Fils
d'artisan, artisan lui-même, ayant touché sur le tour de France «
la misère et les besoins de l'ouvrier » et emporté, du spectacle
de leurs communes souffrances, la résolution de « chercher les
moyens de lui rendre la vie plus supportable et de relever le travail
de son abaissement », GODIN (1817-1888) ouvre une âme toute prête
aux influences du Saint-Simonisme et des écoles naissantes que le
sort des humbles tourmente. À travers de durs et absorbants travaux,
il parfait sa culture, en courageux autodidacte. Il s'initie aux
théories des Saint-Simon, des Owen, des Cabet. Aucune ne le
satisfait complètement. À vingtcinq ans, attiré par la doctrine de
Fourier, il découvre, dans la Théorie de l'Unité Universelle, un «
vaste plan de régénération sociale fondé sur l'association du
capital, du travail et du talent, qui est pour lui une révélation.
Il a trouvé désormais l'orientation de sa vie »... Plus et mieux
qu'un philanthrope, il se rattache à la lignée des novateurs
sociaux dont nous avons marqué les traits. Moins visionnaire que ses
devanciers, d'une intelligence plus pratique que spéculative, il
fut, plus qu'eux tous, un réalisateur quelque chose, « toutes
proportions gardées, comme le Lavoisier d'une chimie sociale dont
ils n'ont été que les alchimistes » (J. Prudhommeaux). Quoique
sentimental et anticipateur, c'est un homme positif et pondéré. La
mesure froide des possibilités tempère en lui les aspirations du
penseur, garde l'homme d'action des dispersions aventureuses. Godin
est un illuminé, un croyant de l'espèce la plus digne, qui situe la
religion sur le chemin de l'idéal actif et foncièrement humain
jusqu'au plus irréel de sa métaphysique. « C'est sur une foi
religieuse inébranlable qu'il a construit l'édifice de ses
convictions morales et humanitaires » (J. Prudhommeaux). D'un déisme
plus kantien que révélé, avec l'hommage de prières toutes
philosophiques ; d'une croyance que pénètre, assez avant, la
théosophie de Swedenborg, la perspective d'une autre vie où
s'emporte seul « ce trésor spirituel dont parle l'Évangile » et
où chacun « se trouve en possession d'un organisme adapté au
milieu nouveau qui est devenu le sien, et dont les conditions
d'existence sont d'autant plus douces qu'il a été, ici-bas, plus
préoccupé par tous ses actes du bien de la vie humaine en général
» (Documents biographiques), éclaire l'effort essentiel de sa vie.
La pensée de ces groupes supraterrestres auxquels ira s'agglomérer,
affinitairement, l'impérissable de nos êtres, l'espérance d'aller
rejoindre ceux qui, dans la joie du travail continué, poursuivent
l'indéfini « développement des facultés intellectuelles et des
capacités affectives » maintes fois galvanisera l'énergie de celui
qui croit que « pour gagner le ciel l'homme doit commencer par
réaliser ici-bas les vraies conditions de progrès physique,
intellectuel et moral pour tous les autres hommes et qu'il n'arrivera
à ce but que par le travail ». La conviction que « l'homme a reçu
la vie pour se perfectionner lui même et perfectionner tout ce qui
l'entoure, afin de tout élever à Dieu » et que « son action,
action d'amour et de raison, doit s'étendre de lui à ses semblables
et à toutes les créatures terrestres, animales et végétales, pour
tout faire progresser dans la vie » magnifie, en don attentif et
permanent, la profusion généreuse des actes... Le travail, la plus
haute, la plus agissante prière ! La vie, loi suprême,
épanouissement divin de l'effort ! Dans l'amour, vers « Celui qui
est amour », la progression solidaire ! Voilà, infuse dans les
réalités quotidiennes et les animant, transportée, pour
l'impulser, au cœur même de la vie sociale, toute la doctrine de la
perfectibilité des Saint-Simon et des Reynaud... Que nous sommes
loin des pratiques stériles des religions agenouillées ! Et quelle
distance ‒ un abîme de sincérité ‒ sépare tous les adeptes
d'un christianisme verbal, promenant à travers le monde leurs actes
démenteurs, de celui qui fut un exemple de vie droite, conséquente,
expansive...
