samedi 30 mars 2019

FAIM Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




Très intéressante est, justement, l'étude du rôle social de la faim. (La faim comme facteur social. La faim comme problème sociologique.)
Quelle est la portée historique et sociale de la faim, c'est-à-dire de la nécessité imposée par la nature à l'homme, comme aux autres animaux, de se nourrir pour vivre et, par conséquent, de se procurer les aliments indispensables ? Quelle serait la juste appréciation de ce fait ? Cette nécessité est-elle un facteur positif, progressif ou, au contraire, négatif et régressif ? La faim attache-t-elle l'homme aux autres animaux, dans ce sens qu'elle l'empêche de s'en détacher définitivement et de réaliser entièrement son évolution véritablement humaine : spirituelle, intellectuelle, créatrice ? Ou, au contraire, est-ce précisément la faim qui, au fond, engendre et pousse le progrès humain ? Ainsi se pose le problème. Il est clair que sa solution s'entrelace avec celle de beaucoup d'autres problèmes importants (de celui, par exemple, si la science devra modifier, peut-être même supprimer, la nécessité en question ; de celui encore, si le véritable épanouissement de l'humanité est possible tant qu'existe cette nécessité ; de celui des autres forces motrices du progrès, en dehors de la faim, etc., etc...). Il est clair aussi que la solution du problème est intimement liée à la conception de l'Évolution et du Progrès. (Voir ces mots.)
L'opinion courante est que l'évolution de l'homme et la civilisation de la société humaine sont, au fond, les résultats de la nécessité pressante de satisfaire les premiers besoins matériels et des moyens dont l'homme disposait pour y faire face. La faim tenant une place honorable parmi ces besoins, elle serait donc l'un des facteurs principaux du progrès.
D'après cette conception, ce fut la faim, la nécessité de la satisfaire, qui, la première, poussa les humains à s'unir, à se grouper, à former des sociétés, à s'organiser. Car, tout seul, avec ses faibles moyens physiques, l'individu isolé ne pouvait guère se rendre maitre de ces nécessités.
Ce fut la faim, aussi, qui, de pair avec d'autres besoins primordiaux, amena les premières découvertes et inventions, fit poser les premières pierres du progrès technique et scientifique.
C'est la faim, et les autres besoins matériels, qu'on trouve à la base de tout le progrès humain.
Personnellement, je ne suis pas de cet avis. Je conçois tout autrement l'évolution humaine. Je pense que les forces motrices du progrès de l'homme gisent ailleurs que dans les besoins matériels. Je pense que la faim et les autres nécessités matérielles héritées par l'homme des animaux, tout en lui prêtant l'occasion, à l'aube de son évolution, d'appliquer et de développer ses capacités (qui, théoriquement parlant, auraient pu s'éveiller, s'appliquer et se développer dans d'autres conditions également), devinrent rapidement, au contraire, des entraves à son progrès et restent telles jusqu'à présent. Je pense que le, véritable progrès humain ne commencera que lorsque la science deviendra maîtresse complète de ces besoins et les réduira, pour ainsi dire, à néant.
L'analyse à fond de cette question dépasserait les cadres du présent sujet. Je me bornerai donc à quelques considérations rapides seulement.
1° Il n'y a pas que l'homme qui fut poussé, par les besoins matériels, à s'unir, à se grouper, à former des sociétés, à s'organiser. D'autres animaux le furent aussi. Cependant, ces animaux restent, au cours des millions d'années, sur le même niveau d'existence. Seul l'homme connaît le progrès historique. Conclusion : les besoins matériels seuls ne suffisent pas pour expliquer ce progrès. Il doit y avoir quelque chose de plus profond, des facteurs spéciaux, n'existant pas chez les autres animaux.
2° L'existence des autres animaux se borne à la tâche de satisfaire leurs besoins matériels, la faim surtout, tels qu'ils sont, sans chercher à les modifier en quoi que ce soit. Or, le progrès humain consiste, précisément, à s'en débarrasser, c'est-à-dire à pouvoir les satisfaire avec le moins de temps et d'efforts possible : preuve indirecte de ce que ce progrès n'est pas poussé par eux, et qu'ils n'expliquent nullement la civilisation humaine.
3° L'histoire de l'humanité fournit aussi pas mal de preuves directes de ce que l'activité et l'évolution humaines ont d'autres mobiles plus puissants et profonds que la satisfaction des besoins matériels, et que l'effet de ces mobiles se trouve, précisément, entravé par la nécessité de vaquer aux besoins d'ordre matériel.
4° Tout en pouvant être considérée comme une impulsion progressive au début de l'évolution humaine, la faim a joué, incontestablement, un rôle régressif aux époques ultérieures. À l'ère actuelle, c'est elle qui, au fond, accule les masses à l'esclavage et permet de les maintenir sous le joug épouvantable du système d'exploitation capitaliste. Elle est aujourd'hui l'ennemie de l'émancipation, du progrès, de l'évolution.
Donc, le rôle social de la faim varie au cours de l'histoire. Et l'on peut même prévoir l'heure où il deviendra nul. (C'est alors que commencera, à mon avis, la véritable évolution humaine.) Ceci prouve que, dans l'ensemble du processus d'évolution, ce rôle est secondaire, passager, et, pour ainsi dire, accidentel. Les facteurs primordiaux fondamentaux de cette évolution sont d'un tout autre domaine.

VOLINE.

Aucun commentaire: