samedi 30 mars 2019

GODIN. ‒ SA CONCEPTION. ‒ SES EXPÉRIENCES Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




Fils d'artisan, artisan lui-même, ayant touché sur le tour de France « la misère et les besoins de l'ouvrier » et emporté, du spectacle de leurs communes souffrances, la résolution de « chercher les moyens de lui rendre la vie plus supportable et de relever le travail de son abaissement », GODIN (1817-1888) ouvre une âme toute prête aux influences du Saint-Simonisme et des écoles naissantes que le sort des humbles tourmente. À travers de durs et absorbants travaux, il parfait sa culture, en courageux autodidacte. Il s'initie aux théories des Saint-Simon, des Owen, des Cabet. Aucune ne le satisfait complètement. À vingtcinq ans, attiré par la doctrine de Fourier, il découvre, dans la Théorie de l'Unité Universelle, un « vaste plan de régénération sociale fondé sur l'association du capital, du travail et du talent, qui est pour lui une révélation. Il a trouvé désormais l'orientation de sa vie »... Plus et mieux qu'un philanthrope, il se rattache à la lignée des novateurs sociaux dont nous avons marqué les traits. Moins visionnaire que ses devanciers, d'une intelligence plus pratique que spéculative, il fut, plus qu'eux tous, un réalisateur quelque chose, « toutes proportions gardées, comme le Lavoisier d'une chimie sociale dont ils n'ont été que les alchimistes » (J. Prudhommeaux). Quoique sentimental et anticipateur, c'est un homme positif et pondéré. La mesure froide des possibilités tempère en lui les aspirations du penseur, garde l'homme d'action des dispersions aventureuses. Godin est un illuminé, un croyant de l'espèce la plus digne, qui situe la religion sur le chemin de l'idéal actif et foncièrement humain jusqu'au plus irréel de sa métaphysique. « C'est sur une foi religieuse inébranlable qu'il a construit l'édifice de ses convictions morales et humanitaires » (J. Prudhommeaux). D'un déisme plus kantien que révélé, avec l'hommage de prières toutes philosophiques ; d'une croyance que pénètre, assez avant, la théosophie de Swedenborg, la perspective d'une autre vie où s'emporte seul « ce trésor spirituel dont parle l'Évangile » et où chacun « se trouve en possession d'un organisme adapté au milieu nouveau qui est devenu le sien, et dont les conditions d'existence sont d'autant plus douces qu'il a été, ici-bas, plus préoccupé par tous ses actes du bien de la vie humaine en général » (Documents biographiques), éclaire l'effort essentiel de sa vie. La pensée de ces groupes supraterrestres auxquels ira s'agglomérer, affinitairement, l'impérissable de nos êtres, l'espérance d'aller rejoindre ceux qui, dans la joie du travail continué, poursuivent l'indéfini « développement des facultés intellectuelles et des capacités affectives » maintes fois galvanisera l'énergie de celui qui croit que « pour gagner le ciel l'homme doit commencer par réaliser ici-bas les vraies conditions de progrès physique, intellectuel et moral pour tous les autres hommes et qu'il n'arrivera à ce but que par le travail ». La conviction que « l'homme a reçu la vie pour se perfectionner lui même et perfectionner tout ce qui l'entoure, afin de tout élever à Dieu » et que « son action, action d'amour et de raison, doit s'étendre de lui à ses semblables et à toutes les créatures terrestres, animales et végétales, pour tout faire progresser dans la vie » magnifie, en don attentif et permanent, la profusion généreuse des actes... Le travail, la plus haute, la plus agissante prière ! La vie, loi suprême, épanouissement divin de l'effort ! Dans l'amour, vers « Celui qui est amour », la progression solidaire ! Voilà, infuse dans les réalités quotidiennes et les animant, transportée, pour l'impulser, au cœur même de la vie sociale, toute la doctrine de la perfectibilité des Saint-Simon et des Reynaud... Que nous sommes loin des pratiques stériles des religions agenouillées ! Et quelle distance ‒ un abîme de sincérité ‒ sépare tous les adeptes d'un christianisme verbal, promenant à travers le monde leurs actes démenteurs, de celui qui fut un exemple de vie droite, conséquente, expansive...
