samedi 30 mars 2019

LE FAMILISTÈRE. L'ASSOCIATION DU CAPITAL ET DU TRAVAIL Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




Nous allons maintenant examiner le Familistère de Guise, considéré à la fois comme le type le plus étendu et le plus viable, sinon le plus représentatif, des réalisations fouriéristes et supérieur aux acclimatations nébuleuses du Phalanstère, et comme un pas ‒ élan tout moderne ‒ vers la synthèse du travail et du capital, par voie d'association progressive. Nous y frôlerons à peine l'attrait, non pas qu'il en ait été rejeté comme indigne, mais parce qu'on a jugé mortelles (elles l'ont prouvé) ses manifestations dans le cadre d'un groupe isolé. Il lui faut l'immensité mouvante de la production généralisée. Il ne peut apporter que des incohérences perturbantes dans une œuvre déjà comme un îlot sur la mer perfide ‒ qui vise, pour des démonstrations d'un autre ordre, à la perduration. Si, avec les groupes, s'en est allé, presque en totalité, l'effort vers la pénétration harmonique des travaux, nous retrouverons des institutions qui tendent à rendre tangibles la solidarité et qui ‒ dans leur lettre, et, en fait, sur un plan ‒ ont survécu. Nous y verrons la coopération, tournée non seulement vers la consommation mais, en cela chez nous novatrice, vers la production ; et cette immixtion ‒ au moins statutaire ‒ du travail dans des rouages jusque là demeurés l'apanage du capital. Par cette participation, et par des droits toujours plus étendus aux revenus de l'entreprise, s'ébauchera l'association que le socialisme modéré regarde comme la cellule du futur corps social qu'une évolution pacifique va multiplier... Pour amener le travailleur au niveau de cet embryon modèle, il faut, Godin le sait, « à la fois élever ses conditions d'existence et accroître sa valeur professionnelle et sociale ». Pour « émanciper le producteur et lui donner les vertus nécessaires à sa condition nouvelle » nous l'avons vu « attaché patiemment, et cela dès le premier jour, ‒ et pendant près de quarante années ‒ à modifier le milieu dans lequel l'ouvrier évolue. Impuissant à agir sur les conditions ‒ qui président à la procréation de l'être humain ‒ un Noyes seul, jusqu'ici, a eu cette audace ‒ il a voulu du moins faire servir à sa libération économique et à son élévation morale les trois ambiances qui ont une influence prépondérante sur le commun des hommes : l'éducation, l'habitation et le métier » (J. P.). Ainsi s'explique cet ensemble d'institutions solidaires qui, dans l'association nouvelle, doivent préparer la libération, non seulement du producteur, mais de l'être social qui, dans l'atmosphère de la sociabilité, s'achemine, par le travail, vers les destinées conformes aux postulats divins. Godin se défend d'être un utopiste et situe hors des extravagances du siècle ses réalisations positives. Que le fouriérisme l'ait influencé, la nature de ses créations et jusqu'à la terminologie de ses préoccupations directrices révèlent assez dans quelle mesure. Mais, pour cette association qui doit être, dans sa conception, « le point de départ de la rénovation sociale à laquelle ont aspiré tous les penseurs », il répudie, du moins dans les conditions présentes, les fondements de la Phalange. Il ne « croit plus guère aux séries passionnées ». (Lettre au fouriériste Rowland, 1872) et au travail par elles s'harmonisant. Pour lui, le travail réclame le secours de « la science et de la volonté humaine et il s'organisera surtout à mesure que l'homme se pénétrera de l'idée religieuse que le travail est le tribut le plus sacré qu'il doit à la vie, c'est-à-dire à lui-même, à ses semblables et à Dieu » (Doc. biog.). Il entend s'appuyer sur la responsabilité sans laquelle tous les organismes ‒ de quelque principe qu'ils se réclament ‒ verront s'inférioriser une production dont les conditions modernes exigent que pas une force ne soit gaspillée ou mal employée. À cette production, Godin ‒ comme tous les associationnistes et les saintsimoniens, comme Proudhon, comme les syndicalistes révolutionnaires et les anarchistes ‒ entend conserver son autonomie. Il lui laisse « son caractère spécifiquement économique »... « L'ère des grandes expériences est close. Des balises, dont les coups de sonde du passé ont déterminé la place, indiquent le chenal » ‒ hélas ! combien rétréci ‒ « qui mène à l'association du capital et du travail... Ne rien changer au régime des salaires ; s'efforcer seulement de les « pondérer » avec une rigueur toujours plus grande par l'enregistrement méthodique et, si possible, mécanique du travail effectué, de la capacité mise en œuvre ; compléter les sommes versées périodiquement aux travailleurs (les salaires n'étant, à les bien prendre, qu'une avance faite aux ayants-droit sur le produit de la vente de leur travail) par une participation aux profits de chaque exercice ; proportionner cette participation au salaire lui-même, puisque celui-ci peut être considéré, après la « pondération » dont il vient d'être question, comme l'expression aussi rapprochée que possible des services rendus ; récompenser enfin par des allocations supplémentaires, comportant elles-mêmes participation aux bénéfices, les « travaux exceptionnels » et les « innovations sanctionnées par la pratique », telle était la méthode de répartition qui, après tant d'expériences décevantes, s'imposait à, l'esprit de Godin « comme serrant de plus près l'équité » (J. P.)... ».
Après l'esprit et les bases pratiques de l'association ‒ si éloignées déjà, malgré lui, des aspirations du fondateur ‒ abordons-en les modalités. Passons en revue l'ensemble des établissements et institutions qui la constituent. Nous y relevons cinq branches essentielles soit, d'une part, pour le Familistère proprement dit : les habitations unitaires, les magasins coopératifs et un service d'éducation ; et, d'autre part, l'usine, avec un système de participation aux bénéfices et un système de mutualité.
Trois spacieux pavillons dont un central flanqué de deux ailes attachées à ses arêtes ‒ enfermant dans leur rectangle de grandes cours centrales (ou bétonnées et vitrées, ou ornées de pelouses à ciel ouvert) forment le bloc des habitations. Dans ces pavillons, des logements aérés et lumineux, dont le loyer varie avec la hauteur et l'orientation, sont répartis sur trois étages. Tournés d'un côté vers l'extérieur, ils ouvrent, de l'autre, sur une triple rangée de galeries conjuguées. Aux quatre encoignures : escaliers d'accès, fontaines d'eau potable, trappes d'évacuation des ordures ménagères, lavatories, etc... (la piscine et les salles de bain, les lavoirsbuanderie sont en dehors, ainsi que les parcs et jardins). Voilà, en bref, les ruches monumentales qui abritent, au total, quelque douze cents personnes. L'entretien des services généraux, le nettoyage des galeries, passages communs, water-closets, etc... sont confiés à des personnes rétribuées par l'administration et non à la bonne volonté des particuliers...
Au rez-de-chaussée des pavillons sont les magasins coopératifs d'approvisionnement : épicerie, boulangerie, boucherie, mercerie, étoffes et vêtements, ameublement, alimentation, boissons, combustibles, etc...
Regardant la façade principale, et par-delà l'élargissement où s'élève maintenant la statue de Godin, voici les groupes éducatifs et récréatifs : le théâtre et les écoles. À part, contigus à l'habitation unitaire, à laquelle les relie un passage vitré : la nourricerie et le pouponnat.
Le Familistère qui, « avec son habitat confortable, ses facilités collectives, son atmosphère familiale, ses édifices publics, etc..., est comme l'hommage d'une consécration au « village modèle » rêvé par Fourier, « n'est pas, dans les intentions de son fondateur, l'immeuble banal qu'un patron généreux ou habile met à la disposition de ses ouvriers pour leur permettre d'épargner quelques sous sur leur logement ou pour les lier plus sûrement à son industrie » (J. P.) ‒ acception trop courante et comme usurpée dans laquelle on enferme aujourd'hui le mot familistère. « Godin voit en lui comme une sorte de vaste atelier complémentaire de l'usine proprement dite, destinée à devenir le véritable instrument du bien-être et du progrès commun, appelé à vivre par l'usine, mais en même temps à assurer le progrès indéfini et la prospérité de celle-ci. Là doivent s'élaborer, par la participation quotidienne des habitants aux mêmes devoirs, aux mêmes conditions d'existence, aux mêmes avantages, ces vertus sociales : la sobriété, la régularité, l'ordre, l'amour du travail, la bienveillance mutuelle, le respect des droits d'autrui, sans lesquelles l'association de plein exercice qu'il rêve est vouée à un échec certain. » (J. P.) N'oublions pas « qu'il accorde au milieu (the surrounding circumstances, comme dit Owen) une influence prépondérante sur l'être humain (il accordera plus tard une part plus grande à l'innéité). Habiter le Familistère, c'est donc ‒ à ses yeux ‒ à la fois se proposer et se préparer pour l'association future, c'est accepter ouvertement la direction intellectuelle et morale du fondateur et consentir, par un acte de foi méritoire, à faire voile avec lui vers un nouveau monde social ». (J. P.) Ainsi s'expliquent, et les considérations qui l'ont guidé dans le recrutement de la population du Palais social, et les prérogatives (grosses de conséquences) qui s'attachent ‒ et resteront attachées ‒ au séjour dans ses locaux. « Les gens qui l'habitent, dit-il, peuvent être considérés comme présentant les garanties générales élémentaires pour être admis dans l'association. » (Godin à son personnel : 1878.) Dès lors, rien de plus naturel qu'au moment de prononcer le Dignus es intrare dans le noyau primitif de l'association, il se tourne avec prédilection vers les anciens habitants du Familistère comme aussi vers ceux ‒ trop rares ‒ qui l'ont suivi avec quelque élan dans l'expérience des groupes. Certes, en droit strict, rien ne peut trancher la valeur comparative des vétérans et des nouveaux venus. Le hasard a pu tenir ceux-ci éloignés jusque là et ils pourront demain se montrer supérieurs à ceux qu'une longue assiduité va favoriser. Quels mobiles secrets ont, d'autre part, retenus à l'usine ou au Familistère ceux dont l'ancienneté devient un titre probant à la confiance ? Routine peut-être, escompte de quelque privilège, jouissance banale des avantages que présente, du point de vue courant, l'usine de Guise sur d'autres foyers industriels, etc... ? Mais Godin pouvait-il, en fait, à moins d'errer vers les pires probabilités, s'entourer de plus sûres données que celles des meilleures apparences ?...
« Les magasins coopératifs du Familistère diffèrent des magasins coopératifs proprement dits en ce que le capital n'est pas versé par les acheteurs. C'est l'Association elle-même qui fournit le fonds de roulement de ces services comme elle fournit celui de l'usine. » (Le Familistère illustré.) La vente est au comptant, contre espèces ou sur carnet d'achat délivré contre provisions préalables. « Les acheteurs sur carnets ont, seuls, droit à la répartition annuelle des bénéfices. » Notons que, de 1881 à 1889 inclus, le total des ventes a dépassé onze millions, entraînant plus d'un million de bénéfices distribués, d'ailleurs, non en espèces, mais sur carnets de crédit. Ces avantages compensent approximativement, pour les intéressés, les sommes versées en loyer. Il n'y a pas, d'autre part, obligation d'acheter au Familistère et sur deux millions de salaires annuels ‒ à l'époque ‒ moins d'un million fait retour aux magasins...
Passionnément attaché à tout ce qui regarde le sort de la vie humaine, considérée comme « la plus haute manifestation, sur terre, de la vie universelle », ayant pénétré d'autre part combien les adultes resteront, sinon irréductibles, au moins longtemps réfractaires à l'introduction de nouvelles méthodes dans les rapports du capital et du travail, Godin accorde une importance exceptionnelle à l'éducation. Désireux de favoriser le complet développement de l'enfant, « espoir social de demain », il conçoit en même temps le besoin de ces pépinières d'éléments prédisposés aux futures formes sociales. Il fonde au Familistère ces écoles « dont la mission, comme le voulait Fourier, est de révéler les vraies aptitudes de l'adolescent qu'elle prépare à la vie » et qui donneront ‒ il l'espère ‒ à l'Association des générations compréhensives de ses vertus, garantes morales de sa prospérité. Sans contraindre à la fréquentation scolaire dans les locaux du groupe (par contre, seuls les enfants habitant le Familistère peuvent fréquenter les écoles de la Société) il exige ‒ par clause statutaire ‒ que les enfants reçoivent l'instruction jusqu'à quatorze ans, et « les charges qui en résultent sont couvertes par un prélèvement sur les profits bruts du travail, avant toute répartition ou affectation de bénéfices ». Rien d'essentiel, dans l'éducation et la culture, ne différencie des écoles primaires du temps, l'école particulière du Familistère. Les mêmes succès poursuivis et obtenus attestent, entre elles, le parallélisme des méthodes et la parenté étroite de l'esprit. Un fonds commun de moralité générale et de civisme actualiste en limite l'horizon. Seuls des prêches moraux et des cantiques du travail, le concours plus copieux des agents objectifs inférieurs (récompenses, punitions, etc...) au système classique de l'émulation, et, dans le domaine technique, une place spéciale accordée au dessin industriel, toutes innovations mnues, au reste, doivent contribuer à créer un milieu adéquat à l'association et orienter la jeunesse vers ses fins idéalistes. À signaler cependant à part un essai de justice distributive par les intéressés (le Petit Conseil : 1884-1888) qui est un acheminement vers ce « self-government » aujourd'hui si en vogue aux États-Unis. D'après une pédagogie de la volonté, appuyée sur le suffrage, Godin y appelle les écoliers au gouvernement de l'école, les fait juges, en dernier ressort, des sanctions et des récompenses... Cependant, si faibles qu'y soient les créations spécifiques (nous ne nous arrêterons pas ici aux impulsions morales précoces et contestables, non plus qu'aux errements transplantés de l'école officielle) il est particulièrement agréable de souligner, dans l'éducation du Familistère, certains traits de la méthode (sensibles dans les formations du premier âge) qui constituent, surtout à l'époque de leur introduction, une véritable originalité...
La nourricerie et le pouponnat sont, à cet égard, caractéristiques et m'avaient frappé, dès ma première visite ‒ il y a quelque vingt ans ‒ par leur intelligente nouveauté. Dans ce pays où l'éducation physique a pour symbole, aujourd'hui encore, la momification du maillot, des mesures d'élevage pratiques et hardies y surgissaient à mes yeux comme d'heureuses anticipations. Une réconfortante parenté les unissait devant moi aux tableaux de claire et audacieuse hygiène de la nursery américaine. Et les mines épanouies, la saine carnation des enfants complétaient ma prédilection d'un éloge vivant, spontané. Profusion de l'air, méticuleuse propreté des corps et des locaux, régularité des fonctions d'entretien, faveur donnée aux ébats, etc..., sont autant de titres à l'attention sympathisante de tous ceux qu'intéresse le problème total de l'enfance. Je m'en voudrais de ne pas citer, pour typiques : le berceau de son et la pouponnière Delbrück. Ce berceau, simple couchette d'un nettoyage facile et complet, est une grande et sobre poche ovale de coutil dans laquelle on a répandu, en masse mouvante, le son étuvé. Sur un modeste petit drap, le bébé y repose librement, la tête sur son oreiller de crin. Quant à la pouponnière, elle permet au bambin, derrière la protection d'une double rampe circulaire, de s'exercer seul à la marche (où êtes-vous, pauvres lisières restrictives, pauvre chariot !) sans autres sollicitations que celles de son instinct et de l'exemple, et ‒ premiers pas du self-conduct ‒ sans autre appui que ses forces naissantes... Dans le pouponnat, antichambre de l'école maternelle, « les petits de deux à quatre ans trouvent les soins et les amusements qui leur sont nécessaires. Leur vie se passe le plus possible en plein air... La disposition des bâtiments s'y prête à merveille. Une pente douce amène les bébés sur la pelouse toutes les fois que le temps le permet. Quand le froid ou la pluie les prive du gazon et de l'ombre des grands arbres, ils s'amusent dans une vaste salle munie de tous les jeux appropriés à leur âge, en attendant le retour d'une température plus favorable ». (Le Fam. ill.)
C'est à l'école maternelle où les enfants séjournent de quatre à sept ans (ce n'est pas ici le lieu de reprendra la critique de l'enseignement prématuré) qu'entrent en jeu ‒ témoignant d'une sûre orientation vers le concret comme la base la plus vivante des connaissances à leur essor ‒ les adaptations frœbeliennes aux initiations arithmétiques de Mme Marie Moret et la lecture tangiblepar les caractères mobiles de Mme Dallet. Ils y apportent cet élément fouriériste de l'attrait dont on n'est pas près d'épuiser la richesse. C'est ici peut-être plus qu'en tout autre endroit qu'il convient de rendre à la compagne de Godin un hommage sans lequel toute étude sur le Familistère, si brève soit-elle, serait injuste. Avec des dispositions innées de pédagogue et un sens souvent perspicace de la nature des méthodes qui conviennent au jeune âge, la collaboratrice assidue de Godin (par ailleurs si compréhensive de son œuvre et si propre, par ses qualités, à lui apporter le réconfort de son affection et le secours de son intelligence) « s'était proposée, en introduisant de façon pratique dans les classes ces procédés d'enseignement ‒ qui s'étendent jusqu'aux notions essentielles des quatre première règles et des fractions, aux rudiments des travaux manuels ‒ de permettre à toute personne, même novice en la matière, d'enseigner expérimentalement aux enfants la véritable valeur des nombres et la raison d'être des diverses règles qui président aux opérations, toutes notions qui sont trop souvent confiées à la mémoire seule et appliquées par routine... Afin d'augmenter l'attrait de cet enseignement, le matériel mis à la disposition des élèves comprend des objets de formes diverses : buchettes pour la numération et l'addition, briquettes pour la soustraction, carrés pour la multiplication et la division, cubes entiers et divisés pour l'étude des fractions. Après la leçon, les mêmes éléments, combinés pour former des modèles de constructions, dessins, mosaïques, etc., servent à développer par le jeu l'adresse et le goût des futurs travailleurs ». (Emilie Dallet : In Memoriam.) À l'école maternelle, en un mot, on se préoccupe d'initier les enfants aux connaissances élémentaires ‒ calcul, lecture, écriture, orthographe ‒ « par l'enseignement attrayant et sans surmenage ou fatigue intellectuelle »... Au sortir des classes enfantines, les cours obéissent de plus près, nous l'avons vu, aux procédés et aux programmes de la laïque d'État. Néanmoins, la classe reste mixte, « disposition qui offre cet avantage que : tous les élèves assistent aux mêmes exercices et grandissent côte à côte dans une habitude de fraternité qui fait de l'école ce qu'elle devrait être partout, une sorte de foyer domestique agrandi ». (Le Fam. ill.) Et malgré les restrictions qui, dans la pratique, en mitigent encore l'application (telle la séparation, dans l'école, des filles et des garçons) il est réconfortant de noter que la réunion dans les mêmes locaux n'est pas un simple pis-aller matériel, mais un effort ‒ timide sans doute, mais voulu ‒ de coéducation.
Des cours complémentaires prolongent l'instruction au-delà des années de la scolarité régulière. Les jeunes gens qu'y portent leurs aptitudes trouvent d'ordinaire auprès de l'Association une aide pécuniaire suffisante (prélevée sur le budget des capacités) pour étendre leurs études, notamment professionnelles, dans les grandes écoles de l'État. Une bibliothèque offre aux membres de l'Association ses trois mille volumes, des journaux et des revues littéraires et scientifiques...
Ce sujet n'étant pas spécifiquement lié à notre tâche d'aujourd'hui, nous ne nous appesantirons pas sur l'usine elle-même. Disons seulement qu'elle occupe ‒ dès 1900 ‒, avec sa filiale de Shaerbeek (Belgique) ‒ qui comporte, elle aussi, un Familistère, réduction de celui de Guise ‒ à la fabrication de quelque deux mille modèles, plus de seize cents ouvriers (4.000 modèles et 2.500 ouvriers en 1926). Par le secours d'inventions répétées et connexes, par la richesse et l'application de procédés perfectionnés qui vont du coulage à l'émaillage, elle porte jusqu'à l'art toute une gamme d'appareils de chauffage et de cuisine universellement réputés. Elle y ajoute maints articles de ménage et de bâtiment, des appareils sanitaires et médicaux, etc... La valeur marchande de ces produits atteint ‒ taux d'avant guerre ‒ quelque quatre millions et demi sur lesquels plus de deux millions sont versés en salaires. C'est avant tout sur cette florissante industrie qu'est assise la vie matérielle de l'association. Les autres ressources (revenus locatifs, suppléments commerciaux des économats, etc ... ) ne constituent, en somme, qu'un appoint. En 1880, le fonds social est estimé à quatre millions et demi et, en 1926, à onze millions. La cession (et non le don, car Godin tient à ce que les futurs propriétaires de tout le patrimoine de l'Association le deviennent par l'acquisition du travail et non le doivent à quelque arbitraire philanthropie, d'ailleurs sans valeur démonstrative) se fait sous la réserve expresse « que les bénéfices annuels ne seront pas distribués en argent, mais remis aux ayants-droit sous forme de titres d'épargne. Chaque année, en fin d'exercice, les travailleurs vont donc toucher en titres d'épargne les bénéfices qui leur reviennent et le capital que ces titres représentent restera entre les mains du vendeur (le fondateur lui-même) pour le rembourser par annuités, de la cession de son établissement. Il est en outre stipulé que, dès que le capital primitif sera remboursé en totalité, ce système de distribution continuera à fonctionner comme par le passé. Les plus anciens titres d'épargne seront alors remboursés en espèces et remplacés par de nouveaux titres distribués aux nouveaux ayants-droit. Grâce à cette combinaison, chaque génération de travailleurs possède à son tour l'établissement dans la proportion des bénéfices qu'elle a pu réaliser par son activité et est appelée à jouir des équivalents de la richesse.La propriété de l'usine reste ainsi, d'une façon en quelque sorte automatique, entre les mains de ceux qui y sont employés ». (Le Fam. ill.) Dès 1888 ; les ouvriers possèdent, en titres, la valeur de près de deux millions. La propriété entière du Familistère passe, en 1902, aux mains de l'Association.
