Mais
gagnons, en France, le moyen âge. Nous y revoyons la fable, en
latin, avec les œuvres des Babrius, des Romulus, des Avianus, toutes
plus ou moins ésopiques de facture ou d'inspiration. « Les hommes
de ce temps, médiocrement sensibles à la beauté poétique,
goûtaient infiniment ces apologues simples et nets où la sagesse
s'exprimait d'une façon si rapide et si plaisante. Ils aimaient les
allégories ingénieuses, puisqu'ils en mettaient jusque dans la
pierre de leurs cathédrales. » (J. Berthet.)... Le moyen âge, en
effet, est, par excellence, l'époque des allégories. Tant les arts
que les lettres trahissent cette prédilection vivace pour le
symbole. Signe parfois invariable et de lointaine transmission, tel «
l'orgueil, représenté par un roi chevauchant un lion et portant un
aigle en sa main, l'avarice par un marchand à califourchon sur un
sac d'argent et portant une chouette, la luxure par une dame assise
sur une chèvre, avec une colombe sur son poing, etc... »
(Larousse.) L'allégorie est comme un pont jeté par l'art naissant
au peuple toujours jeune. Il s'y engage à la poursuite de l'image et
rejoint le concept par l'intuition. Et l'imagination empruntera
longtemps ces routes suggestives ―mais à la longue compassées ―de
communication. Car elles s'affadissent dans l'aisance si ne s'y
entretient la communion des sources fraîches et des formes
d'expression, et deviennent banales par l'abus ou se dispersent en
détours décadents...
Longtemps,
sous la loi romaine, il n'y a ―se substituant au celte lentement
refoulé ―d'autre parler populaire que les idiomes corrompus de la
soldatesque, et une sorte de bas-latin colporté par cette cohue de
races que l'empire charrie dans sa marche agrégeante. Il n'y fleurit
d'autre langage châtié que la langue savante de l'envahisseur,
d'autre culture que le latinisme. Puis, les barbares à nouveau
triomphants, les Francs implantés à leur tour sur le sol bousculé
des Gaules ; et les Romains partis, et avec eux tout ce qu'il y avait
d'artificiel dans une civilisation imposée, peu à peu
s'affranchissent d'une gangue aux confus amalgames, les éléments de
cette langue nouvelle qui sera le français. Une littérature
s'ébauche, encore serve et longtemps orale, qui, patiemment
s'agglomère et s'incorpore le meilleur de ses influences, et aura
demain sa vie propre et un éclat croissant...
Comme toute
langue à son enfance, elle s'essaie bientôt aux œuvres
d'imagination : contes, récits grossiers que la fantaisie pétrit
avec la matière du cru, parfois celle de tous les temps. Et elle
nous donne le fabliau, parent dissolu de la fable, précurseur de ces
contes poétiques qui enjoliveront plus tard la littérature
classique. Le fabliau (ou fableau) apparait dès le IXème siècle,
mais n'atteint son apogée qu'avec les XIIème et XIIIème siècles.
Il est, dans sa forme innovée, en vers, fort goûté de nos pères.
De la Picardie à la Champagne, « dans toutes ces bonnes villes où
l'homme ne peut se passer de son voisin, ni s'abstenir d'en médire »
(G. Lanson), on en chérit la bonne compagnie, causeuse et luronne,
et scabreuse à souhait. Prenant au terroir sa causticité, le
fabliau se prête aux médisances sournoises, aux dérisions souvent
paillardes. Il fait des classes et des individus sa cible familière.
Et, sous le grotesque des tours et de la gaudriole, s'exhalent des
rancœurs et des haines. Trois acteurs sont au premier plan : la
femme, les clercs et les vilains. La femme, malicieuse, dissimulée,
perfide, tout en esprit de perdition, est l'âme du fabliau. Le
clergé alimente avec la bourgeoisie la verve du conteur, agrandit le
champ des situations. Quant au vilain, trompé, volé, rossé, il
prend, par la moquerie, une sourde revanche de sa condition. Et nous
avons : le curé qui mange des mûres ; la vache à Brunin ; le
vilain Mire (dont Molière tirera son Médecin malgré lui) ; le
vilain qui conquit paradis par plaid, etc...
On aurait
tort toutefois de supposer que le bavardage du fabliau prend figure
inquiétante de critique. Plus farce que satire, il s'épanche en
grivoiseries drolatiques plus qu'en saillies dénonciatrices et ses
égratignures s'effacent par des rires, ses coups d'estoc finissent
en pirouettes. On ne peut dire davantage que les mœurs s'y reflètent
en crudités véridiques et qu'il peint au réel ; non plus qu'une
psychologie même sommaire y recherche le ressort intime des
personnages, exception faite pour « le Valet qui d'aise à mésaise
se met » et « la Veuve » (de Gauthier le Long) que reprendra plus
tard si finement La Fontaine. Et cependant, malgré que la truculence
bouffonne de beaucoup dépasse et élargisse les licences
quotidiennes, et que le trait vaudevillesque y poursuive bien moins
le commun que l'exception, ces œuvres, toutes de délassement, sont
à l'étiage d'une époque, et la caricaturent...