Son industrie laborieusement édifiée, grandissante à la faveur d'Inventions nouvelles, subit le contre-coup des crises périodiques qui montent du volcan mal éteint de la grande Révolution, menacent de leurs éruptions les monarchies provisoires. À travers la tempête des insurrections, par delà les régimes bouleversés et renaissants dont l'instabilité gagne en ondes d'inquiétude le pays tout entier, pilote consommé, il tient debout sa barque menacée, pare au chômage, plante de son rêve les premiers jalons... Proscrites, les idées sociales s'évadent vers le Nouveau-Monde. Considérant emporte au Texas les illusions du Phalanstère. Godin suit de loin les essais passionnés, y jette en partie son avoir. Et leur échec ne brise pas sa volonté de vaincre. Il éclaire seulement sa méthode, le confirme dans sa résolution de « réaliser lui-même l'ensemble des améliorations qui lui paraîtront compatibles avec l'état des choses et des esprits dans le milieu où les circonstances l'ont placé ». De l'émancipation du travail, sur lequel pèse « la vieille malédiction biblique », Godin voit les étapes et l'épanouissement en dehors des bouleversements où sombrent les patients édifices. De stratégie et de conception son socialisme ne peut, en frère, s'approcher du blanquisme. D'ailleurs, aristocrate, au sens le plus épuré du terme, modelant en artiste les œuvres du cœur et les enfantements du travail, la démagogie, qui est la base tactique d'un communisme encore amorphe, en fait pour lui comme une sorte d'hébertisme économique : la conjuration faubourienne des appétits lésés. Autant que de l'égalisation décevante de son but, il se méfie de l'atmosphère où baignent ses moyens. Ces dispositions « irritées », qu'entretiennent avec complaisance les agitateurs et qui brisent sa ligne d'ordre et d'amour, il en soulève la superficialité. Et, tourné avec inquiétude vers cette « haine du mal » qui n'est pas assez la « science du bien », il redoute les spasmes réacteurs des solutions de la violence...
Avant de réaliser, dans le cadre de la vie familistérienne, le plan de réorganisation sociale qu'il a conçu, Godin entend se livrer à toute une gamme d'expériences préparatoires ‒ qui constituent ce que l'on peut appeler la période d'incubation de l'association familistérienne ‒ qui en aménageront le terrain en même temps qu'elles seront la pierre de touche de ses hypothèses. Même lorsqu'il donnera corps à ses solutions favorites, il les regardera, non comme un terme et une apothéose, mais comme une lueur et un tremplin... Il poursuit la suppression du salariat ‒ c'est-à-dire de cette convention unilatérale dans laquelle l'ouvrier, contre un salaire sans rapport avec la valeur (intrinsèque ou marchande) de l'objet fabriqué, abandonne sur l'œuvre tous ses droits ‒son remplacement ‒ une organisation où le travail peut récupérer la part qui aujourd'hui lui échappe. Dès lors le résultat de l'effort vient, dans l'estimation, contrebalancer l'énergie dépensée. Et la vente apparaît comme le régulateur d'une rétribution proportionnelle. Par l'association du capital et du travail, le salarié de la veille devient l'auteur et le vendeur du produit en même temps que possesseur des instruments de travail. Mais, admis aux avantages de l'exploitation, il en supportera de même les aléas et les responsabilités. Or, l'entreprise nouvelle, pour résister à la concurrence extérieure, ne peut assurer son rendement par les moyens courants du capitalisme. Si le patron, intéressé unique et direct, descend jusqu'aux plus dures compressions, manie des « atouts » tyranniques, les facteurs d'arbitraire et de coercition sont, de par son caractère, interdits à l'association. En attendant la prédominance, dans les entreprises aujourd'hui rivales, des vertus spécifiques qui, présentement, l'infériorisent dans la lutte pour les débouchés, elle devra, pour sauvegarder son existence même, quantitativement et qualitativement, produire au maximum « faire toujours plus et mieux ». Et voilà, au bénéfice de la collectivité, une anticipation du « taylorisme », d'un taylorisme où le « ressort spirituel » l'emporte sur le « moteur humain » et qui ‒ perspectives chères à Godin comme à Fourier ‒ par les « courtes séances » et « l'alternance des fonctions » qu'il favorise, entrouvre sur l'horizon l'ère du travail attrayant... D'autre part, pour réaliser ce « to do his best », il est indispensable qu'à toutes les phases de la fabrication correspondent des procédés de plus en plus perfectionnés, que l'association soit toujours à l'avant du progrès technique. Il faut aussi que, des ressources de l'homme comme de celles de la matière, rien ne soit perdu, qu'il soit tiré le plus judicieux parti de tous les biens comme de toutes les dispositions. Et nous sommes conduits, tant pour éveiller et stimuler les facultés inventives que pour installer « the right man in the right place » à la recherche des capacités...
