dimanche 17 mars 2019

LA FABLE ET LA RENAISSANCE Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




Avec la Renaissance (XVème et XVIème siècles), revit la vogue des fables latines. Abstemius, auteur italien du XVème siècle, dans son recueil Hecatomythium, nous donne, tant par adaptation du grec que de son fonds personnel, des fables remarquables. Telles : Conseil tenu par les Rats; l'Aigle et le Hibou; Le Chêne et le Roseau; Le Lion s'en allant en guerre; Le Charlatan; L'Oiseleur et le Pinson; La Mort et le Mourant, etc... En France, Gilbert Cousin (Cognatus) 15061567, écrivain érudit, nous laisse, dans son Narrationum Sylva, des fables délicates comme l'oracle de Jupiter Ammon (De Jovis Ammonis oraculo) ; Le Chat et le Renard, etc... Signalons également, au XVIème siècle, les fables de l'Italien Faërne et celles de l'Allemand Candidus. Ces fables, trop attachées, par les lettres et la documentation, à la tradition latine, ne font guère que prolonger, dans une forme plus raffinée, les productions du même ordre qui parèrent le moyen âge...
Mais, parallèlement, continue à se développer la fable de langue française. Ses auteurs, mieux dégagés de la culture livresque, cueillant à même dans le courant populaire, apportent à l'édifice grandissant de leur langue quelques solides joyaux. RABELAIS (1483-1553) fournit au genre quelques verveux récits, « onguents pour la brûlure des soucis ». Rabelais, le païen plantureux de Gargantua et de Pantagruel, chantre des appétits de nature, thuriféraire de la libre joie de vivre :
Mieux est de ris que de larmes escrire
Pour ce que rire est le propre de l'homme.
Rabelais, pourfendeur des chaînes et des lisières, fondateur de Thélème, utopique abbaye de « Fais ce que vouldras » :
Cy n'entrez pas, hypocrites, bigotz,
Vieux matagotz, marmiteux, boursoufflés ...
Cy n'entrez pas, maschefains, praticiens,
Clercs, basauchiens, mangeurs du populaire...
Cy n'entrez pas, vous, usuriers chichars,
Briffaulx, leschars qui toujours amassez...

BONAVENTURE DES PÉRIERS (1500-1544), valet de chambre de Marguerite de Navarre, qui entre pour une bonne part dans les contes de cette princesse (Heptaméron), nous donne ses Nouvelles récréations et joyeux devis, vifs et enjoués, entre autres : D'un Singe et d'un Abbé... ; Le Singe et le Savetier Blondeau ; La comparaison des Alquemistes à la bonne femme qui portait une potée de lait au marché et qui, « en disant hin », comme « le beau poulain tout gentil » qu'elle caresse au sommet de ses bâtisses chimériques « se prend à faire la ruade » et met tous ses rêves par terre... Puis viennent les contes et discours d'Eutrapel, de Du Fail (1556), historiettes morales, les fables rimées de Corrozet, de Philibert Hégémont, et surtout les Narrations fabuleuses de GUILLAUME GUÉROULT (1558) ; Le Coq et le Renard ; la fable morale du Lion, du Loup et de l'Âne (qui deviendra, avec La Fontaine : Les Animaux malades de la Peste) :
Du riche le forfait
N'est point réputé vice ;
Si le pauvre mal fait,
Mené est au supplice !
Et les fables de GUILLAUME HAUDENT : de I'Héronde et des autres oiseaux ; d'un mulet et de deux viateurs ; d'un coq et du diamant ; d'un taon et d'un lion ; des membres humains vers le ventre ; d'un pasteur et de la mer ; d'un avaricieux ; de la goutte et de l'Yraigne, etc., la confession de l'âne, du renard et du loup :
Pas n'eût si tôt ce pauvre âne fini
Son dit propos, que le renard et loup
Ne soient venus à crier bien à-coup :
O meurtrier et larron tout ensemble...