Le fabliau,
cependant, endigue peu à peu ses débordements. Ses façons
relâchées se brident, sa faconde se tempère : il s'assagit. Même,
il abandonne ses sujets, il emprunte au passé : il imite, et le
voilà qui, déjà, moralise. Par les Bestiaires et les Ysopets se
trouve renouée la tradition interrompue de l'apologue.
Les
Bestiaires(XIIème et XIIIème siècles) sont des poèmes qui, sur un
fond légendaire bien plus qu'observé, font se mouvoir des animaux.
D'une vie d'ailleurs toute allégorique : un symbole apparente leurs
gestes et leurs coutumes aux vices et aux vertus des hommes. Et une
leçon s'en dégage, qui dit le but moralisateur. Les plus célèbres
sont le Bestiaire d'amour, de Richard de Fournival, et le Bestiaire
divin, de Guillaume de Normandie. Rutebeuf, l'amer ménestrel, nous
donne au XIIIème siècle Renart le Bestourné, La Voie de Paradis,
L'Âne et le Chien...
Plus proche
de l'antiquité sont les Ysopets(petits Esopes), transposition des
fables d'Esope vues à travers les compilations latines. Le Dict
d'Esope, de Marie de France (XIIème siècle), avec le Renard et le
Corbeau, en est le spécimen le plus remarquable. On y trouve l'art
de la composition, la grâce, la simplicité, et des traits attendris
et délicats qui font penser à La Fontaine.
Mais aucune
tentative ne rend à la fable une couleur et une puissance depuis
longtemps perdue comme le Roman de Renart. Cette vaste et plantureuse
encyclopédie, éparse sur plusieurs siècles en quelque vingt-sept
branches et quatre-vingt mille vers, et groupée sous des noms
multiples (parmi lesquels on a conservé ceux de Pierre de
Saint-Cloud, Richard le Lion, Jacquemart Gicleg, et le curé de
Croix-en-Brie), assemble les aventures disparates qui gravitent
autour de Renart le Goupil, cheville ouvrière de l'œuvre, et seul
lien d'unité. Dans une atmosphère de perpétuelle bonne humeur,
pétille une malice insidieuse et fine, et, comme celle du fabliau,
détachée de l'émotion. Une raillerie aiguisée de satire et
nourrie d'irrespect s'y exerce à l'encontre du prochain. Une parodie
incessante y promène sans scrupule la noblesse et l'Église,
jusqu'au vilain. Et cela dans un style riche et inégal, souvent
débraillé, parfois exquis, tantôt obscène. C'est la manière
propre à l'esprit même de la race, et déjà entrevue dès les
Chansons de geste, mais qui s'est accrue, à chaque étape, d'un
piment nouveau, assouplissant son jeu, accumulant les pointes...
On sent dans
la mise en scène l'influence de la tradition gréco-romaine. Les
réserves désormais classiques de l'apologue sont mises à
contribution. Mais aussi cette manne, inépuisable, du folklore
populaire, grenier oral des générations. Nous revoyons ―
peut-être aussi psychologiquement arbitraires, mais autrement
charpentés et vivants que dans les Bestiaires, et d'une autre
envergure ― les animaux favoris de l'allégorie. Outre Goupil
(vulpeculus) ou Maître le Renard, malicieux et canaille, sans rival
dans l'art de faire des dupes, avec dame Hermeline, sa femme, voici
Ysengrin, le loup, la convoitise brutale et mal avisée, et sa
compagne Hersent. Autour de ces vedettes s'agitent Noble le Lion ;
Brun l'Ours, conseiller de Noble, grave, sournois, épais gastronome
; Bernard l'âne, archiprêtre de la cour, qui célèbre les morts
illustres ; Tyber le chat, lequel
Se va jouant
avec sa queue
En faisant
grands sauts autour d'elle
et qui lutte
d'adresse avec le renard ; Gimin le singe, imitateur et panégyriste
du renard ; Chanteclerc, le coq, trompette ; dame Pinte, la poule...
Parmi mille péripéties, Goupil est en lutte permanente avec
Ysengrin (c'est le fond du poème) et l'habileté triomphe de la
force, l'intrigue l'emporte sur la violence, l'hypocrisie sur le
découvert. C'est ici ―sous la forme gaie ― l'apothéose de la
ruse. Elle plane au-dessus de tous les épisodes, maîtresse unique
et souveraine finale du monde. Grossissement de complaisance,
artifice de scénario, mystification littéraire, dans une certaine
mesure, certes. Mais, si nous sommes assez loin des idéalités
inapprochées de la morale, nous côtoyons peut-être quelque face
éternelle des réalités de l'Univers. Voici des traits : Renart,
dans le puits, en sort en faisant descendre Ysengrin à sa place ;
Renart mène Ysengrin à la pêche : il creuse un trou dans la glace,
la queue d'Ysengrin y reste ; Renart excite le corbeau à chanter et
lui vole un fromage. Il engage Tyber à remuer la cloche. Brun laissa
sa peau dans la fente d'un chêne dont Renart a fait sauter les
coins.
Le Roman de
Renart, en sa prodigieuse diversité, ses ramifications désordonnées,
son exubérance décousue, s'affilie au meilleur des fables
primitives. Il a la vigueur inventive et la chaude concrétisation
des fables indiennes. L'épopée burlesque de Renart, cette fable aux
cent voix, où le rire s'insoucie de la moralité, demeure dans notre
langue un monument de riche imagination fiancée à de précises
qualités littéraires.
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