Le mot
familistère désigne un établissement où plusieurs familles vivent
en commun, dans le système de Fourier, ou plus précisément : des
familles, unies par des liens moraux et économiques et groupées en
des habitations contiguës, qui apportent à la satisfaction de leurs
besoins généraux le renfort et les bienfaits d'une organisation
commune. Cette organisation est regardée comme fonction d'un milieu
favorable à la naissance et au développement d'une nouvelle
moralité sociale et le familistère devient la cellule initiale d'un
régime appelé à substituer l'harmonie de l'association au désordre
de la concurrence. Avant d'aborder, à ce propos et sur ce principe,
l'examen de la plus typique et de la plus durable des tentatives
qu'ai animé l'esprit fouriériste, il est bon, si nous voulons en
suivre de plus près l'inspiration, que nous embrassions, à travers
la première moitié du XIXème siècle, le mouvement social à son
éveil.
LES IDÉES
SOCIALES AU DÉBUT DU XIXème SIÈCLE
QUELQUES
PRÉCURSEURS
La
Révolution de 1789 ‒ à part l'effort tardif et primaire de Babeuf
et de sa République des Égaux ‒ avait limité d'une part à
l'abolition du servage et à la possibilité d'acquérir les biens
nationaux, et, d'autre part, il la délivrance du métier du cadre
des corporations, une tâche économique dont l'importance, par
ailleurs, lui avait échappé. Dans une France foncièrement
agricole, où l'industrie sommeillait encore dans l'artisanat, la
libération des couches paysannes appelées à la propriété
semblait ouvrir, avec une dispersion équitable de la richesse
nationale, l'ère d'une harmonieuse prospérité. Le transfert opéré,
souvent au profit d'habiles accapareurs, on s'aperçut qu'il ramenait
à l'astuce et à la rapacité une partie des terres enlevées aux
seigneurs et que s'ébauchait, au détriment de l'équilibre, une
décevante concentration. En même temps, le réveil véritable de
l'industrie qui arrachait à l'atelier et à l'échoppe toute une
branche du travail et poussait l'ouvrier sous les fourches caudines
du salariat faisait surgir de l'ombre une face encore insoupçonnée
de l'esclavage. À l'observateur attentif apparurent les symptômes
d'un mal grandissant, dont le prodigieux épanouissement mécanique
du siècle allait précipiter les ravages. Et des chercheurs
passionnés se lancèrent à la poursuite de remèdes dont l'urgence
se poserait vite avec brutalité. De leurs chevauchées audacieuses
et souvent chimériques, suivons le défilé succinct...
Le premier
en date de ces réformateurs sociaux est SAINT-SIMON (17601825). Des
divers ouvrages qu'il écrit au cours d'une vie active et mouvementée
se dégage le curieux principe d'une société toute scientifique où
le déisme fait place au physicisme et dont l'organisation s'appuie
sur le pouvoir des « sages », des savants. Mais surtout s'y affirme
une philosophie (celle des Leibnitz, des Condorcet), demeurée
abstraite jusque là, et dont Saint-Simon veut faire un facteur de
progrès économique : c'est la perfectibilité, non seulement des
êtres, mais de la société. « L'âge d'or, dit-il, est en avant,
non en arrière ». Il rêvait, sur la fin de sa vie, de voir la
religion s'élargir, elle aussi, sous la poussée de cette
sollicitation universelle et gagner une réalisation étendue des
maximes évangéliques. Il ouvre, par l'entrebâillement du dogme sur
les sciences positives, la voie d'une part au catholicisme assoupli
de modernisme et, par tactique, démocratique à ses heures et,
d'autre part, à ce libéralisme chrétien qui, à travers Reynaud et
Lamennais ira mourir à Marc Sangnier. Nonobstant leur dynamisme, ses
idées sont, de son vivant, très peu remarquées. Mais ses disciples
(Duvergier, Enfantin, Bazard, Pierre Leroux, Lechevalier, Jean
Reynaud, H. Carnot, Auguste Comte, etc., et, pour un temps, Blanqui)
lui assureront un glorieux retentissement.