Enfin, par sa culture demeuré moyen âge, à peine effleuré par la Renaissance, le poète aimable, mais sans chemins nouveaux, intelligence encore bien plus que sentiment ; le conteur au style élégant, parsemé de mots piquants du vieux langage, dispensant au rude esprit du passé une grâce à la mesure des cours, une clarté déjà voltairienne ; le CLÉMENT MAROT (1496 Épitresà son « ami Jamet, au roi pour avoir été desrobbé », et de la ballade de frère Lubin, tout en notes légères, en touches aisées, en ironies à peine appuyées ; le poète que Boileau consacre et qu'admire Fénelon, que La Fontaine appelle son maître ! Marot nous dit la belle fable :

C'est assavoir du lyon et du rat
dans laquelle lion
Trouva moyen, et manière, et matière,
D'ongles et de dents, de rompre la ratière
Dont maistre rat eschappe vistement,
Et, en ostant son bonnet de la teste
A mercié mille fois la grand beste ...
ce qui, par bon retour, lui valut que le rat vint couper à son heure « et corde et cordillon » :
J'ay des cousteaux assez, ne te soucie,
De bel os blanc, plus tranchant qu'une sye;
Leur gaine, c'est ma gencive et ma bouche :
Rien coupperont la corde qui te touche ...
Tant fut
Qu'à la parfin tout rompt.
... Nul plaisir, en effect,
Ne se perd point, quelque part où soit [aict,
Nous sommes à la Renaissance. Un effort vers les lignes profondes de la beauté antique tente d'arracher la philosophie à la desséchante scolastique, les lettres à la domesticité, la poésie à sa condition vulgaire d'amuseuse. Sur les bases d'un humanisme régénéré se dessine la délivrance de la pensée personnelle, qu'une expression adéquate va fixer, s'ébauche un art fier, réglé au rythme de l'âme, qui n'appellera plus le rire applaudissant. Cet élan de libération qu'impulsa Pétrarque, auquel participent, jusqu'à s'y égarer, Ronsard et la Pléïade, ramène au sentiment la source de la poésie « une naïve et naturelle poésie », capable d'exprimer avec sincérité les plus intimes réactions de l'individualité au contact de la vie, apte à devenir, comme dira Brunetière « la réfraction de l'univers à travers un tempérament »...

Si menus et accidentels que soient les apports directs de Ronsard (1524-1585) et de son école au genre de la fable, son évolution n'est pas sans se ressentir d'une influence qui ébranle toute la littérature ... Des écrivains de ce groupe qui donnent quelques œuvres à l'apologue, citons ANTOINE DE BAIF (1522-1589), auteur des Mîmes, imitateur fécond mais un peu châtié de Théocrite et de Virgile, esprit érudit, poète naïf, au style trop facile, avec Le Loup, la Mère et l'Enfant...
Un enfant que sa mère
Menaçait pour le faire taire
De jetter aux loups ravissans
et VAUQUELIN DE LA FRESNAYE (1538-1608) poète agréable aimant la nature, attaché à suivre « Horace pas à pas », dit Sainte-Beuve. Il débute par des pastorales (Foresteries, Idyllies) et compose ensuite des satires (ou épîtres morales) qu'il regarde comme devant « défricher les vices et planter en leur lieu des vertus »...
Nous en tirons Le Rat et la Belette. Une belette,
De faim, de pauvreté, grêle, maigre et défaite
Qui, entrée par un pertuis dans un grenier à blé,
Cloute, mangea par si grande abondance
Que comme un gros tambour s'enfla sa grosse panse...
et dut entendre, d'un « compère de rat » le sage et dur conseil :
Si tu veux ressortir, un long jeûne il faut faire,
Que ton ventre appetisse il faut avoir loisir,
Ou bien, en vomissant, perdre le grand plaisir
Que tu pris. en mangeant ...