Son
industrie laborieusement édifiée, grandissante à la faveur
d'Inventions nouvelles, subit le contre-coup des crises périodiques
qui montent du volcan mal éteint de la grande Révolution, menacent
de leurs éruptions les monarchies provisoires. À travers la tempête
des insurrections, par delà les régimes bouleversés et renaissants
dont l'instabilité gagne en ondes d'inquiétude le pays tout entier,
pilote consommé, il tient debout sa barque menacée, pare au
chômage, plante de son rêve les premiers jalons... Proscrites, les
idées sociales s'évadent vers le Nouveau-Monde. Considérant
emporte au Texas les illusions du Phalanstère. Godin suit de loin
les essais passionnés, y jette en partie son avoir. Et leur échec
ne brise pas sa volonté de vaincre. Il éclaire seulement sa
méthode, le confirme dans sa résolution de « réaliser lui-même
l'ensemble des améliorations qui lui paraîtront compatibles avec
l'état des choses et des esprits dans le milieu où les
circonstances l'ont placé ». De l'émancipation du travail, sur
lequel pèse « la vieille malédiction biblique », Godin voit les
étapes et l'épanouissement en dehors des bouleversements où
sombrent les patients édifices. De stratégie et de conception son
socialisme ne peut, en frère, s'approcher du blanquisme. D'ailleurs,
aristocrate, au sens le plus épuré du terme, modelant en artiste
les œuvres du cœur et les enfantements du travail, la démagogie,
qui est la base tactique d'un communisme encore amorphe, en fait pour
lui comme une sorte d'hébertisme économique : la conjuration
faubourienne des appétits lésés. Autant que de l'égalisation
décevante de son but, il se méfie de l'atmosphère où baignent ses
moyens. Ces dispositions « irritées », qu'entretiennent avec
complaisance les agitateurs et qui brisent sa ligne d'ordre et
d'amour, il en soulève la superficialité. Et, tourné avec
inquiétude vers cette « haine du mal » qui n'est pas assez la «
science du bien », il redoute les spasmes réacteurs des solutions
de la violence...
Avant de
réaliser, dans le cadre de la vie familistérienne, le plan de
réorganisation sociale qu'il a conçu, Godin entend se livrer à
toute une gamme d'expériences préparatoires ‒ qui constituent ce
que l'on peut appeler la période d'incubation de l'association
familistérienne ‒ qui en aménageront le terrain en même temps
qu'elles seront la pierre de touche de ses hypothèses. Même
lorsqu'il donnera corps à ses solutions favorites, il les regardera,
non comme un terme et une apothéose, mais comme une lueur et un
tremplin... Il poursuit la suppression du salariat ‒ c'est-à-dire
de cette convention unilatérale dans laquelle l'ouvrier, contre un
salaire sans rapport avec la valeur (intrinsèque ou marchande) de
l'objet fabriqué, abandonne sur l'œuvre tous ses droits ‒son
remplacement ‒ une organisation où le travail peut récupérer la
part qui aujourd'hui lui échappe. Dès lors le résultat de l'effort
vient, dans l'estimation, contrebalancer l'énergie dépensée. Et la
vente apparaît comme le régulateur d'une rétribution
proportionnelle. Par l'association du capital et du travail, le
salarié de la veille devient l'auteur et le vendeur du produit en
même temps que possesseur des instruments de travail. Mais, admis
aux avantages de l'exploitation, il en supportera de même les aléas
et les responsabilités. Or, l'entreprise nouvelle, pour résister à
la concurrence extérieure, ne peut assurer son rendement par les
moyens courants du capitalisme. Si le patron, intéressé unique et
direct, descend jusqu'aux plus dures compressions, manie des «
atouts » tyranniques, les facteurs d'arbitraire et de coercition
sont, de par son caractère, interdits à l'association. En attendant
la prédominance, dans les entreprises aujourd'hui rivales, des
vertus spécifiques qui, présentement, l'infériorisent dans la
lutte pour les débouchés, elle devra, pour sauvegarder son
existence même, quantitativement et qualitativement, produire au
