOYEN AGE Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




Mais gagnons, en France, le moyen âge. Nous y revoyons la fable, en latin, avec les œuvres des Babrius, des Romulus, des Avianus, toutes plus ou moins ésopiques de facture ou d'inspiration. « Les hommes de ce temps, médiocrement sensibles à la beauté poétique, goûtaient infiniment ces apologues simples et nets où la sagesse s'exprimait d'une façon si rapide et si plaisante. Ils aimaient les allégories ingénieuses, puisqu'ils en mettaient jusque dans la pierre de leurs cathédrales. » (J. Berthet.)... Le moyen âge, en effet, est, par excellence, l'époque des allégories. Tant les arts que les lettres trahissent cette prédilection vivace pour le symbole. Signe parfois invariable et de lointaine transmission, tel « l'orgueil, représenté par un roi chevauchant un lion et portant un aigle en sa main, l'avarice par un marchand à califourchon sur un sac d'argent et portant une chouette, la luxure par une dame assise sur une chèvre, avec une colombe sur son poing, etc... » (Larousse.) L'allégorie est comme un pont jeté par l'art naissant au peuple toujours jeune. Il s'y engage à la poursuite de l'image et rejoint le concept par l'intuition. Et l'imagination empruntera longtemps ces routes suggestives ―mais à la longue compassées ―de communication. Car elles s'affadissent dans l'aisance si ne s'y entretient la communion des sources fraîches et des formes d'expression, et deviennent banales par l'abus ou se dispersent en détours décadents...
Longtemps, sous la loi romaine, il n'y a ―se substituant au celte lentement refoulé ―d'autre parler populaire que les idiomes corrompus de la soldatesque, et une sorte de bas-latin colporté par cette cohue de races que l'empire charrie dans sa marche agrégeante. Il n'y fleurit d'autre langage châtié que la langue savante de l'envahisseur, d'autre culture que le latinisme. Puis, les barbares à nouveau triomphants, les Francs implantés à leur tour sur le sol bousculé des Gaules ; et les Romains partis, et avec eux tout ce qu'il y avait d'artificiel dans une civilisation imposée, peu à peu s'affranchissent d'une gangue aux confus amalgames, les éléments de cette langue nouvelle qui sera le français. Une littérature s'ébauche, encore serve et longtemps orale, qui, patiemment s'agglomère et s'incorpore le meilleur de ses influences, et aura demain sa vie propre et un éclat croissant...
Comme toute langue à son enfance, elle s'essaie bientôt aux œuvres d'imagination : contes, récits grossiers que la fantaisie pétrit avec la matière du cru, parfois celle de tous les temps. Et elle nous donne le fabliau, parent dissolu de la fable, précurseur de ces contes poétiques qui enjoliveront plus tard la littérature classique. Le fabliau (ou fableau) apparait dès le IXème siècle, mais n'atteint son apogée qu'avec les XIIème et XIIIème siècles. Il est, dans sa forme innovée, en vers, fort goûté de nos pères. De la Picardie à la Champagne, « dans toutes ces bonnes villes où l'homme ne peut se passer de son voisin, ni s'abstenir d'en médire » (G. Lanson), on en chérit la bonne compagnie, causeuse et luronne, et scabreuse à souhait. Prenant au terroir sa causticité, le fabliau se prête aux médisances sournoises, aux dérisions souvent paillardes. Il fait des classes et des individus sa cible familière. Et, sous le grotesque des tours et de la gaudriole, s'exhalent des rancœurs et des haines. Trois acteurs sont au premier plan : la femme, les clercs et les vilains. La femme, malicieuse, dissimulée, perfide, tout en esprit de perdition, est l'âme du fabliau. Le clergé alimente avec la bourgeoisie la verve du conteur, agrandit le champ des situations. Quant au vilain, trompé, volé, rossé, il prend, par la moquerie, une sourde revanche de sa condition. Et nous avons : le curé qui mange des mûres ; la vache à Brunin ; le vilain Mire (dont Molière tirera son Médecin malgré lui) ; le vilain qui conquit paradis par plaid, etc...
On aurait tort toutefois de supposer que le bavardage du fabliau prend figure inquiétante de critique. Plus farce que satire, il s'épanche en grivoiseries drolatiques plus qu'en saillies dénonciatrices et ses égratignures s'effacent par des rires, ses coups d'estoc finissent en pirouettes. On ne peut dire davantage que les mœurs s'y reflètent en crudités véridiques et qu'il peint au réel ; non plus qu'une psychologie même sommaire y recherche le ressort intime des personnages, exception faite pour « le Valet qui d'aise à mésaise se met » et « la Veuve » (de Gauthier le Long) que reprendra plus tard si finement La Fontaine. Et cependant, malgré que la truculence bouffonne de beaucoup dépasse et élargisse les licences quotidiennes, et que le trait vaudevillesque y poursuive bien moins le commun que l'exception, ces œuvres, toutes de délassement, sont à l'étiage d'une époque, et la caricaturent...