Puis vint MATHURIN RÉGNIER (1573-1613). Peintre averti des, mœurs, il capte l'essentiel des physionomies, le projette en tons précis pris à même sa palette nourrie. En claires images, il nous renvoie ses visions, fixe en satires lumineuses, d'un sme tout classique, le mouvement et les hommes de son temps. Du Mulet, le Loup et la Lionne, détachons:

Jadis un loup que la faim espoinçonne
Sortant hors de son fort, rencontre une lionne Rugissante à l'abord, et qui montrait aux
dents
L'insatiable faim qu'elle avait au dedans; Furieuse, elle approche, et le loup qui l'avise
D'un langage flatteur lui parle et la courtise;
et survient le mulet, proie commune, que le loup tâche à circonvenir et qui...
...Étonné de ce nouveau discours,
De peur, ingénieux, aux ruses eut recours...
Cette fable en essor, que Marot affine de sa grâce, où la Pléïade éveille l'émotion, Régnier la fait riche de couleur : Biens valeureux, hélas ! qui s'échelonnent. Ornements toujours solitaires qui parent, certes, mais font dire : telle a de l'élégance, telle autre est sensible, celle-ci pittoresque ; du joli, dans les fables, se succède... De ces flambeaux, qu'un à un soulève le talent, et qu'une main, d'un bloc, jamais n'étreint, qui fera vivre ensemble les flammes, toujours mourantes au berceau de leurs sœurs ?...

LA FONTAINE (1621-1695) ET LA FABLE
Mais le poète naît, qui joint les dons épars, allume en torche les flambeaux, dresse la fable aux multiples lumières... Seul ―vingt siècles et plus ont passé ―parfait l'idylle tâtonnante, allie, groupe rythmique, la trame à la forme imagée, marie enfin, dans l'harmonie, le style et le sujet, le Bonhomme génial qu'est Jean de La Fontaine. Dans sa tête balourde et ses yeux sans éclat mûrit le clair poème qui se rira des ans...
L'homme est une curieuse figure. Né dans l'aisance. mais dégagé des contingences, La Fontaine plane au dessus des matérialités et « mange son fonds avec son revenu ». Il est dans l'existence comme un enfant, « presque aussi simple que les héros de ses fables » dira Voltaire, et, son bien dilapidé, s'attable sans gêne chez ses nourriciers. Il s'abandonne au parasitisme par inconscience profonde sans en apercevoir l'indignité. D'abord marié, mais si peu mari, il oublie vite les exigences conjugales, que le sentiment ne sanctionne point, et retourne, en garçon, au libre aller de sa jeunesse. Négligent et volage, et d'une étourderie décevante, il garde à ses protecteurs une fidélité désintéressée, revient, jusque dans l'exil, à ceux dont l'indépendance est un titre de plus à son amitié. À Fouquet, son bienfaiteur, que la préférence royale abandonne, il offre, geste osé, touchant attachement, son Élégie aux Nymphes de Vaux. Loin des salons officiels, il fréquente Mme de la Sablière, Mme de Sévigné, La Rochefoucauld, Saint-Evremond, favoris disgraciés, critiques à l'index... Ce qu'on appelle « son égoïsme n'est que l'instinct naturel, que l'éducation et la civilisation n'ont ni entamé, ni compliqué. Il ne contient ni ambition, ni avarice, ni intérêt : il est tout spontané et de premier mouvement. Le calcul et la réflexion en sont absents... le sentiment peut tout sur ce grand ingénu. Aucun devoir ne le retient, quand il n'aime pas ; aucun intérêt quand il aime ». (G. Lanson.)