Nous allons étudier ‒ tels qu'ils fonctionnent aujourd'hui : dans le cadre légal d'une « société en commandite simple » ‒ les divers rouages de l'organisation générale qui règle les rapports du capital et du travail. Nous verrons si, malgré la lettre observée des statuts, ils se trouvent en communion avec la conception même du fondateur... Il ne faut pas oublier, d'ailleurs, qu'instruit par une observation de tous les instants et par les probantes expériences dont il a été question, Godin a traduit, dans les textes définitifsadoptés pour le pacte social, le souci de régulariser à la fois les enthousiasmes et les défaillances dont les incohérences rencontrées lui signalaient le danger et de parer aux risques futurs d'un état d'esprit qui menace l'existence même de l'œuvre... Quand on sait l'indifférence ou le misonéisme témoignés à l'égard de ses investigations les plus étroitement liées au sort futur de l'ouvrier ; quand on connaît en particulier le détachement significatif dont firent preuve les « unions » lors de l'élaboration du cadre des fonctions de la « Constitution des Travailleurs sociétaires » ; quand on sait que même la rédaction de ces statuts qui vont fixer leurs droits et leurs attributions n'ont pu éveiller l'intérêt des associés de demain, appelés à intervenir en une sorte de constituante, on comprend sans peine quelles espérances le fondateur pouvait fonder sur leur sollicitude pour entretenir, dans leur vitalité et selon son esprit ; les institutions. Mais cette obligation cruelle d'assurer le moinsparalysera davantage une œuvre dont c'est le devoir et l'âme de s'élever toujours plus, d'être, plus encore qu'un modèle d'industrie, une exemple social...
Pour Godin, nous le savons, « en association, les capacités doivent être mises à leur vraie place et les salaires distribués en fonction directe des capacités ». Mais nous avons vu ‒ l'expérience des groupes est, à cet égard, édifiante ‒ quels obstacles entravent la découverte des aptitudes et, par conséquent, leur meilleure utilisation. Nous n'ignorons pas non plus combien, à son tour, est difficile, presque impossible, en l'état actuel, avec les pauvres éléments dont on dispose, l'absence de précédents dont on puisse compulser les données, l'évaluation du mérite. Et à quel point la détermination du salaire (rétribuant chaque fois qu'il est possible, un travail à tâche ou aux pièces) reste (insuffisantes comme le sont, dans la pratique, les « pondérations » actuellement réalisables) dans une large mesure, soumise à l'appréciation du chef d'entreprise et sujette ‒ malgré sa conscience ‒ à d'appréciables erreurs. Nous sommes, d'autre part, avertis que ce n'est pas par hasard, ni par routine, mais après de laborieux tâtonnements allant jusqu'à la consultation des intéressés (dont les réponses furent, en l'occurrence, singulièrement conservatrices. C'est, « désespérant de trouver une forme supérieure qu'il fondera l'association en lui donnant pour base le partage des bénéfices au prorata des salaires touchés par les ayants-droit »(J.-P,)... Il convient de rappeler ces considérations avant d'aborder le mécanisme de la participation aux bénéfices dont le système de répartition est ainsi fonction de la rétribution, c'est-à-dire qu'il accentue, par sa proportionnalité, l'arbitraire initial des appointements et salaires...
Sur les bénéfices industriels bruts constatés par les inventaires (cet exposé est résumé d'après la Notice de la Société du Familistère, publiée en 1926) il est défalqué, à titre de charges sociales :
1° Prélèvement statutaire pour les amortissements ;
2° Subvention aux diverses assurances mutuelles ;
3° Frais d'éducation et d'instruction de l'enfance ;
4° Intérêts payés au capital (5 %, payables en espèces).
Ce qui reste constitue le dividende (bénéfice net) attribué :
1° Au fonds de réserve (25 %) ;
2° Au capital et au travail (50 %, payables en espèces pour le capital et en parts d'intérêts (titres d'épargne) pour le travail) ;
3° Aux capacités (25 % ainsi répartis) en titres d'épargnes : a) à l'Administrateur-Gérant : 4 % ; b) au Conseil de gérance : 16 % ; c) au Conseil de Surveillance : 2 % ; e) en espèces, préparation et entretien aux écoles : 1 %.
Pour fixer par quelques chiffres l'importance des opérations financières que comportent les attributions aux facteurs essentiels de l'Association « du capital, du travail et du talent », relevons que, de 1880 à 1900, il a été distribué au travail, en titres d'épargnes, une somme totale de près de trente-neuf millions, qui se décompose ainsi :
Aux ouvriers et employés, et aux capacités, environ trente-trois millions ;
À l'assurance des pensions (part des Auxiliaires, etc.) environ six millions.
Dans cette même période, le montant total des salaires s'est élevé à plus de 166 millions. Le travail a donc reçu, tant en salaires (166 millions) qu'en bénéfices (39 millions) le total de 205 millions. Et le capital : en salaires (11 millions), en bénéfices (1 million), soit 12 millions. On voit que la part revenant au travail, en dehors de ses salaires, se trouve de beaucoup supérieure à la part totale du capital ; que, de plus, le capital étant représenté lui-même par les parts d'intérêts acquises par le travail, c'est, en réalité, au travail que tous les bénéfices ont été distribués. Nous verrons tout à l'heure le revers social de cette médaille séduisante... Pour l'instant, notons encore ces documents. Depuis la création du Familistère jusqu'au 30 juin 1925, le chiffre total net d'affaires industrielles, pour les deux usines, s'est élevé environ à 350 millions. Le montant net des affaires commerciales dans les économats a atteint la somme de 37 millions. Depuis la fondation, la Société a versé 9 millions en subvention aux diverses assurances mutuelles. Les frais d'éducation et d'instruction de l'enfance donnent un total de 1 million 1/2. Enfin, les remboursements de capital effectués sur les titres anciens se sont élevés à quelque 27 millions.