C'est dans l'espoir de les découvrir (pour les rétribuer un jour dans la justice) en associant déjà, par l'initiation et la discussion, les travailleurs à la marche de l'entreprise ; c'est pour amener les travailleurs à la conscience de leurs aptitudes afin qu'une fois reconnues « ils les cultivent et les emploient au mieux de l'intérêt général » que Godin institue l'expérience ‒ d'idée fouriériste ‒ des groupes et unions de groupes. Mais, décidé à sauvegarder « par de prudentes limitations une industrie édifiée par quarante ans de labeur », non seulement il n'y introduit rien de la dispersion chaotique des « touche-à-tout » de la Phalange, mais il circonscrit l'activité même des groupes au cadre précis d'une « fabrique d'appareils de chauffage et à la bonne administration d'une cité ouvrière » et, sans lui accorder l'initiative des décisions, borne leur tâche « à une mission d'examen et d'études ». Quoique fidèle aux principes de la série fouriériste, il n'en abstrait pas les éléments, se préoccupe au contraire de les mettre en œuvre dans un milieu courant, susceptible par son assimilation ou ses réactions, de faire apparaître ou l'erreur ou la perspicacité de ses conceptions. Il crée des groupes correspondant aux multiples services élémentaires, tant du Familistère que de l'usine, et attachés à leur perfectionnement (116 à l'usine, 46 au Familistère)...
À l'entrée et pour base à leur fonctionnement, il y a l'attraction, seul facteur entraînant l'adhésion, quelle que soit la spécialité professionnelle. « Il faut que chacun s'interroge librement et découvre vers quels travaux le portent ses tendances naturelles. » (Doc. biog.) En pénétrant dans le groupe où l'appellent ses affinités et où rien ne l'emprisonne pour le lendemain ‒ la papillonne de Fourier retrouve ici sa place ‒ chacun pourra porter ses préoccupations dans des branches fermées, par le métier, à son activité quotidienne. « Le travailleur cesse d'être l'automate vivant qui se désintéresse de tout ce qui n'est pas la tâche fastidieuse que lui a imposé la division du travail » (J. P.). Appelé à faire, à la faveur du groupe, des incursions dans tous les compartiments du travail, il en saisira les rapports et la dépendance, apercevra les liens qui rattachent son effort ‒ pour lui isolé jusque là et comme incohérent ‒ à ceux des autres catégories de travailleurs. Au sein du groupe s'effacent également, devant le souci des intérêts solidaires, la hiérarchie des fonctions extérieures. Et, dans la confraternité des situations un instant confondues, apparaît l'attachement partagé à l'œuvre commune et à la charge suprême de ses destinées... D'autre part, à ces groupes primaires se superposent les unions, constituées par les bureaux élus des groupes. Dans l'esprit de l'animateur, ces groupes coordonnés doivent conduire à la représentation équitable des travailleurs dans les « Conseils supérieurs de l'association ». Ainsi, de proche en proche, s'élevant au-dessus de cette spécialisation du producteur, si souvent incompatible avec ses goûts et ses dispositions, le travailleur peut être appelé jusqu'au « gouvernement de la chose commune ». En même temps, par le suffrage, les pairs deviennent « juges des capacités et de leur rétribution ». Et voilà étendues à l'administration industrielle les conquêtes de la politique, et préparée l'accession de cette démocratie économique, prévue par les harmonies fouriéristes.
D'un autre côté, ayant appris à l'école de Fourier à mesurer le pouvoir sur l'âme humaine de ces mobiles inférieurs que sont « l'ambition, l'intérêt, la vanité, l'amour de la notoriété », il s'ingénie à mettre en jeu cette émulation, appelle à son secours la cabaliste.
Sachant que les modernes sont demeurés, comme les primitifs, attachés aux colifichets et aux distinctions, il continue à distribuer les « satisfecit » (Tableau d'honneur, couronnement des meilleurs ouvriers, médailles, diplômes, etc...) « en récompense de la valeur et de l'initiative ». Enfin, la rétribution des séances, les « gratifications proportionnelles aux services rendus », la participation (amorcées) aux bénéfices industriels constituent l'entrainement propre de l'intérêt... Il espère aussi que, par les causeries utiles auxquelles le groupe lui donne l'occasion d'assister, se développera chez l'ouvrier le goût d'une culture appropriée à ses fonctions. Il se garde ainsi d'avance de l'écueil qui guettera les Universités populaires et toutes créations qui, loin du métier autour duquel gravitent ses soucis, tenterons d'entrainer, sans transition, le travailleur dans le monde étranger des connaissances générales...
Les femmes, mêlées aux pénétrations spéciales du Familistère, intéressées, par leur fonction domestique, aux appareils ménagers que fabrique l'usine, « sont invitées à apporter dans les conseils leur aptitudes toutes spéciales ». Ainsi sera en partie comblé ‒ l'attachement de tout le groupe familial à l'œuvre productrice « le fossé que la vie d'atelier a créé entre l'usine et le foyer »...