Penchés sur
le passé, non plus pour enfermer le présent dans la glace tombale
des « vérités » retrouvées, mais pour en démêler les clartés
qui jalonnent et les lois qui régissent le développement du genre
humain, ils vont, élargissant le domaine des tâches de l'esprit
jusqu'aux intérêts du peuple dont leur cœur rejoint la souffrance,
et, pénétrés des enseignements de Condorcet, à savoir que «
toutes les institutions doivent avoir pour but l'amélioration
matérielle, intellectuelle et morale de la classe la plus nombreuse
et la plus pauvre », travailler à la régénération de l'humanité.
Pour les saint-simoniens, l'association universelle (avec ses états
organiques) doit se substituer à l'antagonisme (états critiques). «
Tout homme doit travailler » et le principe « à chacun selon sa
capacité, à chaque capacité selon ses œuvres » étagera, sous
l'omniscience de l'État, toute la société. Mais, pour mettre fin à
l'exploitation de l'homme par l'homme, il faut d'abord récuser, en
droit et en fait, la propriété héréditaire. « L'État héritera
des richesses accumulées et répartira les instruments de travail
suivant les besoins et les capacités .. Une banque centrale, avec
des banques spéciales, organisera la production méthodique sans
disette ni encombrement. L'enseignement exercera l'activité
matérielle de l'enfant pour l'industrie, la faculté Rationnelle
pour la science, la sympathie pour les beaux-arts. Il faut, d'autre
part, une religion plus puissante que les religions antérieures,
réhabilitant la matière actuellement sacrifiée à l'esprit. Les
prêtres coordonneront les efforts des savants et des industriels :
c'est vers une théocratie nouvelle que s'acheminera la Société. »
(Larousse.) Et voilà Dieu et l'État (providence en deux personnes)
« scientisés » et promus guides suprêmes du nouveau char
social...
Un des
disciples sociaux ‒ le plus original peut-être ‒ de Saint-Simon,
et longtemps un chef reconnu, ENFANTIN (1796-1864) veut poursuivre la
réformation des mœurs jusque dans le mariage et la famille,
proclame « l'égalité de la chair devant l'esprit, le droit des
amours mobiles égal à celui des unions constantes ». Et, sans
parler de l'atteinte à l'immuabilité (sous les auspices divins)
d'un mariage qui, dans la légalité même, s'ouvrira un jour sur le
divorce, les théoriciens anarchistes reprendront plus tard cette
réhabilitation païenne des sens refoulés par les contraintes
monastiques. Certains étendront jusqu'à la pluralité les libertés
de l'amour. Enfantin, par la renaissance du rôle et des droits du «
prêtre », égare sa morale vers « le matérialisme mystique de
certaines religions de l 'antiquité ». Il met au service de cette
résurrection un apostolat de « Messie » et ferme en Église la
nouvelle école. Aussi l'ascendant du « Père » couvre-t-il mal
l'étroitesse de la secte. Et le schisme en brise la rigueur
doctrinaire. En 1831, les « philosophes » : les Reynaud, Leroux,
Carnot, Charton, Comte, au fond demeurés fidèles à la suzeraineté
de l'esprit et distants, dans leur atticisme, d'une trop fruste
moralité, s'échappent. par la liberté individuelle, vers le groupe
d'études et d'élaboration. Ils laissent le pontife Enfantin
disputer à Bazard les derniers tronçons du corps saint-simonien et
ramener au cloitre le cycle religiosâtre de ses réformations...