Voyons, rapidement, en quoi consiste le système de mutualité destiné à parer à la maladie (allocations et services médicaux), à la vieillesse (retraites), à l'invalidité (pensions), et à garantir aux habitants du Familistère le nécessaire à la subsistance. Il prévoit l'aide aux veuves et aux orphelins des associés et sociétaires. Il comprend deux branches-mères d'assurances ad hocet un fonds de pharmacie. La caisse de secours en cas de maladie est alimentée ‒ pour le principal ‒ par les retenues sur les salaires des ouvriers. Celle des retraites garantit pour beaucoup des besoins posthumes. Car il faut avoir soixante ans révolus pour être admis à en bénéficier. Déjà, à partir de 1852, Godin avait introduit pour son personnel, par la constitution de caisses spéciales, un ensemble de garanties mutuelles complétées et fixées, en 1880, par les statuts de l'association. De 1880 à 1900, la caisse d'assurances contre la maladie a reçu au total près de 881.000 francs et versé 875.000 francs...
Notons enfin, en terminant, pour fixer complètement les ressources de l'association, qu'à sa mort ‒ en 1888 ‒ Godin lui a laissé par testament tout le disponible de sa fortune.
L'organisme directeur comprend :
1° L'Administrateur-gérant, nommé par l'Assemblée générale des associés et choisi parmi les membres du Conseil de gérance, sans limitation de durée de son mandat, sauf révocation ;
2° Un Conseil de gérance composé ‒ outre l'Administrateur-gérant ‒ de trois associés (élus pour un an par les associés), dix Directeurs ou chefs de services (membres de droit de par leur fonction) ;
3° Un Conseil de surveillance (trois membres élus par l'Assemblée générale).
Les travailleurs se divisent en quatre groupes :
1° Les auxiliairesou arrivants. Ce groupe comprend, outre le « personnel flottant » de l'usine, ceux qui attendent le premier titre, évalué selon le rendement du demandeur ;
2° Les participants, c'est-à-dire admis à posséder un titre de participation, qui touchent une part sur les bénéfices ;
3° Les sociétaires, qui reçoivent une part et demie. Ils peuvent être élevés à ce degré après trois ans de « participation » ;
° Les associés. Ils ont droit à deux parts et doivent exciper de cinq ans de présence dans les habitations du Familistère.
Cet échelonnement ‒ choquant dès l'abord ‒ où Godin, malgré tout, voyait, dans une collaboration constante et l'accession possible aux plus hautes fonctions, l'œuvre sous la garde vigilante des intéressés, voyons, dans les réalités même, où il en est ‒ après plus de 40 ans ‒ ce qu'il a produit et dans quel sens l'association a pu « durer et même se développer »...
L'embauchage est sous le contrôle direct du gérant et les opinions subversives du sollicitant (socialiste, communiste, anarchiste) ne constituent jamais pour lui une recommandation. Les auxiliaires qui peuvent, en droit, prétendre, après un an à l'octroi d'un titre de participation, le doivent, en fait, ‒ il est seul juge de l'opportunité ‒ à la décision du gérant. Un exemple. Les non-associés sont en force ‒ et les éléments révolutionnaires y sont assez nombreux ‒ pour en imposer par un arrêt momentané du travail. C'est ainsi qu'une grève eut lieu en 1925 et une forte agitation en 1926. Or ceux qui y ont été mêlés n'ont pas reçu de titre cette annéelà... Les participants ne décrochent ainsi leur premier grade qu'après deux ou trois ans d'attente. Pour devenir sociétaire, il faut au moins vingt ans de présence à l'usine, pour les gens du dehors. Ceux qui habitent les locaux du Familistère, plus heureux, y arrivent bien avant. Toutes ces catégories sont, enfin, tenues à l'écart des assemblées. Les sociétaires voient à leur tour subordonnée aux aléas de vacances ‒ et de l'admission ‒ dans les logements l'entrée dans la catégorie suprême. Et cette condition est cause que rares sont les mouleurs (métier éprouvé) qui vivent assez pour en connaître les douceurs et la gloire et que les émailleurs (condamnés à l'anémie, à l'asphyxie, à l'empoisonnement lent par les composés de plomb : produits toxiques qu'avait proscrits Godin) sont réduits à en caresser le rêve. Les associés (minorité princière et détestée : ils sont trois cents environ sur deux mille ouvriers) sont intronisés par l'Assemblée générale, sur la proposition du Gérant. Ils sont l'unique groupe admis « au gouvernement de la chose commune ». Ils ont seuls ‒ si l'on peut dire ‒ « voix au chapitre », c'est-à-dire qu'ils sont seuls appelés ‒ une ou deux fois l'an ‒ à prêter l'oreille à l'exposé de la situation générale. Leurs attributions, en dehors de quelques élections (conseils de gérance, de surveillance) qui sont autant d'acquiescements ou de maintiens automatiques, consistent en des approbations de gestion (qui, s'il la conteste, ose la discuter ?) Le champ de leur curiosité est d'ailleurs circonscrit à l'ordre du jour établi par le Gérant... avis pris du Conseil de gérance. On sait, d'autre part, que ce Conseil de gérance, en dehors de trois Familistériens, ne comporte que des directeurs de service, c'est-à-dire, dans la pratique (devant les interventions problématiques de l'Assemblée générale) des subordonnés ou collaborateurs étroits gérant, plus ou moins suspendus à son bon vouloir et attachés à sa fortune. Le dit Conseil décide ‒ sur la proposition du Gérant ‒ sur les admissions des travailleurs aux diverses catégories, les acceptations ou les renvois dans les logements du Familistère, les exclusions de la Société (celles-ci, sauf ratification de l'Assemblée générale) et sur diverses questions secondaires (de mutualité, d'éducation, etc...) et... donne son avis sur « les opérations industrielles et commerciales et autres questions intéressant la Société ». Ce Conseil, dont on comprend trop bien l'effacement, qui n'est pas même un Comité de Contrôle, quoiqu'il « embrasse dans son attribution tous les intérêts de l'Association », les abandonne en fait entre les mains du gérant. Bien illusoire aussi le rôle du Conseil de surveillance, qui veille sur les statuts, s'assure de la bonne tenue des écritures, vérifie les comptes et bilans soumis par l'Administrateur à l'Assemblée générale des associés... Dans ces Conseils, seuls apportent une véritable culture (technique et générale) et des capacités administratives les directeurs et le gérant. Les autres ‒ en peut-il être autrement, en général, pour un ouvrier ? ‒ n'ont qu'une instruction rudimentaire. Ils sont, par le vote de leurs pairs, amenés pour ainsi dire automatiquement, à l'âge et à leur tour, à prendre place dans les Conseils. Le voudraient-ils, que devient, dans l'incompétence parfois totale, la collaboration active à leurs travaux, la participation intelligenteaux rouages supérieurs ?...