Nous sommes au grand siècle. Côte à côte, avec toute une noblesse déracinée, une pléiade d'écrivains et d'artistes lumineux gravite dans le cercle d'une cour somptueuse, astres subalternes, satellites du Roi Soleil. Sous le lustre éclatant, après les empressements bas, l'intrigue sinueuse, il y a « bon souper, bon gîte, et le reste... ». Et, franchi le fil doré où cette quiétude en rond s'organise, vous guettent l'incertain et la bise, et la faim. La Fontaine n'échappe pas à l'attraction du centre. Il rejoint ―non sans mollesse cependant ―dans l'orbe du trône ses contemporains, s'essaie à conquérir l'attention du souverain. Mais son insouciance native, son humeur primesautière, son inaptitude au mensonge ―« il n'a jamais menti de sa vie », dit son ami Maucroix ―et surtout ces inadvertances légendaires en font un fâcheux courtisan. À la cour, d'autre part, il se faut contrefaire, contraindre ses penchants. Un malaise bientôt le gagne en tout ce convenu ; le tapage l'excède, et tant d'afféteries... Puis ce bohème, loup vagabond, s'accommode mal de la chaîne. D'impérieuses sollicitations montent de son instinct nomade...
Solitude, où je trouve une douceur secrète,
Lieux que j'aimai toujours, ne pourrai-je jamais,
Loin du monde et du bruit, goûter l'ombre et le frais ?
Oh! qui m'arrêtera sous vos sombres asiles ?
Quand pourront les neuf sœurs, loin des cours et des villes
M'occuper tout entier...
(Le Songe d'un Habitant de Mogol.)
Aussi ses approches assez tôt se relâchent. Et il regagne, au large, l'étendue qui l'attire.
Les forêts, les eaux, les prairies,
Mères des douces rêveries, suivi de la méfiance ―inquiète au fond et sourdement hostile ―du monarque.
On se gausse, en société, de ses méprises. Ses apartés, ses absences amusent les convives. Et il faut, à table et dans les réunions, se contenter de cela. Car il vient mal à la conversation et son esprit n'y paraît point. Il est toujours en dehors du moment. De l'horloge aux cadences déconcertantes le balancier oscille à contretemps. Le désaccord entre ses mouvements et le rythme intérieur résonne en quiproquos. Et l'on parle du ridicule de cette « machine sans âme » dont on attendait des merveilles... Il est l'inconstance même. Des distractions sans nombre bousculent ses projets, se moquent de ses résolutions. Au sérieux un instant convaincu, on le revoit, la minute d'après, regagnant d'un pas serein la « faute » condamnée. Sa raison est dans son rêve, non dans les gestes quotidiens. Le songe est son milieu vibrant. Là, seul et retrouvé, lui tout à l'heure perdu dans le dédale de ses jours, il apparaît enfin dans la plénitude de lui-même...
De La Fontaine, disciple d'Épicure ―il y a du Rabelais, un Rabelais plus artiste, dans son épicurisme ―et qui s'écrie :
Volupté, volupté, qui fus jadis maîtresse
Du plus bel esprit de la Grèce,
Ne me dédaigne pas, viens-t-en. loger chez moi ;
Tu n'y seras pas sans emploi ;
J'aime le jeu, l'amour, les livres, la musique,
La ville et la campagne, enfin tout...
(Psyché.)
Du Bonhomme distrait, jouisseur, d'aucuns ―alors et plus tard ―ont critiqué l'égocentrisme « immoral ». Que n'ont-ils, sans plus, interrogé la logique d'un tempérament ? Que n'ont-ils regardé, sous l'apparent dualisme, ce libre jeu : dans la vie quotidienne, toute en sensations, la mécanique à peine contrôlée des instincts ; dans la vie profonde (pensante et subpensante), thésauriseuse d'images, la filmation, sans frein, du génie ? Ils auraient vu que le bon animal ―eh ! que sert-il, ici encore, de parler de moralité ! ―a permis le bel artiste, que la machine a favorisé la matière de l'âme, et qu'à l'intensité sensorielle nous devons la possibilité créatrice, et l'œuvre, qui importe avant tout à nos générations et sans laquelle, depuis longtemps, l'homme serait mort dans nos mémoires, eût-il été un parangon de vertu...