Mais
l'influence de personnalités aussi puissantes survit à cette
dislocation. De nouveau éparses à travers la société du temps,
elles jettent autour d'elles bien des semences fécondes. De la
perfectibilité, gagée par le libre-arbitre universel, de l'auteur
de « Terre et Ciel » au positivisme, retrempé dans le
matérialisme, d'un Auguste Comte ; du socialisme chaotique d'un
Leroux jusqu'à la coopération directe des uns ou des autres à ce
progrès matériel qui demeure comme le lien tenace de leur
panthéisme commun, elles portèrent dans tous les domaines de l'idée
et des mœurs de salutaires répercussions. « Beaucoup de gens,
comme le dit Henri Martin, aujourd'hui ne savent pas qu'ils vivent,
en grande partie, des idées mises en circulation, soit par
Saint-Simon, soit par Enfantin et les siens, soit, plus souvent
encore, par les adversaires d'Enfantin qui avaient été d'abord ses
associés dans le saint-simonisme. Au fond, le saint-simonisme a été
comme la préface d'un livre qui reste à faire : on pourrait dire
que l'élaboration de ce livre continue sous des formes
contradictoires qui, sans doute, trouveront un jour leur unité... »
Parallèlement
au mouvement ‒ surtout spéculatif ‒ du saint-simonisme se
développent, en Angleterre, les expériences hardies de ROBERT OWEN
(17711858) qui, par les relations qu'il noue sur le continent, en
précipitent le retentissement. Owen préconise « l'égalité
absolue des droits et la communauté de tous les biens ». Devant le
désordre social, il plaide l'irresponsabilité des hommes, incrimine
le milieu, veut le rendre propice en le réformant. Du foyer de
NewLanark, les essais de coopératisme socialisant, auquel aboutit,
dans la pratique, une sorte de communisme tempéré d'autorité
patriarcale, gagnent les comtés surpris, inquiètent le
gouvernement, s'exportent, en 1826, au Mexique (terre d'élection des
colons sociaux) en « New-Harmony », pour, finalement, se désagréger
et périr. Comme des lambeaux, seules, en flotteront quelques idées,
bientôt assoupies. Et se les remémoreront, dans leur détresse,
quelque vingt ans plus tard, les pauvres tisserands de Rochdale,
pionniers modestes de ce mouvement coopératif anglais, de nos jours
si puissant...
En France,
un courant, lui aussi, en un sens, davantage effectif, porte plus
avant les tentatives spécifiquement socialistes. Dans ses Théories
des Mouvements et de l'Unité universelle, CHARLES FOURIER
(1772-1837) jette les fondements de la doctrine sociale qui aboutit
au phalanstère, fonde une école qui, sous des noms divers
(harmonieuse, sociétaire, garantiste, etc...), fera sentir jusqu'à
nous sa pénétrante influence. « Soumettant à un doute absolu
toutes les notions que lui apporte la civilisation, le philosophe
observe le monde et est frappé de l'harmonie universelle qui y
règne, grâce à la loi d'attraction, découverte par Newton. Seul,
l'homme fait exception à cet ordre, parce que, jusqu'ici, il a
substitué à la loi d'attraction morale des caprices philosophiques.
Pour le moment, il s'agit, pour l'humanité, qui a déjà traversé
les périodes successives d'édénisme, de sauvagerie, de patriarcat,
de barbarie et de civilisation, d'arriver à l'état de garantisme,
auquel elle touche, et qui l'acheminera vers l'harmonie parfaite.
« La loi
universelle se traduit dans le monde moral par l'attraction
passionnelle. En vain les moralistes ont voulu réprimer les passions
de l'homme. Il s'agit, bien au contraire, de modeler sur elles
l'organisme social. Elles sont au nombre de douze, et peuvent se
grouper en huit cent-dix caractères différents. Doublez ce nombre,
vous aurez la certitude de trouver réunis tous les spécimens
possibles de caractères. Ce sera donc d'environ seize cents
personnes que se formera la phalange, unité sociale de la société
future. Chaque phalange s'installera dans un palais, le phalanstère,
au milieu d'un territoire qui lui sera réservé, et où elle se
livrera à tous les travaux, chacun, selon ses goûts, s'enrôlant
dans des séries de travailleurs diverses. Le travail, devenu
attrayant, se fera sans effort et sera infiniment fructueux. Chaque
phalanstérien aura droit à un minimum de bien-être. Le surplus de
la production sera divisé en douze douzièmes, dont cinq
rémunéreront le capital, quatre le travail et trois le talent. Ce
système se généralisera en peu de temps sur le globe, qui formera
un seul empire unitaire. (Larousse.)