Quant au gérant, il nomme et révoque tous les employés et fonctionnaires dans les conditions prévues par les statuts. Il délègue à un ou plusieurs membres du Conseil de gérance (pour l'usine de Guise) à un sous-directeur (dans l'usine de Bruxelles), à un économe (pour les services du Familistère) une partie de ses attributions. « L'action morale de l'Administrateur-Gérant ‒ dit la Notice‒ doit être considérable. Surveillant d'une manière générale les établissements et les affaires de l'Association, il unit et concentre tous les pouvoirs. Par les qualités du cœur et du caractère, il doit maintenir la correction des rapports entre les fonctionnaires, être l'âme de la concorde entre les chefs de services, les employés, les ouvriers et les membres de la Société. Il veille au respect et à l'application des statuts... » Ainsi, plus qu'un directeur de société anonyme dont le conseil de Gérance n'est pas même un Conseil d'administration, le Gérant voit ramener en sa personne toute l'autorité et les prérogatives de la direction. Et nous voici revenus au patronat d'élection à titulaire inamovible. Dans les limites des statuts, toujours interprétables et souvent compressibles, une souveraineté véritable s'établit, à laquelle le prestige de la « raison sociale » met une sorte d'auréole. Dès lors, qu'il n'ait pas la large compréhension d'un Godin, qu'il n'emploie pas son influence à maintenir, puis à pousser l'œuvre sur les voies prévues par le fondateur, que subsiste-t-il de l'espritde l'Association ?
Ce n'est pas tout. Cette unité morale ‒ sans laquelle l'Association n'est qu'une vulgaire et superficielle agglomération, avec le succès pour facteur unique de cohésion ‒ est brisée dans l'œuf par les écarts formidables de la rétribution. Voici des chiffres. Les mouleurs, ajusteurs, émailleurs, etc... ‒ grâce à l'intensité du travail aux pièces ‒ réalisent un salaire journalier de 25 à 50 francs (en moyenne 25 à 30) auquel s'ajoutent les bénéfices correspondants. Par exemple, un « fignoleur », qui fait les modèles en fonte, gagne à peine 30 francs par jour, plus 80 fr. pour cent heures de travail (par quinzaine) supplément dit de « vie chère ». Il est jeune, celuilà, et cependant associé (il en est qui, habitant le Familistère, ont pu l'être à vingtsix ans). En 1926, son « boni » s'est monté à quelque 3.800 francs... Un contremaitre gagne environ 900 fr. par mois, plus la part proportionnelle. Les directeurs touchent de 1.500 à 2.000 francs par mois et participent aux bénéfices pour 60 à 70.000 francs par an. Quant au Gérant, il recevait, en 1921, en appointements, 15.000 fr. par an, en parts diverses 96.000. En 1926, il lui revient, d'une part, 37.000 francs, et, en bénéfices, 240.000 francs.
Les redressements préconisés par certains ‒ et plus ou moins étranglés d'avance par les statuts ‒ ne seraient, en l'occurrence, si désirables soient-ils, que d'insuffisants correctifs. Tels : présence pendant cinq ans dans les catégories expectantes et admission, de droit, au titre d'associé dans la sixième année ; réduction du temps de présence à l'usine (avec salaire journalier égal à celui du métier le mieux rétribué) pour les ouvriers qui se livrent à des travaux épuisants ou insalubres ; révision de tous les appointements et salaires et du pourcentage de répartition pour en corriger les disproportions ; renouvellement, tous les cinq ans, par tiers successifs (et par l'Assemblée générale) de tous les membres du Conseil de Gérance, avec rééligibilité mitigée ; extension des attributions et contrôle effectif du dit Conseil, participant, aux côtés du Gérant, avec des droits définis, à la direction de l'entreprise ; fixation à dix ans de la durée du mandat de l'Administrateur-Gérant, rééligible seulement, le cas échéant, après une période égale d'interruption ; réorganisation de l'éducation sur des bases modernes et en dehors de principes officiels manifestement en désaccord avec le plan social du Familistère ; prélèvement important sur les bénéfices pour le développement des habitations unitaires ; éditions de vulgarisation des œuvres de Godin et des siens ; commissions d'études sociales et économiques ; création d'un Conseil supérieur chargé d'étudier les directives du fondateur en vue d'adapter à son but social l'orientation de l'Association, etc., etc...
De la présentation, concise mais exacte, que nous avons faite ressortent les vices qui, le fondateur disparu, vont envahir et submerger l'Association. Les facteurs d'intérêt ‒ qu'abrite çà et là le talent ‒ auxquels, dans la crainte de voir l'œuvre périr matériellement, Godin a accordé un rôle exagéré, y conquerront sans peine la prédominance. Le principe même des avantages stimulant et récompensant les capacités ‒ et qu'il regarde comme inhérent à la mentalité humaine ‒ déjà porte en lui la renaissance des suprématies. Elles seront bientôt tyranniques. L'erreur tactique fondamentale est d'avoir, sur les bases de l'importance du mérite, laissé s'établir un tel déséquilibre dans la répartition qu'il équivaut en fait à la consécration savante ‒ et aujourd'hui scandaleuse ‒ de l'injustice et du privilège. Par une graduation qui s'affirme en brutales catégories se trouve remis en suspens ‒ dans l'association comme au sein même des entreprises capitalistes ‒ toute la question de l'inégalité, non seulement en face des risques et de l'effort (qui vont jusqu'à modifier la longévité) mais devant l'abondance et devant la joie, sinon devant les aspirations profondes de la vie. Par la porte inconsidérément ouverte de la participation proportionnelle sont rentrées toutes les tares qui corrompent à la source les régimes d'intérêt et dessèchent jusque dans leur germe les élans fraternels. Cette hiérarchie du profitque, de son vivant, Godin dominait de toute l'envergure de son esprit et de sa belle passion d'idéaliste, a repris d'assaut une place toute préparée. Seule la tenait éloignée, non les institutions, mais « cette idée haute, infatigable, humaine et courageuse » dont parle le Philosophe. Parti ce grand croyant, dont la lumière les tenait dans l'ombre, sont réapparus les démons griffus qui, dans les profondeurs de l'être humain, attendent l'heure ‒ prodigue ‒ de leur règne. Si les « continuateurs » (tout en matérialisme centripète) n'ont pas failli pour l'industrie ‒ une prospérité prodigieuse et comme éclaboussante le dit assez ‒ personne ne s'est levé pour reprendre et projeter, sur l'œuvre, sa pensée comme un flambeau. Godin, apôtre du travail, en menait les vaincus, relevés, sur les pentes du ciel. Ceux-là, sur eux, gouvernent, en tirent des affaires... Dire que, depuis la mort de Godin, le Familistère a duré et évolué dans un sens socialiste serait mentir. On y paie les ouvriers mieux que partout ailleurs pour un travail fatigant. Le titre est une consolation qui vient à point tous les ans. Depuis la guerre, la Société a produit beaucoup et gagné ce qu'elle a voulu... Plus loin que la carence morale des successeurs (d'ailleurs, on apporte en naissant, bien plus qu'on ne l'acquiert, le sentiment aigu et frémissant de l'équité et rares sont ceux qui, nantis de tous les biens, souffrent plus d'être seuls à les détenir qu'ils ne jouissent de leur possession) plus loin que les fondements vicieux de l'Association, par delà ces statuts inévitablement ‒ étriquer ou périr ! ‒ douloureusement restrictifs, il y a (cause aussi, sinon seule et première) l'incoercible apathie de la masse et son insoulevable inertie...
