Très
intéressante est, justement, l'étude du rôle social de la faim.
(La faim comme facteur social. La faim comme problème sociologique.)
Quelle est
la portée historique et sociale de la faim, c'est-à-dire de la
nécessité imposée par la nature à l'homme, comme aux autres
animaux, de se nourrir pour vivre et, par conséquent, de se procurer
les aliments indispensables ? Quelle serait la juste appréciation de
ce fait ? Cette nécessité est-elle un facteur positif, progressif
ou, au contraire, négatif et régressif ? La faim attache-t-elle
l'homme aux autres animaux, dans ce sens qu'elle l'empêche de s'en
détacher définitivement et de réaliser entièrement son évolution
véritablement humaine : spirituelle, intellectuelle, créatrice ?
Ou, au contraire, est-ce précisément la faim qui, au fond, engendre
et pousse le progrès humain ? Ainsi se pose le problème. Il est
clair que sa solution s'entrelace avec celle de beaucoup d'autres
problèmes importants (de celui, par exemple, si la science devra
modifier, peut-être même supprimer, la nécessité en question ; de
celui encore, si le véritable épanouissement de l'humanité est
possible tant qu'existe cette nécessité ; de celui des autres
forces motrices du progrès, en dehors de la faim, etc., etc...). Il
est clair aussi que la solution du problème est intimement liée à
la conception de l'Évolution et du Progrès. (Voir ces mots.)
L'opinion
courante est que l'évolution de l'homme et la civilisation de la
société humaine sont, au fond, les résultats de la nécessité
pressante de satisfaire les premiers besoins matériels et des moyens
dont l'homme disposait pour y faire face. La faim tenant une place
honorable parmi ces besoins, elle serait donc l'un des facteurs
principaux du progrès.
D'après
cette conception, ce fut la faim, la nécessité de la satisfaire,
qui, la première, poussa les humains à s'unir, à se grouper, à
former des sociétés, à s'organiser. Car, tout seul, avec ses
faibles moyens physiques, l'individu isolé ne pouvait guère se
rendre maitre de ces nécessités.
Ce fut la
faim, aussi, qui, de pair avec d'autres besoins primordiaux, amena
les premières découvertes et inventions, fit poser les premières
pierres du progrès technique et scientifique.
C'est la
faim, et les autres besoins matériels, qu'on trouve à la base de
tout le progrès humain.
Personnellement,
je ne suis pas de cet avis. Je conçois tout autrement l'évolution
humaine. Je pense que les forces motrices du progrès de l'homme
gisent ailleurs que dans les besoins matériels. Je pense que la faim
et les autres nécessités matérielles héritées par l'homme des
animaux, tout en lui prêtant l'occasion, à l'aube de son évolution,
d'appliquer et de développer ses capacités (qui, théoriquement
parlant, auraient pu s'éveiller, s'appliquer et se développer dans
d'autres conditions également), devinrent rapidement, au contraire,
des entraves à son progrès et restent telles jusqu'à présent. Je
pense que le, véritable progrès humain ne commencera que lorsque la
science deviendra maîtresse complète de ces besoins et les réduira,
pour ainsi dire, à néant.
L'analyse à
fond de cette question dépasserait les cadres du présent sujet. Je
me bornerai donc à quelques considérations rapides seulement.
1° Il n'y a
pas que l'homme qui fut poussé, par les besoins matériels, à
s'unir, à se grouper, à former des sociétés, à s'organiser.
D'autres animaux le furent aussi. Cependant, ces animaux restent, au
cours des millions d'années, sur le même niveau d'existence. Seul
l'homme connaît le progrès historique. Conclusion : les besoins
matériels seuls ne suffisent pas pour expliquer ce progrès. Il doit
y avoir quelque chose de plus profond, des facteurs spéciaux,
n'existant pas chez les autres animaux.
2°
L'existence des autres animaux se borne à la tâche de satisfaire
leurs besoins matériels, la faim surtout, tels qu'ils sont, sans
chercher à les modifier en quoi que ce soit. Or, le progrès humain
consiste, précisément, à s'en débarrasser, c'est-à-dire à
pouvoir les satisfaire avec le moins de temps et d'efforts possible :
preuve indirecte de ce que ce progrès n'est pas poussé par eux, et
qu'ils n'expliquent nullement la civilisation humaine.
3°
L'histoire de l'humanité fournit aussi pas mal de preuves directes
de ce que l'activité et l'évolution humaines ont d'autres mobiles
plus puissants et profonds que la satisfaction des besoins matériels,
et que l'effet de ces mobiles se trouve, précisément, entravé par
la nécessité de vaquer aux besoins d'ordre matériel.
4° Tout en
pouvant être considérée comme une impulsion progressive au début
de l'évolution humaine, la faim a joué, incontestablement, un rôle
régressif aux époques ultérieures. À l'ère actuelle, c'est elle
qui, au fond, accule les masses à l'esclavage et permet de les
maintenir sous le joug épouvantable du système d'exploitation
capitaliste. Elle est aujourd'hui l'ennemie de l'émancipation, du
progrès, de l'évolution.
Donc, le
rôle social de la faim varie au cours de l'histoire. Et l'on peut
même prévoir l'heure où il deviendra nul. (C'est alors que
commencera, à mon avis, la véritable évolution humaine.) Ceci
prouve que, dans l'ensemble du processus d'évolution, ce rôle est
secondaire, passager, et, pour ainsi dire, accidentel. Les facteurs
primordiaux fondamentaux de cette évolution sont d'un tout autre
domaine.
VOLINE.
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