Enfin et surtout, « les qualités professionnelles, suscitées ou développées par la pratique des groupes, doivent s'épanouir en vertus sociales » (J.P.) ces vertus sociales qui seront l'assise la plus ferme de « ce premier temple où le culte de la vie humaine sera pratiqué pour le plus grand bien de tous les hommes » (Doc. Biogr.). Car, répète Godin (et ce thème est comme le leitmotiv de ses « homélies » à son personnel) l'association, vers lequel est orienté tout un faisceau de tâches convergentes, « suppose entre ses membres plus que le simple lien d'intérêt. Elle est une application pratique de la morale suprême, l'amour de l'humanité. Il faut donc que cet amour soit éveillé dans le cœur des hommes pour que ceux-ci soient réellement propres à instituer entre eux ce mode supérieur d'organisation... Nous avons, pour nous attacher au régime de l'Association, des motifs autrement puissants, larges, féconds, pleins de consolation et d'espérance que ceux d'une répartition problématique des bénéfices »... Mais hélas ! le fervent évocateur constate combien, « plus que les notions de doctrine générale, quelque importantes qu'elles fussent pour l'orientation morale de leur vie, les intéressent les éclaircissements rapprochés de leur bien-être immédiat ». Au lieu de « cette interpénétration, de cet échange perpétuel d'hommes, de lumière et de services » dont il avait prévu le rejaillissement fécond, une pâle sollicitude se crispe aux barreaux du métier... À quelle coupe d'amertume incessamment remplie s'abreuvera celui que, plus encore qu'en matière, passionne la survie de son œuvre en esprit ! Devant l'inaptitude foncière de ceux qui l'entourent à s'élever au-dessus de l'angle habituel du salariat et à voir l'entreprise autrement qu'en rouage incompétent, passif et routinier, que d'énergie et de foi ne faudra-t-il pas pour maintenir tendue sa volonté d'aboutir ! Les désillusions répétées qui, pendant plus de vingt ans, attendrons l'initiateur, le déchirerons à entendre tant de fois sa voix résonner seule dans cette foule ; les multiples aspects des étapes (règlements d'atelier, désignation des surveillants, détermination du mérite et de ces capacités, fixations des salaires par les intéressés, améliorations dans les conditions du travail ou de la fabrication, manifestations inventives, etc...) qui sont comme d'inlassés rappels à la vie, d'une activité suspendue en fait aux interventions continues d'un homme ; l'existence anémique et précaire à laquelle sont condamnés les groupes, malgré la transfusion permanente d'une bonne volonté obstinée, tous ceux qui, à quelque degré, s'efforcent d'amener les masses jusqu'au cœur de leur propre bien les ont déjà senties ou devinées...
Certes, le caractère presque exclusivement consultatif de leurs décisions, le champ restreint laissé à leur initiative, l'involontaire chevauchement des services aux attributions distinctes avec les achoppements et les conflits qui en résultent, en en desséchant pour ainsi dire l'attrait, contribuent à la disparition des groupes. De même l'incompréhension, l'apathie fondamentale, les incompatibilités extérieures, la méfiance à l'égard de la nouveauté, l'impréparation, la résistance des « sujets » soumis à l'expérience et qui, sentant confusément qu'ils sont, à certains égards, des moyens utilisés en vue d'une fin qui leur échappe, entrent en lutte, ouvertement ou sourdement, contre l'intelligence dominatrice qui les fait agir » (J. P.) ; autant de facteurs qui concourent à l'échec, sans infirmer en rien d'ailleurs la valeur de la tentative. Ce n'est pas, cependant, sans un serrement de cœur que, vers 1878, au seuil de la vieillesse et soucieux de fixer dans les œuvres toute la partie solide de son rêve, Godin devra renoncer à ces recours aux suffrages, à ce mouvement des groupes et unions sans en avoir pu obtenir, si précieuses fussent-elles, que des espérances et des indications, sans avoir pu amener les futurs associés à embrasser d'un regard averti et plus large ce berceau où s'éveille un travail peu à peu désenchaîné. Il se verra « obligé de prendre seul toutes les initiatives et de substituer une simple Charte octroyée au pacte social dont il eût aimé débattre librement les clauses avec son personnel émancipé » (J. P.). Mais la confiance qu'il conserve, pour l'avenir de l'association, dans le rôle salutaire des groupes, lui en fait prévoir, aux statuts, la résurrection. Et Mme Godin ‒ sa veuve, dépositaire de sa pensée et héritière de ses vues ‒ la regarde comme une des idées auxquelles le temps appartient...
