dimanche 3 mars 2019

Ne faire que passer, ne faire que rester Partie 4-1 Par Jérôme Lèbre




Formes urbaines et hyper-lieux

La forme-camp, qui occupe soudainement des terrains vagues, mais aussi bien recycle des bâtiments à l'abandon (les entrepôts des aéroports ou des gares, les anciennes casernes, deviennent ainsi des centres de rétention) implique que le camp, contradictoirement, reste provisoire. A l'opposé la forme-logement s'insère dans un espace déjà habitable, elle est toujours déjà précédée par elle-même, et c'est ainsi qu'elle est durable sans être définitive. S'il dure, le camp, qui reste habitable sans l'être, devient de plus en plus invivable, simple « projet de ville laissé à l'abandon », ou alors change de forme pour devenir le quartier d'une ville. Il s'insère alors dans cet espace déjà habité par la répétition indéfinie mais structurante de la forme logement qu'est la forme-urbaine.
Le camp-ville est ainsi composé de maisons ou même d'immeubles de plusieurs étages dans un espace très dense ; ses infrastructures se développent, ses lieux se spécifient ( rues de commerces ou de restaurants, terrains de sport...) ils sont nommés – preuve que la nomination n'est pas que policière, qu'il existe une justice du symbole. Cette structuration intérieure n'est pas dissociable d'une intensification des relations avec l'extérieur. Les architectes de l'urgence savent à quel point il est important, dès l'installation du camp, de faire travailler la population locale à son établissement, d'utiliser les matériaux et les entreprises de bâtiment de la localité. Les fonds internationaux développent des logiques d'équilibre, en subventionnant de manière égale le camp et ses environs, en installant en même temps des conduites d'eau et des fils électriques ici et là. Le camp se nomme, alors aussi bien «  ghetto », mais le ghetto est déjà par définition partie intégrante de la ville, de son histoire. Alors « la distinction entre réfugiés et citadins ne tient qu'à un fil ».
S'éloigner de sa terre d'origine, arriver et chercher à s'installer, c'est cela l'entrée dans l'expérience urbaine, telle qu'elle a été vécue par une grande majorité de citadins. La ville est toujours dure et inhospitalière pour l'arrivant ; elle ne s'ouvre que très progressivement à lui, ne s'ouvre jamais totalement dans la mesure où les quartiers ont leurs frontières comme les réseaux leurs limites. Dans la plupart des villes du globe, l'installation est souvent d'abord très provisoire, chez de lointains membres de la famille ou de vagues connaissances, dans un hôtel à bas prix, dans un quartier pour arrivants, c'est-à-dire un bidonville. Or même les bidonvilles ont une forme, ce sont des lieux de vie avec leurs infrastructures, leurs métiers, leurs maisons que chacun aménage au mieux.
Dure et inhospitalière, la ville s'avère tout de même plus hospitalière que l'état : si la différence entre les arrondissements est faite de lignes, de même que la différence officielle entre la ville et sa banlieue, toutes les frontières urbaines sont plutôt des lieux que l'on peut traverser comme on peut y rester. Rousseau le montre parfaitement dans les confessions : Genève était murée, si bien qu'il est plus facile d'en sortir que d'y revenir ( c'est ainsi que s'enclenche la vie itinérante de Rousseau) ; en revanche Paris s'abordait par ses pauvres faubourgs, qui peu à peu laissaient la place à des quartiers de plus en plus riches, sans que l'on puisse jamais pénétrer dans son centre, dans ses palais qui, tout aussi bien, se trouvaient hors de la ville ( à Versailles). Depuis, les centres se sont disséminés, les faubourgs sont devenus de simples quartiers, les champs environnants et leurs villages sont devenus des villes, la ligne entre la ville et la campagne a été remplacé par la circonscription vague de « l'aire urbaine », où peu à peu forêts et champs gagnent sur les habitations, à moins qu'une aire urbaine en rejoigne une autre. Il n'est pas plus possible de savoir à quel moment on arrive en ville que de savoir à quel moment on arrive en son centre. Ici, ailleurs, les municipalités et les communautés urbaines ont gagné à la fois en indépendance et en interrelations, décidant de plus en plus de leurs espaces, des fonctions qu'elles leur donnent, de leur ouverture également. C'est ainsi que le droit à la mobilité est devenu droit à la ville, et que ce droit a pris une forme juridique : celle du décret bien plus que celle de la loi. Les villes les plus hospitalières deviennent des «  villes refuges », ou peuvent aussi, comme très récemment en France, entrer en relation les unes avec les autres dans une « association nationale des villes et territoires accueillants ». Les politiques urbaines et les expériences se partagent au niveau national mais aussi mondial, et sans doute n'y a-t-il pas de solution locale qui ne soit pas accompagnée d'un regard cosmopolitique : passage du camp aux « maisons des migrants » d'une trentaine de personnes disséminées dans la ville, réhabilitation de squats, transformation de bidonvilles en vrais quartiers, mais aussi ouverture de ces quartiers sur l'espace environnants...On sait de mieux en mieux faire en sorte que les arrivants vivent avec ceux qui sont déjà là : dans les mêmes immeubles, les mêmes quartiers et pas seulement les quartiers pauvres, comme si migration et pauvreté devaient toujours se qualifier mutuellement. On réussit par hospitalité ce qui se manque par mesure de police – le recyclage de casernes et d'entrepôts pouvant les muer en centres de rétention administratives sordides, mais aussi en lieux habitables par tous ( comme à Copenhague ou Hambourg). Ce mouvement hospitalier est impressionnant au moment où les frontières sociales ont plutôt tendance à se fermer, ou les classes aisées des villes tendent à se réserver leurs quartiers ou leurs banlieues, où au moins leurs écoles.

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