Le fabliau, cependant, endigue peu à peu ses débordements. Ses façons relâchées se brident, sa faconde se tempère : il s'assagit. Même, il abandonne ses sujets, il emprunte au passé : il imite, et le voilà qui, déjà, moralise. Par les Bestiaires et les Ysopets se trouve renouée la tradition interrompue de l'apologue.
Les Bestiaires(XIIème et XIIIème siècles) sont des poèmes qui, sur un fond légendaire bien plus qu'observé, font se mouvoir des animaux. D'une vie d'ailleurs toute allégorique : un symbole apparente leurs gestes et leurs coutumes aux vices et aux vertus des hommes. Et une leçon s'en dégage, qui dit le but moralisateur. Les plus célèbres sont le Bestiaire d'amour, de Richard de Fournival, et le Bestiaire divin, de Guillaume de Normandie. Rutebeuf, l'amer ménestrel, nous donne au XIIIème siècle Renart le Bestourné, La Voie de Paradis, L'Âne et le Chien...
Plus proche de l'antiquité sont les Ysopets(petits Esopes), transposition des fables d'Esope vues à travers les compilations latines. Le Dict d'Esope, de Marie de France (XIIème siècle), avec le Renard et le Corbeau, en est le spécimen le plus remarquable. On y trouve l'art de la composition, la grâce, la simplicité, et des traits attendris et délicats qui font penser à La Fontaine.
Mais aucune tentative ne rend à la fable une couleur et une puissance depuis longtemps perdue comme le Roman de Renart. Cette vaste et plantureuse encyclopédie, éparse sur plusieurs siècles en quelque vingt-sept branches et quatre-vingt mille vers, et groupée sous des noms multiples (parmi lesquels on a conservé ceux de Pierre de Saint-Cloud, Richard le Lion, Jacquemart Gicleg, et le curé de Croix-en-Brie), assemble les aventures disparates qui gravitent autour de Renart le Goupil, cheville ouvrière de l'œuvre, et seul lien d'unité. Dans une atmosphère de perpétuelle bonne humeur, pétille une malice insidieuse et fine, et, comme celle du fabliau, détachée de l'émotion. Une raillerie aiguisée de satire et nourrie d'irrespect s'y exerce à l'encontre du prochain. Une parodie incessante y promène sans scrupule la noblesse et l'Église, jusqu'au vilain. Et cela dans un style riche et inégal, souvent débraillé, parfois exquis, tantôt obscène. C'est la manière propre à l'esprit même de la race, et déjà entrevue dès les Chansons de geste, mais qui s'est accrue, à chaque étape, d'un piment nouveau, assouplissant son jeu, accumulant les pointes...
On sent dans la mise en scène l'influence de la tradition gréco-romaine. Les réserves désormais classiques de l'apologue sont mises à contribution. Mais aussi cette manne, inépuisable, du folklore populaire, grenier oral des générations. Nous revoyons ― peut-être aussi psychologiquement arbitraires, mais autrement charpentés et vivants que dans les Bestiaires, et d'une autre envergure ― les animaux favoris de l'allégorie. Outre Goupil (vulpeculus) ou Maître le Renard, malicieux et canaille, sans rival dans l'art de faire des dupes, avec dame Hermeline, sa femme, voici Ysengrin, le loup, la convoitise brutale et mal avisée, et sa compagne Hersent. Autour de ces vedettes s'agitent Noble le Lion ; Brun l'Ours, conseiller de Noble, grave, sournois, épais gastronome ; Bernard l'âne, archiprêtre de la cour, qui célèbre les morts illustres ; Tyber le chat, lequel
Se va jouant avec sa queue
En faisant grands sauts autour d'elle
et qui lutte d'adresse avec le renard ; Gimin le singe, imitateur et panégyriste du renard ; Chanteclerc, le coq, trompette ; dame Pinte, la poule... Parmi mille péripéties, Goupil est en lutte permanente avec Ysengrin (c'est le fond du poème) et l'habileté triomphe de la force, l'intrigue l'emporte sur la violence, l'hypocrisie sur le découvert. C'est ici ―sous la forme gaie ― l'apothéose de la ruse. Elle plane au-dessus de tous les épisodes, maîtresse unique et souveraine finale du monde. Grossissement de complaisance, artifice de scénario, mystification littéraire, dans une certaine mesure, certes. Mais, si nous sommes assez loin des idéalités inapprochées de la morale, nous côtoyons peut-être quelque face éternelle des réalités de l'Univers. Voici des traits : Renart, dans le puits, en sort en faisant descendre Ysengrin à sa place ; Renart mène Ysengrin à la pêche : il creuse un trou dans la glace, la queue d'Ysengrin y reste ; Renart excite le corbeau à chanter et lui vole un fromage. Il engage Tyber à remuer la cloche. Brun laissa sa peau dans la fente d'un chêne dont Renart a fait sauter les coins.
Le Roman de Renart, en sa prodigieuse diversité, ses ramifications désordonnées, son exubérance décousue, s'affilie au meilleur des fables primitives. Il a la vigueur inventive et la chaude concrétisation des fables indiennes. L'épopée burlesque de Renart, cette fable aux cent voix, où le rire s'insoucie de la moralité, demeure dans notre langue un monument de riche imagination fiancée à de précises qualités littéraires.

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