maximum « faire toujours plus et mieux ». Et voilà, au bénéfice
de la collectivité, une anticipation du « taylorisme », d'un
taylorisme où le « ressort spirituel » l'emporte sur le « moteur
humain » et qui ‒ perspectives chères à Godin comme à Fourier ‒
par les « courtes séances » et « l'alternance des fonctions »
qu'il favorise, entrouvre sur l'horizon l'ère du travail
attrayant... D'autre part, pour réaliser ce « to do his best », il
est indispensable qu'à toutes les phases de la fabrication
correspondent des procédés de plus en plus perfectionnés, que
l'association soit toujours à l'avant du progrès technique. Il faut
aussi que, des ressources de l'homme comme de celles de la matière,
rien ne soit perdu, qu'il soit tiré le plus judicieux parti de tous
les biens comme de toutes les dispositions. Et nous sommes conduits,
tant pour éveiller et stimuler les facultés inventives que pour
installer « the right man in the right place » à la recherche des
capacités...
C'est dans
l'espoir de les découvrir (pour les rétribuer un jour dans la
justice) en associant déjà, par l'initiation et la discussion, les
travailleurs à la marche de l'entreprise ; c'est pour amener les
travailleurs à la conscience de leurs aptitudes afin qu'une fois
reconnues « ils les cultivent et les emploient au mieux de l'intérêt
général » que Godin institue l'expérience ‒ d'idée fouriériste
‒ des groupes et unions de groupes. Mais, décidé à sauvegarder «
par de prudentes limitations une industrie édifiée par quarante ans
de labeur », non seulement il n'y introduit rien de la dispersion
chaotique des « touche-à-tout » de la Phalange, mais il
circonscrit l'activité même des groupes au cadre précis d'une «
fabrique d'appareils de chauffage et à la bonne administration d'une
cité ouvrière » et, sans lui accorder l'initiative des décisions,
borne leur tâche « à une mission d'examen et d'études ». Quoique
fidèle aux principes de la série fouriériste, il n'en abstrait pas
les éléments, se préoccupe au contraire de les mettre en œuvre
dans un milieu courant, susceptible par son assimilation ou ses
réactions, de faire apparaître ou l'erreur ou la perspicacité de
ses conceptions. Il crée des groupes correspondant aux multiples
services élémentaires, tant du Familistère que de l'usine, et
attachés à leur perfectionnement (116 à l'usine, 46 au
Familistère)...
À l'entrée
et pour base à leur fonctionnement, il y a l'attraction, seul
facteur entraînant l'adhésion, quelle que soit la spécialité
professionnelle. « Il faut que chacun s'interroge librement et
découvre vers quels travaux le portent ses tendances naturelles. »
(Doc. biog.) En pénétrant dans le groupe où l'appellent ses
affinités et où rien ne l'emprisonne pour le lendemain ‒ la
papillonne de Fourier retrouve ici sa place ‒ chacun pourra porter
ses préoccupations dans des branches fermées, par le métier, à
son activité quotidienne. « Le travailleur cesse d'être l'automate
vivant qui se désintéresse de tout ce qui n'est pas la tâche
fastidieuse que lui a imposé la division du travail » (J. P.).
Appelé à faire, à la faveur du groupe, des incursions dans tous
les compartiments du travail, il en saisira les rapports et la
dépendance, apercevra les liens qui rattachent son effort ‒ pour
lui isolé jusque là et comme incohérent ‒ à ceux des autres
catégories de travailleurs. Au sein du groupe s'effacent également,
devant le souci des intérêts solidaires, la hiérarchie des
fonctions extérieures. Et, dans la confraternité des situations un
instant confondues, apparaît l'attachement partagé à l'œuvre
commune et à la charge suprême de ses destinées... D'autre part, à
ces groupes primaires se superposent les unions, constituées par les
bureaux élus des groupes. Dans l'esprit de l'animateur, ces groupes
coordonnés doivent conduire à la représentation équitable des
travailleurs dans les « Conseils supérieurs de l'association ».