Pour avoir,
jusqu'à l'abusive assimilation, rapporté aux lois physiques et à
leur régularité, les phénomènes du monde moral et leurs
répercussions économiques, Fourier a précipité toute une portion
des énergies sociales dans l'impasse de l'utopie. Mais, pour vains
qu'apparaissent les essais de vie phalanstérienne que tentèrent,
tant vers 1830, en France, qu'après 1848, en Amérique, quelques-uns
de ses plus ardents disciples, la considération du mérite et,
d'autre part, l'importance de l'attraction ne manqueront pas de
préoccuper à nouveau les bâtisseurs qui, de Godin aux anarchistes,
chercheront, par des chemins différents, à harmoniser production et
répartition en dehors de l'ingérence de l'État. Malgré l'abîme
où doit sombrer, dans la pratique, la mise en jeu, sans distinction
de légitimité, sur le terrain social surtout, de toutes les
passions « naturelles, générales, primitives, et les passions
factices qui résultent des raffinements et des déviations des
sociétés vieillies » (H. MARTIN) ; malgré le jugement de légèreté
et d'artifice qui va attacher des expériences avortées aux
notations profondes, motrices d'une théorie seulement ingénieuse,
il n'en est pas moins vrai que Fourier y frôle, aux portes de la
sociabilité, des conditions qui sont bien près d'être des
déterminantes. Il introduit, dans la communauté mitigée qui est le
milieu de la cellule nouvelle, un facteur libre du travail et un
élément certain de concorde : l'affinité. Après lui, les systèmes
autoritaires l'écarteront a priori comme étant à l'inverse du
rendement et d'une introduction superflue à la base des rapports
humains, la contrainte au service de l'intérêt général devant
assurer à un degré suffisant ce minimum d'entente nécessaire à
l'équilibre du corps social. Par sa théorie des passions, Fourier
sauvegarde la liberté individuelle dont fera si bon marché, plus
tard, le collectivisme. Il évoque, par ailleurs, par une aperception
vigoureuse, le rôle futur de l'association, ce levier social, et il
en cherche vers la cohésion volontaire la forme la plus susceptible
d'assurer, dans l'abondance, l'indépendance de l'effort...D'autre
part, tandis que le pouvoir disperse à Ménilmontant les derniers
fidèles d'Enfantin, interdit les groupes nouveaux, contraint à
l'exil le fouriérisme dans la personne de Considérant, rejette dans
la conspiration les sectes socialistes plus ou moins issues du
saint-simonisme, l'activité des chercheurs sociaux, stimulée plus
qu'entravée par les obstacles, ne cesse de se développer. Le
communisme, assoupi depuis Babeuf, se remontre « tantôt pacifique,
tantôt violent ». Populaire et matérialiste, et plein de
réminiscences de la République de Platon, il gagne des adeptes à
son système « moins grandiose que celui de Saint-Simon, moins
ingénieux que celui de Fourier, mais le plus propre, par sa
simplicité apparente ; à séduire aisément les esprits peu
cultivés ». (H. MARTIN). Il oscille du classique Louis Blanc à
CABET et BLANQUI, ces romantiques, monte, à travers « l'Icarie »,
vers toutes les utopies égalitaires, d'essence poussé aux extrêmes.
Par sa formule, les forces deviennent l'arbitre de l'effort les
besoins le barème de la répartition. Mais il rappelle, lui aussi ‒
vertige du siècle ‒ pour dispenser sa justice distributive, la
toute-puissance de l'État, ramène sous sa tyrannie les ouvriers
arrachés à la dépendance du ventre et « justifie » par la
liberté ‒ le paradoxe a peu vieilli ‒ la dictature, ce
corollaire de toutes les révolutions...
Fanatiques
et désintéressés, touchant avec leurs fibres les souffrances d'une
classe spoliée, les agitateurs du communisme ressuscitent, pour son
triomphe, l'atmosphère jacobine, toute la violence des factions. La
Révolution les retrouve aux faubourgs : Cabet dans les clubs,
Blanqui menant l'émeute. En ces jours où le peuple a faim, le
drapeau rouge couvre l'impérieux appel de la vie, devient, en sa
seule couleur, comme le symbole d'unité d'une incoercible détresse
et l'emblème d'une « société nouvelle qui rompt avec 89 comme
avec l'ancien régime » et ouvre aux besogneux sans pain l'ère
d'apaisants lendemains. La répression s'abat sur les hommes, exalte
leur courage, en fait des apôtres. Faible par son système,
prestigieux par ses actes, le communisme grandit par ses martyrs. Et
Blanqui, « l'Enfermé », rayonne sur les simples en doctrine
vivante...