Cependant, ces groupes, dont se détachent ainsi les intéressés, ne sont pas des voiles dressées sur un océan d'abstraction. Aux espérances fondées sur eux pour donner à l'association une âme qui, sans cesse se dérobe n'est pas limité le plan harmonieux et étendu de Godin. Les groupes sont liés à tout un ensemble d'institutions qui les préparent et les complètent. « Ils font partie d'un système : ils apportent un élément, le plus utile peut-être, à l'atmosphère de bien-être, de sécurité, de dignité, d'entraide, de sympathie que le travailleur respire au sein de l'Association, mais ils ne sont pas toute l'Association » (J. P.). Certes, « c'est surtout dans le sens d'une élévation progressive du personnel à la saine compréhension et au sage gouvernement de ses intérêts collectifs que les expériences de Godin ont été nombreuses, persévérantes, et riches en enseignements... Mais, combien de créations que le fondateur du Familistère a conçues, préparées, ébauchées et qui n'ont pu vivre par la faute des hommes ou la résistance des choses »... (J. P.) ‒ petites bandes d'enfants contribuant à de menues besognes d'entretien général, restaurant, annexes agricoles, etc... ‒ tentatives, pour la plupart, d'inspiration fouriériste...
D'autre part, dès 1861, une aile du Familistère reçoit les premières familles, et se constituent les premiers conseils élus des deux sexes « chargés de représenter tous les habitants dans les questions d'économie domestique commune » (Doc. biog.) et s'organisent les premiers magasins coopératifs. À l'usine, toujours à la recherche des capacités, Godin s'emploie à développer les procédés mécaniques de contrôle (gabarit, pesées, chronométrages, etc...) susceptibles de le documenter sur le niveau professionnel. En même temps, la généralisation du travail aux pièces, « en laissant, dit-il, à l'ouvrier toute liberté d'activer ou de ralentir à son gré ses efforts producteurs » aura pour effet d'abréger progressivement la durée de la journée de travail. « À un ouvrier qui lui demande de reculer d'une heure ou deux la fermeture des ateliers quand les commandes affluent, au lieu d'embaucher des ouvriers nouveaux, Godin répond en évoquant le temps où, simple compagnon serrurier, il maugréait contre le labeur épuisant qui, le tenant douze heures et plus courbé sur l'étau, l'empêchait de parfaire son instruction dont il ressentait cruellement les lacunes » (J. P.). Il caresse l'espoir que la vie des groupes sera heureusement influencée par cette conquête du loisir, qui va permettre à l'ouvrier de s'intéresser à tout ce qui peut relever son état. Par ailleurs, il distribue les premiers titres de participation qui, par les voies matérielles contribueront à l'amener plus avant dans l'entreprise... Aile par aile, le Familistère s'édifie, malgré les charges nouvelles d'un mandat de cinq ans à l'Assemblée nationale où il est élu contre l'Empire. En 1880, le Palais social s'est augmenté de tout un groupe de constructions nouvelles et Godin, impuissant à revivifier les groupes, après tant de recherches, d'espoirs coupés de clartés cruelles, s'apprête, après une dernière mise au point des statuts, à donner à l'Association qu'il a mûri l'existence de fait et la consécration légale...
Il y arrive, « impatient de payer sa dette aux ouvriers dont le travail l'a aidé dans sa rude ascension » (J.P.), mais il ne regarde pas son œuvre comme circonscrite au cercle de ses collaborateurs immédiats. S'il estime que, pour ceux-là, « la meilleure manière de ne pas être en reste avec eux est de les diriger, tous ensemble, vers les lumineux sommets qu'il a eu tant de peine à gravir » (J. P.), sa sollicitude, « par-delà les murs de sa fabrique et de sa petite ville, s'élance vers la foule innombrable des déshérités de la vie » (J. P.) « Mon œuvre n'a pas été conçue en vue de vous seuls » dira-t-il un an plus tard à son personnel. « Si je n'avais eu d'autre but que de créer des avantages à votre seul profit, il y a longtemps que votre incrédulité et votre insouciance m'eussent lassé et découragé au point de me faire renoncer à mes projets. Mais je sentais qu'en travaillant pour vous je travaillais pour le monde, qu'en luttant contre tous les obstacles qui se sont dressés de toutes parts sur mon chemin, je luttais pour tous les travailleurs, pour l'humanité elle-même ; et ce sentiment m'a soutenu, m'a fait avancer dans une voie où d'autres, moins convaincus, se fussent arrêtés. » (Doc. biog.)

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