Ainsi, de proche en proche, s'élevant au-dessus de cette
spécialisation du producteur, si souvent incompatible avec ses goûts
et ses dispositions, le travailleur peut être appelé jusqu'au «
gouvernement de la chose commune ». En même temps, par le suffrage,
les pairs deviennent « juges des capacités et de leur rétribution
». Et voilà étendues à l'administration industrielle les
conquêtes de la politique, et préparée l'accession de cette
démocratie économique, prévue par les harmonies fouriéristes.
D'un autre
côté, ayant appris à l'école de Fourier à mesurer le pouvoir sur
l'âme humaine de ces mobiles inférieurs que sont « l'ambition,
l'intérêt, la vanité, l'amour de la notoriété », il s'ingénie
à mettre en jeu cette émulation, appelle à son secours la
cabaliste.
Sachant que
les modernes sont demeurés, comme les primitifs, attachés aux
colifichets et aux distinctions, il continue à distribuer les «
satisfecit » (Tableau d'honneur, couronnement des meilleurs
ouvriers, médailles, diplômes, etc...) « en récompense de la
valeur et de l'initiative ». Enfin, la rétribution des séances,
les « gratifications proportionnelles aux services rendus », la
participation (amorcées) aux bénéfices industriels constituent
l'entrainement propre de l'intérêt... Il espère aussi que, par les
causeries utiles auxquelles le groupe lui donne l'occasion
d'assister, se développera chez l'ouvrier le goût d'une culture
appropriée à ses fonctions. Il se garde ainsi d'avance de l'écueil
qui guettera les Universités populaires et toutes créations qui,
loin du métier autour duquel gravitent ses soucis, tenterons
d'entrainer, sans transition, le travailleur dans le monde étranger
des connaissances générales...
Les femmes,
mêlées aux pénétrations spéciales du Familistère, intéressées,
par leur fonction domestique, aux appareils ménagers que fabrique
l'usine, « sont invitées à apporter dans les conseils leur
aptitudes toutes spéciales ». Ainsi sera en partie comblé ‒
l'attachement de tout le groupe familial à l'œuvre productrice «
le fossé que la vie d'atelier a créé entre l'usine et le foyer
»...
Enfin et
surtout, « les qualités professionnelles, suscitées ou développées
par la pratique des groupes, doivent s'épanouir en vertus sociales »
(J.P.) ces vertus sociales qui seront l'assise la plus ferme de « ce
premier temple où le culte de la vie humaine sera pratiqué pour le
plus grand bien de tous les hommes » (Doc. Biogr.). Car, répète
Godin (et ce thème est comme le leitmotiv de ses « homélies » à
son personnel) l'association, vers lequel est orienté tout un
faisceau de tâches convergentes, « suppose entre ses membres plus
que le simple lien d'intérêt. Elle est une application pratique de
la morale suprême, l'amour de l'humanité. Il faut donc que cet
amour soit éveillé dans le cœur des hommes pour que ceux-ci soient
réellement propres à instituer entre eux ce mode supérieur
d'organisation... Nous avons, pour nous attacher au régime de
l'Association, des motifs autrement puissants, larges, féconds,
pleins de consolation et d'espérance que ceux d'une répartition
problématique des bénéfices »... Mais hélas ! le fervent
évocateur constate combien, « plus que les notions de doctrine
générale, quelque importantes qu'elles fussent pour l'orientation
morale de leur vie, les intéressent les éclaircissements rapprochés
de leur bien-être immédiat ». Au lieu de « cette
interpénétration, de cet échange perpétuel d'hommes, de lumière
et de services » dont il avait prévu le rejaillissement fécond,
une pâle sollicitude se crispe aux barreaux du métier... À quelle
coupe d'amertume incessamment remplie s'abreuvera celui que, plus
encore qu'en matière, passionne la survie de son œuvre en esprit !