Déjà, vers
1840 ‒ et, de la période qui nous occupe, son influence
n'atteindra que les dernières phases ‒ se détache, à l'écart
des partis et des sectes, une silhouette puissante. À la faveur d'un
aphorisme retentissant, PROUDHON (18091865) martèle les
impossibilités ‒ ne sont au fond que des incompatibilités
provisoires ‒de cette propriété que « le travail détruit dans
l'ordre de la justice ». Campé en marge des systèmes et des
utopies (tour à tour « fantaisistes ou niveleuses ») qu'il
poursuit pour leur invraisemblance ou leurs dangers et qu'il
aiguillonne de ses aperceptions, sa violence dissèque
imperturbablement les tendances et les hommes, tend à préserver des
« archies » prochaines une société qui soulève à peine de
séculaires astreintes. D'un individualisme irréductible («
petit-bourgeois » dira Karl Marx) mais au-dessus de l'appropriation,
ni l'étatisme, ni le communisme ‒ pour les tyrannies préalables
ou finales qu'ils cèlent ‒ne trouvent grâce devant sa liberté.
Et cette propriété « transformée, humanisée, purifiée du droit
d'aubaine » à laquelle l'amènent sa raison et son cœur « ne sera
plus sans doute l'antique domaine quiritaire, mais elle ne sera pas
davantage la possession octroyée, précaire, provisoire, grevée de
redevance, tributaire et subordonnée » (P.-J. Proudhon : Théorie
de la Propriété). Publiciste infatigable et pamphlétaire
vigoureux, aussi timides sont ses édifices qu'audacieuse est sa
critique. Des apostrophes comme « Qu'est-ce que la Propriété ? »ou
la mise à nu des « Contradictions économiques » (sans parler
d'une Correspondance capitale, des Confessions et de tant d'écrits :
ouvrages, brochures, articles de presse que prodigue une activité
intellectuelle interrompue) sont, en un sens, autrement constructives
que ces solutions bâtardes de « mutualisme » de « réciprocité
des services » et de « gratuité des crédits » de celui qui veut
« des réformes toujours, des utopies jamais »... Plus que ses
bâtisses « juste-milieu » s'ancrent dans les esprits de son temps
‒ et d'après ‒ ses dénonciations pénétrantes et ses âpres
mises en garde. Et c'est là (car elles seules sont profondes et
salutaires) qu'il faut chercher le rayonnement de cet « en-dehors »
clairvoyant...
Ainsi le
socialisme est d'abord sentimental dans ses alarmes et moral dans ses
utopies fraternelles. Mais, si l'économie sociale s'y complique du
maniement des impondérables, la bonne volonté de réduire les
écarts du sort demeure le lot égal de tous les hommes. Avec
l'intensité trépidante du machinisme et la poussée industrielle,
l'accélération des concentrations de la richesse, la décadence
précipitée de l'artisan, hier encore créateur, faisant place à
cet agglomérat d'éléments laborieux voués à devenir les
serviteurs passifs de l'outil, il va devenir davantage scientifique
dans ses conceptions, catastrophique dans ses espérances et
unilatéral dans ses manifestations. L'affluence du prolétariat le
cantonnera peu à peu dans l'ouvriérisme et la sincérité de ses
vues deviendra l'apanage d'une classe. De ne le voir que d'une couche
sociale, et à travers les matérialités au premier plan, tranche
durement un problème plus que de le résoudre. L'exclusivisme qui
brusque les données ne condense qu'en brutalisant. Et dans le cadre
étroit où s'affronteront ‒ ennemis ‒ les intérêts divergents,
s'abîmeront bien des perspectives d'orientation solidaire. Surtout
seront remises à la haine des tâches de raison et, dans le «
prolétaire », oubliée l'humanité...
Au rappel
des précurseurs ‒ êtres de foi, phalange sincère ‒ qui, de 96
jusqu'après 48, s'élancent, de tous les horizons de l'esprit et du
cœur et de toutes les classes, pour affranchir l'avenir des
angoisses de la misère et des sujétions du travail ; à l'évocation
des théories subtiles et des constructions hasardeuses, des idées
et des actes avant-coureurs dont tout le mouvement social moderne
porte l'empreinte originelle, nous bornerons ce bref historique. Eux
seuls ont pu, en effet, ‒ nous verrons tout à l'heure lesquels et
dans quelle mesure ‒ influencer l'homme et l'œuvre que nous nous
proposons d'examiner ici.
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