Formes urbaines et hyper-lieux
La forme-camp, qui occupe soudainement des terrains
vagues, mais aussi bien recycle des bâtiments à l'abandon (les
entrepôts des aéroports ou des gares, les anciennes casernes,
deviennent ainsi des centres de rétention) implique que le camp,
contradictoirement, reste provisoire. A l'opposé la
forme-logement s'insère dans un espace déjà habitable, elle est
toujours déjà précédée par elle-même, et c'est ainsi qu'elle
est durable sans être définitive. S'il dure, le camp, qui reste
habitable sans l'être, devient de plus en plus invivable, simple
« projet de ville laissé à l'abandon », ou alors
change de forme pour devenir le quartier d'une ville. Il s'insère
alors dans cet espace déjà habité par la répétition indéfinie
mais structurante de la forme logement qu'est la forme-urbaine.
Le camp-ville est ainsi composé de maisons ou même
d'immeubles de plusieurs étages dans un espace très dense ;
ses infrastructures se développent, ses lieux se spécifient ( rues
de commerces ou de restaurants, terrains de sport...) ils sont nommés
– preuve que la nomination n'est pas que policière, qu'il existe
une justice du symbole. Cette structuration intérieure n'est pas
dissociable d'une intensification des relations avec l'extérieur.
Les architectes de l'urgence savent à quel point il est important,
dès l'installation du camp, de faire travailler la population locale
à son établissement, d'utiliser les matériaux et les entreprises
de bâtiment de la localité. Les fonds internationaux développent
des logiques d'équilibre, en subventionnant de manière égale le
camp et ses environs, en installant en même temps des conduites
d'eau et des fils électriques ici et là. Le camp se nomme, alors
aussi bien « ghetto », mais le ghetto est déjà par
définition partie intégrante de la ville, de son histoire. Alors
« la distinction entre réfugiés et citadins ne tient qu'à
un fil ».
S'éloigner de sa terre d'origine, arriver et chercher à
s'installer, c'est cela l'entrée dans l'expérience urbaine, telle
qu'elle a été vécue par une grande majorité de citadins. La ville
est toujours dure et inhospitalière pour l'arrivant ; elle ne
s'ouvre que très progressivement à lui, ne s'ouvre jamais
totalement dans la mesure où les quartiers ont leurs frontières
comme les réseaux leurs limites. Dans la plupart des villes du
globe, l'installation est souvent d'abord très provisoire, chez de
lointains membres de la famille ou de vagues connaissances, dans un
hôtel à bas prix, dans un quartier pour arrivants, c'est-à-dire un
bidonville. Or même les bidonvilles ont une forme, ce sont des lieux
de vie avec leurs infrastructures, leurs métiers, leurs maisons que
chacun aménage au mieux.
Dure et inhospitalière, la ville s'avère tout de même
plus hospitalière que l'état : si la différence entre les
arrondissements est faite de lignes, de même que la différence
officielle entre la ville et sa banlieue, toutes les frontières
urbaines sont plutôt des lieux que l'on peut traverser comme on peut
y rester. Rousseau le montre parfaitement dans les confessions :
Genève était murée, si bien qu'il est plus facile d'en sortir que
d'y revenir ( c'est ainsi que s'enclenche la vie itinérante de
Rousseau) ; en revanche Paris s'abordait par ses pauvres
faubourgs, qui peu à peu laissaient la place à des quartiers de
plus en plus riches, sans que l'on puisse jamais pénétrer dans son
centre, dans ses palais qui, tout aussi bien, se trouvaient hors de
la ville ( à Versailles). Depuis, les centres se sont disséminés,
les faubourgs sont devenus de simples quartiers, les champs
environnants et leurs villages sont devenus des villes, la ligne
entre la ville et la campagne a été remplacé par la
circonscription vague de « l'aire urbaine », où
peu à peu forêts et champs gagnent sur les habitations, à moins
qu'une aire urbaine en rejoigne une autre. Il n'est pas plus possible
de savoir à quel moment on arrive en ville que de savoir à quel
moment on arrive en son centre. Ici, ailleurs, les municipalités et
les communautés urbaines ont gagné à la fois en indépendance et
en interrelations, décidant de plus en plus de leurs espaces, des
fonctions qu'elles leur donnent, de leur ouverture également. C'est
ainsi que le droit à la mobilité est devenu droit à la ville, et
que ce droit a pris une forme juridique : celle du décret bien
plus que celle de la loi. Les villes les plus hospitalières
deviennent des « villes refuges », ou peuvent aussi,
comme très récemment en France, entrer en relation les unes avec
les autres dans une « association nationale des villes et
territoires accueillants ». Les politiques urbaines et les
expériences se partagent au niveau national mais aussi mondial, et
sans doute n'y a-t-il pas de solution locale qui ne soit pas
accompagnée d'un regard cosmopolitique : passage du camp aux
« maisons des migrants » d'une trentaine de personnes
disséminées dans la ville, réhabilitation de squats,
transformation de bidonvilles en vrais quartiers, mais aussi
ouverture de ces quartiers sur l'espace environnants...On sait de
mieux en mieux faire en sorte que les arrivants vivent avec ceux qui
sont déjà là : dans les mêmes immeubles, les mêmes
quartiers et pas seulement les quartiers pauvres, comme si migration
et pauvreté devaient toujours se qualifier mutuellement. On réussit
par hospitalité ce qui se manque par mesure de police – le
recyclage de casernes et d'entrepôts pouvant les muer en centres de
rétention administratives sordides, mais aussi en lieux habitables
par tous ( comme à Copenhague ou Hambourg). Ce mouvement hospitalier
est impressionnant au moment où les frontières sociales ont plutôt
tendance à se fermer, ou les classes aisées des villes tendent à
se réserver leurs quartiers ou leurs banlieues, où au moins leurs
écoles.
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