Devant l'inaptitude foncière de ceux qui l'entourent à s'élever
au-dessus de l'angle habituel du salariat et à voir l'entreprise
autrement qu'en rouage incompétent, passif et routinier, que
d'énergie et de foi ne faudra-t-il pas pour maintenir tendue sa
volonté d'aboutir ! Les désillusions répétées qui, pendant plus
de vingt ans, attendrons l'initiateur, le déchirerons à entendre
tant de fois sa voix résonner seule dans cette foule ; les multiples
aspects des étapes (règlements d'atelier, désignation des
surveillants, détermination du mérite et de ces capacités,
fixations des salaires par les intéressés, améliorations dans les
conditions du travail ou de la fabrication, manifestations
inventives, etc...) qui sont comme d'inlassés rappels à la vie,
d'une activité suspendue en fait aux interventions continues d'un
homme ; l'existence anémique et précaire à laquelle sont condamnés
les groupes, malgré la transfusion permanente d'une bonne volonté
obstinée, tous ceux qui, à quelque degré, s'efforcent d'amener les
masses jusqu'au cœur de leur propre bien les ont déjà senties ou
devinées...
Certes, le
caractère presque exclusivement consultatif de leurs décisions, le
champ restreint laissé à leur initiative, l'involontaire
chevauchement des services aux attributions distinctes avec les
achoppements et les conflits qui en résultent, en en desséchant
pour ainsi dire l'attrait, contribuent à la disparition des groupes.
De même l'incompréhension, l'apathie fondamentale, les
incompatibilités extérieures, la méfiance à l'égard de la
nouveauté, l'impréparation, la résistance des « sujets » soumis
à l'expérience et qui, sentant confusément qu'ils sont, à
certains égards, des moyens utilisés en vue d'une fin qui leur
échappe, entrent en lutte, ouvertement ou sourdement, contre
l'intelligence dominatrice qui les fait agir » (J. P.) ; autant de
facteurs qui concourent à l'échec, sans infirmer en rien d'ailleurs
la valeur de la tentative. Ce n'est pas, cependant, sans un serrement
de cœur que, vers 1878, au seuil de la vieillesse et soucieux de
fixer dans les œuvres toute la partie solide de son rêve, Godin
devra renoncer à ces recours aux suffrages, à ce mouvement des
groupes et unions sans en avoir pu obtenir, si précieuses
fussent-elles, que des espérances et des indications, sans avoir pu
amener les futurs associés à embrasser d'un regard averti et plus
large ce berceau où s'éveille un travail peu à peu désenchaîné.
Il se verra « obligé de prendre seul toutes les initiatives et de
substituer une simple Charte octroyée au pacte social dont il eût
aimé débattre librement les clauses avec son personnel émancipé »
(J. P.). Mais la confiance qu'il conserve, pour l'avenir de
l'association, dans le rôle salutaire des groupes, lui en fait
prévoir, aux statuts, la résurrection. Et Mme Godin ‒ sa veuve,
dépositaire de sa pensée et héritière de ses vues ‒ la regarde
comme une des idées auxquelles le temps appartient...
Cependant,
ces groupes, dont se détachent ainsi les intéressés, ne sont pas
des voiles dressées sur un océan d'abstraction. Aux espérances
fondées sur eux pour donner à l'association une âme qui, sans
cesse se dérobe n'est pas limité le plan harmonieux et étendu de
Godin. Les groupes sont liés à tout un ensemble d'institutions qui
les préparent et les complètent. « Ils font partie d'un système :
ils apportent un élément, le plus utile peut-être, à l'atmosphère
de bien-être, de sécurité, de dignité, d'entraide, de sympathie
que le travailleur respire au sein de l'Association, mais ils ne sont
pas toute l'Association » (J. P.). Certes, « c'est surtout dans le
sens d'une élévation progressive du personnel à la saine
compréhension et au sage gouvernement de ses intérêts collectifs
que les expériences de Godin ont été nombreuses, persévérantes,
et riches en enseignements... Mais, combien de créations que le
fondateur du Familistère a conçues, préparées, ébauchées et qui
n'ont pu vivre par la faute des hommes ou la résistance des choses
»... (J. P.) ‒ petites bandes d'enfants contribuant à de menues
besognes d'entretien général, restaurant, annexes agricoles, etc...
