samedi 16 mars 2019

Autogestion et hiérarchie Par Cornelius Castoriadis


Texte écrit en collaboration avec Daniel MOTHE et publié dans CFDT Aujourd’hui, n°8, juillet - août 1974, repris dans « Le contenu du socialisme », UGE 10/18, 1979


« D’autant plus que, depuis des millénaires, on fait pénétrer dans l’esprit des gens dès leur plus tendre enfance l’idée qu’il est « naturel » que les uns commandent et les autres obéissent, que les uns aient trop de superflu et les autres pas assez de nécessaire. »

« Décider, c’est décider soi-même. Ce n’est pas laisser la décision à des « gens compétents », soumis à un vague « contrôle ». Ce n’est pas non plus désigner les gens qui vont, eux, décider. Ce n’est pas parce que la population française désigne, une fois tous les cinq ans, ceux qui feront les lois, qu’elle fait les lois. Ce n’est pas parce qu’elle désigne, une fois tous les sept ans, celui qui décidera de la politique du pays, qu’elle décide elle même de cette politique. »

« On dit que s’il n’y a pas de contrainte, il n’y aura aucune discipline, que chacun fera ce qui lui chantera et que ce sera le chaos. Mais c’est là encore un sophisme. La question n’est pas de savoir s’il faut de la discipline, ou même parfois de la contrainte, mais quelle discipline, décidée par qui, contrôlée par qui, sous quelles formes et à quelles fins. Plus les fins que sert une discipline sont étrangères aux besoins et aux désirs de ceux qui doivent les réaliser, plus les décisions concernant ces fins et les formes de la discipline sont extérieures, et plus il y a besoin de contrainte pour les faire respecter. »

« Personne ne conteste l’importance du savoir et de la compétence, ni, surtout, le fait qu’aujourd’hui un certain savoir et une certaine compétence sont réservés à une minorité. Mais, ici encore, ces faits ne sont invoqués que pour couvrir des sophismes. Ce ne sont pas ceux qui ont le plus de savoir et de compétence en général qui dirigent dans le système actuel. Ceux qui dirigent, ce sont ceux qui se sont montrés capables de monter dans l’appareil hiérarchique, ou ceux qui, en fonction de leur origine familiale et sociale, y ont été dès le départ mis sur les bons rails, après avoir obtenu quelques diplômes. Dans les deux cas, la « compétence » exigée pour se maintenir ou pour s’élever dans l’appareil hiérarchique concerne beaucoup plus la capacité de se défendre et de vaincre dans la concurrence que se livrent individus, cliques et clans au sein de l’appareil hiérarchique-bureaucratique, que l’aptitude à diriger un travail collectif. En deuxième lieu, ce n’est pas parce que quelqu’un ou quelques uns possèdent un savoir ou une compétence technique ou scientifique, que la meilleure manière des les utiliser est de leur confier la direction d’un ensemble d’activités. »

«Aucune organisation d’une chaîne de fabrication ou d’assemblage ne peut être, ni rationnelle, ni acceptable, si elle a été décidée sans tenir compte du point de vue de ceux qui y travailleront. Parce qu’elles n’en tiennent pas compte, ces décisions sont actuellement presque toujours bancales, et si la production marche quand même, c’est parce que les ouvriers s’organisent entre eux pour la faire marcher, en transgressant les règles et les instructions « officielles » sur l’organisation du travail. »

«  On met parfois en avant cet argument incroyable, que sans une hiérarchie des salaires la société ne pourrait pas trouver des gens qui acceptent d’accomplir les fonctions les plus « difficiles » et l’on présente comme telles les fonctions de cadre, de dirigeant, etc. On connaît la phrase si souvent répétée par les « responsables » : « si tout le monde gagne la même chose, alors je préfère prendre le balai. » Mais dans des pays comme la Suède, où les écarts de salaire sont devenus beaucoup moindres qu’en France, les entreprises ne fonctionnent pas plus mal qu’en France, et l’on n’a pas vu les cadres se ruer sur les balais. »

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