Revenons à une réalité que Godin connut trop et que les sociologues, après lui, n'ont pas fini de rencontrer. Le Familistère en renouvelle l'exemple. Elle est partout présente dans les œuvres qui tentent d'appeler le peuple au gouvernement de ses affaires et semble bien près d'être irréductible. Elle est faite ‒ et c'est son danger le plus grave ‒ bien moins d'ignorance révisable que d'originelle inertie. C'est cette apathie collective, qui est comme le mal fluidescent des masses et que les plus belles façades de nos espérances adornent en vain de leur optimisme. Les sociétés, tant économiques que politiques, tous les groupements d'action en voient surgir le spectre invariablement régresseur. Elles cèlent le vice inexorable qui fait des plus prometteuses démocraties des monarchies à peine éparpillées, fausse d'autocratisme le règne fallacieux des capacités. Par delà l'apparence de leur contrôle délibérant ‒ à défaut d'activité créatrice ‒ les assemblées sacrifient à quelques individualités volontaires ce pouvoir qu'elles semblent déléguer de leurs voix souveraines. Et s'établit, en fait, cette dynastie des occupants ‒ valeureux ou non, mais prestigieux ‒ qui promènent sur la foule opinante leur sceptre incontesté... Usinier, société administrée, coopérative autoritaire : du maître héréditaire et des chefs irrévoqués aux fonctionnaires inamovibles, tous sont les tenants du règne d'un même capitalisme inébranlé. À part la faible distance du patronat omnipotent ‒ l'Empire ‒ au Conseil dirigeant ‒ ce Directoire, où déjà quelque empereur émerge ‒ où sont, sur le plan de la libération du travail et de sa participation effective et compétente à la gérance de la production, les différences décisives ? En quoi la mentalité sociale de l'ouvrier ‒ je ne parle pas de son bien-être, que peut agrandir, comme pour toute corporation avantagée, une rétribution supérieure ‒ est-elle élargie dans le sens de l'émancipation solidaire et relevé son niveau humain, lorsqu'il gravite, avec la même passivité profonde, dans le cercle inchangé d'un labeur sans pensée ?...
De ce Familistèrequ'une pleine existence a péniblement, amoureusement enfanté, que reste-t-il ? L'Association ‒ dans le sens où elle intéresse les sociologues et les penseurs, et Godin lui-même ‒ l'Association est déjà mort-née dans les groupes. Godin le sent, et il le sait quand il dit : « Je suis resté près de vous, travaillant sans cesse à votre seul bien, et vous n'aurez pas su me comprendre. Combien la postérité, qui juge les hommes en dernier ressort s'étonnera de mon isolement et des difficultés qui m'auront assiégé jusqu'au milieu de vous !... Quant à moi, je suivrai ma route, quels que soient les obstacles que j'y rencontre. Je n'en dévierai pas et si je ne puis réaliser avec vous toute l'œuvre que je porte en moi, j'aurai du moins travaillé pour l'avenir et jeté dans le monde des germes féconds qui ne failliront point à porter leurs fruits » (5 avril 1878). L'Association, il ne fait plus qu'en enfermer le squelette dans les statuts. Jusqu'à sa mort, il lui prêtera sa chair et lui donnera, sous son souffle brûlant, un semblant de vie. Mais, après lui, retombera sur ce cadavre toute la poussière de son rêve...
Du haut en bas de l'échelle des favorisés, chacun fait ‒ ou laisse faire ‒ des affaires. Il s'agit avant tout de produire, afin de beaucoup récolter. Les attentions, comme les agrandissements, vont d'abord à l'industrie. La prospérité entretient l'insouciance, accentue le conservatisme. De grands revers ‒ épreuve héroïque ‒ secoueraient-ils cette somnolence ? Donneraient-ils quelque flamme à ce corps refroidi ? Ramenés de l'aisance aux difficultés, réincorporés à la masse, les avantagés du jour se sentiraient-ils enfin les frères de ceux qui, autour d'eux, n'ont pas droit au vote des assemblées, ont le moins de garantie et sont les plus surmenés ? Leur solidarité regagnerait-elle ‒ par delà les murs de ce Familistère devenu la prison de leur cœur ‒ cette grande famille ouvrière qui peine dans la pénitence ?... Ou ne sortirait-il de ce malheur que la dispersion et la mort dans le déchirement des appétits soudain contrariés ?
Chez les dirigeants, trop belle est la situation de parvenus pour en troubler les digestions par des chimères incongrues ? Tout le bien possible n'est-il pas fait ? Vont-ils, après Godin, se remettre à chevaucher l'utopie ? Qu'on les laisse administrer en paix la maisonnée...
II y a, parmi les associés, de rarissimes exceptions (assez comparables à celle que fut Godin lui-même dans le monde industriel et bourgeois) qui s'intéressent au sort des catégories inférieureset qui disent : « Nous faisons fausse route. il faudrait reprendre et développer l'œuvre de Godin, chercher à étendre le bien-être à tous... » Mais ceux-là n'ont pas accès aux sphères directrices et leur rappel timide se perd dans le bourdonnement « bienfaisant » de l'usine... Le reste est détaché de telles préoccupations. Pour eux, associés, c'est le rêve, le Familistère. Où aller pour trouver mieux ? « Vous, messieurs les grincheux, qu'avez nous offrir ? Des idées sociales maintenant, à quoi bon ! Pas de syndicats : nous sommes tous patrons. Pourquoi de nouvelles folies qui viendraient contrarier les bénéfices futurs ? Socialiste ? On l'a été quand la Société se développait et que les os étaient maigres. Aujourd'hui, ça va. Inutile de chercher « crabouille » dans le paradis Godin... » Les avantages conquis ‒ acquis est plus juste ‒ ne suscitent guère en eux le désir d'élever à leur condition les infériorisés du labeur. Ils s'en targuent au contraire comme d'une supériorité qui les autorise au détachement, voire au mépris. S'ils s'arrachent à leur indifférence, et s'ils se penchent, de leur balcon petit-bourgeois, ce n'est pas pour tendre la main à leurs compagnons d'en bas. S'ils jettent, hors de la zone souriante où les a portés, malgré eux le plus souvent, l'initiative prévoyante du fondateur, un regard accidentel, ce n'est presque jamais pour mieux ouvrir leur cœur à ces rumeurs qui répercutent ‒ murmure encore ‒ l'insatisfaction des foules. C'est bien plutôt dirigés par la crainte qu'avec « leurs grèves » insolites, et tous ces coups de bélier ‒ horreur ! prodromes révolutionnaires ! ‒ elles n'arrivent à bousculer la quiétude de leur Eldorado. Sans qu'il leur en coûtât d'ailleurs autre chose que l'acceptation et l'accoutumance, ils ont fait ‒ si l'on peut dire ‒ leur « révolution ». Autour de leur vie moutonnière se sont agrégées toutes ces menues matérialités qui constituent le bloc confus de leur idéal. Et dans cet État où d'autres besognent et grondent ‒ ô les empêcheurs de durer la fête ! ‒ il a suffi qu'ils aient leur État pour que la question sociale ne