‒ tentatives, pour la plupart, d'inspiration fouriériste...
D'autre
part, dès 1861, une aile du Familistère reçoit les premières
familles, et se constituent les premiers conseils élus des deux
sexes « chargés de représenter tous les habitants dans les
questions d'économie domestique commune » (Doc. biog.) et
s'organisent les premiers magasins coopératifs. À l'usine, toujours
à la recherche des capacités, Godin s'emploie à développer les
procédés mécaniques de contrôle (gabarit, pesées,
chronométrages, etc...) susceptibles de le documenter sur le niveau
professionnel. En même temps, la généralisation du travail aux
pièces, « en laissant, dit-il, à l'ouvrier toute liberté
d'activer ou de ralentir à son gré ses efforts producteurs » aura
pour effet d'abréger progressivement la durée de la journée de
travail. « À un ouvrier qui lui demande de reculer d'une heure ou
deux la fermeture des ateliers quand les commandes affluent, au lieu
d'embaucher des ouvriers nouveaux, Godin répond en évoquant le
temps où, simple compagnon serrurier, il maugréait contre le labeur
épuisant qui, le tenant douze heures et plus courbé sur l'étau,
l'empêchait de parfaire son instruction dont il ressentait
cruellement les lacunes » (J. P.). Il caresse l'espoir que la vie
des groupes sera heureusement influencée par cette conquête du
loisir, qui va permettre à l'ouvrier de s'intéresser à tout ce qui
peut relever son état. Par ailleurs, il distribue les premiers
titres de participation qui, par les voies matérielles contribueront
à l'amener plus avant dans l'entreprise... Aile par aile, le
Familistère s'édifie, malgré les charges nouvelles d'un mandat de
cinq ans à l'Assemblée nationale où il est élu contre l'Empire.
En 1880, le Palais social s'est augmenté de tout un groupe de
constructions nouvelles et Godin, impuissant à revivifier les
groupes, après tant de recherches, d'espoirs coupés de clartés
cruelles, s'apprête, après une dernière mise au point des statuts,
à donner à l'Association qu'il a mûri l'existence de fait et la
consécration légale...
Il y arrive,
« impatient de payer sa dette aux ouvriers dont le travail l'a aidé
dans sa rude ascension » (J.P.), mais il ne regarde pas son œuvre
comme circonscrite au cercle de ses collaborateurs immédiats. S'il
estime que, pour ceux-là, « la meilleure manière de ne pas être
en reste avec eux est de les diriger, tous ensemble, vers les
lumineux sommets qu'il a eu tant de peine à gravir » (J. P.), sa
sollicitude, « par-delà les murs de sa fabrique et de sa petite
ville, s'élance vers la foule innombrable des déshérités de la
vie » (J. P.) « Mon œuvre n'a pas été conçue en vue de vous
seuls » dira-t-il un an plus tard à son personnel. « Si je n'avais
eu d'autre but que de créer des avantages à votre seul profit, il y
a longtemps que votre incrédulité et votre insouciance m'eussent
lassé et découragé au point de me faire renoncer à mes projets.
Mais je sentais qu'en travaillant pour vous je travaillais pour le
monde, qu'en luttant contre tous les obstacles qui se sont dressés
de toutes parts sur mon chemin, je luttais pour tous les
travailleurs, pour l'humanité elle-même ; et ce sentiment m'a
soutenu, m'a fait avancer dans une voie où d'autres, moins
convaincus, se fussent arrêtés. » (Doc. biog.)
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