soit plus qu'un tracas retourné dans l'ombre. Et cela est dans la norme rétrécie des cloisonnements sociaux. Le privilège a déplacé l'axe de la victoire. Et, dans le cercle admis où la propriété est un dieu qu'on défend plus qu'un bien qu'on partage aussi « l'espoir changea de camp, le combat changea d'âme ». Pareil à ces déracinés dont l'instruction fait des transfuges du peuple, l'ouvrier qui croit avoir gravi un échelon du capitalisme ‒ et tel est l'angle sous lequel le Familistérien juge son ascension ‒ en épouse l'esprit et les objectifs. Il cesse de partager les aspirations d'intérêt du prolétariat. Cette « conscience de classe », comme disent les communistes, cesse d'animer sa solidarité et il ne peut rester fidèle ‒ ou revenir ‒ à la cause humaine du travail que par la sensibilité de ses fibres ou l'adhésion de sa raison... Les associés du Familistère illustrent, d'une manière au moins inattendue de Godin, la thèse des « circonstances ambiantes », attestent une fois de plus, par leur exemple, cet axiome social, repris ailleurs par Marie Moret (Histoire des Pionniers de Rochdale), à savoir que « si les ouvriers deviennent » (ou s'imaginent être devenus) « des patrons, ils agissent » (ou trouvent bien que pour eux on opère) « comme les chefs d'industrie dont hier encore ils se plaignaient... »
Il n'y a pas d'harmonie dans le favoritisme. On n'en a pas atteint le principe lorsqu'on élève au privilège quelques centaines d'individus. La question sociale reste posée, et dans les mêmes termes que partout ailleurs. Et l'injustice se complique, dans l'œuvre même, pour tous ceux demeurés en dehors de ses avantages comme d'une sorte de frustration. La solidarité du travail, espérée par le fondateur, n'est guère ici que la rencontre tactique de clans voisinant. La hiérarchie des faveurs fait des catégories statutaires des coalitions de haine ou d'envie. Plus même peut-être qu'une représentation libéralement consentie à l'intérieur de l'atelier » qui sait si l'application de « l'élever pour diviser », adjuvant du « diviser pour régner » n'aurait pas pour effet de prolonger, pour une durée indéterminée, l'existence de ce capitalisme contre lequel s'élèvent aujourd'hui de si furieuses colères » (J. P.).
Godin n'avait pas prévu, lorsqu'il appelait à la vie du Familistère ceux qu'il jugeait les plus aptes à porter plus loin son effort, que les élus, dépourvus des ailes de son idéal, glisseraient, par la force des chose, au service du passé, camperaient devant son horizon posthume la barrière de leur satisfaction personnelle. Dans le Familistère, entrevision d'un grand idéaliste, la tâche rêvée ne pouvait durer et grandir que par le soutien viril d'un même idéal. Plus d'une fois, l'animateur, sentant devant lui l'avenir déjà se dérober, a dû se retenir à l'espérance qu'à défaut d'une main pour reprendre à la sienne le flambeau, les institutions. enchâssées dans l'armature des statuts, vivraient assez pour donner naissance à quelque héritier de l'idée. Improbable clarté qui, d'ailleurs, ne verrait, elle aussi, que l'étape d'un homme. Par essence, les édifices d'Intérêt ne sont pas générateurs d'idéalisme. Et ils n'en peuvent permettre l'éclosion que si, atteignant la Société même, ils écartent du même coup, pour les individus, placés en face d'identiques possibilités, tous les mobiles de basse compétition...
Le problème social ne se résout pas par agrégations successives. C'est un problème d'ensemble qui appelle des solutions générales. Les mieux intentionnées des tentatives particulières ‒ pareilles à ces défenseurs du prolétariat enlisés lentement dans le marais parlementaire et légaliste ‒ s'étiolent en compromissions, voient se pervertir leurs directives dans une réincorporation progressive aux formes ambiantes qui les enserrent de toute la puissance de l'âge et du nombre et de ce faisceau d'acceptations commodes qui lie l'individu aux choses établies. Être convaincu que « le succès serait assuré si l'on parvenait à dresser, de pied en cap en quelque sorte, un spécimen d'association qui, par la seule force de l'exemple, s'imposerait de proche en proche à l'imitation universelle » (J. P.) rêve inaccédé des Fourier et des Godin. Ilots perdus du mieux-être, ils ne suscitent pas assez vite la floraison d'autres essais solidaires et se voient décimer pour avoir tenté la bataille en ordre dispersé. Et qu'est-ce, lorsque la flamme, dès l'aube, les a quittés et qu'ils ne tendent qu'à adapter aux sollicitations courantes un mécanisme déjà dénaturé, quoique prévu pour d'autres fins ; quand la coopération n'est plus qu'une canalisation ingénieuse et moderne des aspirations du prolétariat vers les normes du capitalisme... Partie sous de tels auspices, l'œuvre devait périr ‒ et elle est morte, nonobstant l'affaire qui perdure ‒ dans l'impasse où la menait son évolution logique. Et nous devions revoir, là aussi, ce couronnement : le hissement final d'une caste opulente sur l'éternel bétail besogneux...
Tel que nous le connaissons, le Familistère apparaît surtout, à notre époque et dans l'ordre et le cadre bourgeois où le situent son organisation générale et son mode de répartition, comme un formidable édifice de coopération. Il enseigne ainsi que, dans la société présente, dureront, plus que les coopératives socialisantes qui ne sont qu'un capitalisme sans tête, celles où, appuyées sur les étais solides des statuts, des administrateurs pourront se conduire en patrons. Mais, si puissant soit-il en ses réalisations matérielles, et si original en quelques tendances, si florissante commercialement que se révèle une production appuyée sur une technique supérieure, si important qu'apparaisse, en dépit de tares innées et s'aggravant, son bilan d'institutions, le Familistère s'inscrit en courbe fléchissante sur le tableau des espérances du travail, et se dégage, du meilleur de ses intentions et du plus durable de ses créations, la preuve de son insuffisance sociale et de son égarement...
Ce qui élève sur un plan spécial l'œuvre de Godin et en assure, pour longtemps, la répercussion, c'est que ‒ en cette matière vive, changeante et souvent insaisissable qu'interroge la sociologie ‒ elle est une expérience loyale, ardente, ininterrompue, qui dépasse ce que l'on regarde d'ordinaire comme le seul positif de son effort. Et s'il n'a pas résolu ‒ lui non plus ‒ la compression de ces inégalités sociales qui blessent tous les esprits justes et raisonnables et font saigner les cœurs sensibles, il a du moins rassemblé ‒ et les chercheurs s'en souviendront, qui poursuivent la tâche inachevée ‒ des matériaux et des clartés qui sont une contribution précieuse aux fondements ardus de la Cité.

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