La Fontaine est un contemplatif. La flânerie l'appelle. Il s'y complait.

Errer dans un jardin, s'égarer dans un bois,
Se coucher sur des fleurs, respirer leur haleine,
Écouter en rêvant le bruit d'une fontaine,
Ou celui d'un ruisseau. roulant sur des cailloux,
Tout cela, je l'avoue, a des charmes bien doux.
(Songe de Vaux.)
De cette nature en perpétuel émerveillement, il palpite à l'unisson... Le voici dans sa retraite. Dans l'oubli sont descendus les bruits du monde. Mais le brin d'herbe susurre sa peine. Le ruisseau clapote son désir. Les arbres, bras dressés, bousculent leurs clameurs ou, mollement, confient. Et geint la terre ou palpite, énamourée. Et parlent, et vibrent, tous les compagnons des plaines, et de l'onde, et des bois : les bêtes éloquentes. Jusqu'aux infimes, riens animés gros de mystère. Et le rêveur sent frissonner leurs voix. À son cerveau, harpe tendue, elles montent et s'accordent, tableau animé de la fable... Il va l'emporter, en son intensité frémissante, sur la pellicule si impressionnable de son récepteur merveilleux. Et, dans la tension recueillie où l'œuvre s'élabore, quand son imagination, autour du thème arrêté, voltigera, il reviendra, à point détaché, prodigue d'éléments, généreux d'harmonies...
Car ce poète n'entend pas nous léguer, selon le caprice inné de son inspiration, le luxe de ses sensations accumulées. Cette fable, qui est au sommet d'une longue et patiente recherche ― lui a fallu dix lustres de sa vie pour y atteindre ―et qui éclot dans la maturité conquise de son génie, il la conçoit et la désire, en son scrupule et sa vision, pleinement belle. Le fablier fantasque est un fixateur laborieux. Il pratique de Boileau la méthode obstinée : jusqu'au parfait sur le métier remet l'ouvrage. La rigoureuse proportion, la gradation circonstanciée, la balance consonante ou contrariée du rythme, cette fluctueuse ou limpide poésie, il les, tient d'une tâche consciencieuse d'artiste... Non seulement luxuriant, évocateur, original, mais cohérent, solide, mesuré est le chef-d'œuvre qu'il nous offre.
Avant d'aborder la fable, La Fontaine s'essaie aux compositions d'envergure : comédie, tragédie, épopée héroïque. Mais il laisse sur le chantier son Achille. Son Eunuquene voit pas la rampe. Et son Adonisn'est ―il le dit lui-même ―qu'un « embellissement ». Aussi, aux Corneille, aux Racine, il abandonne bientôt la tragédie. Au génie de Molière, il renonce à disputer la comédie et délaisse le lyrisme au souffle soutenu. C'est sa nature : il n'a pas la ténacité des longues entreprises. « Les longs ouvrages me font peur », dit-il. Il s'en évade involontairement, ailleurs sollicité : « Ne pas errer est chose au-dessus de mes forces ». Psyché, Philémonet Baucisse ressentent aussi de ces dispositions. Il faut un genre adéquat à son génie papillonnant. Et il écrit, encore à la poursuite de son art, ses Contes, savoureux et galants, où il se joue, dans le tour badin de Marot. Fils du terroir champenois, de cette terre même des fabliaux, ses contes ― és surtout de Boccace ―en ont le sel et la gaillardise. Ils sont moins spontanés cependant, d'un artifice déjà littéraire et d'un libertinage plus abstrait que sensuel. Cependant qu'une malice spirituelle et plus pénétrante les allège jusqu'à relever parfois de satire le commun risqué du récit... Certains même, folâtrant d'aventure hors des alcôves d'Éros, où sévissent feintes et cocuages, prennent déjà le chemin de la fable. Ainsi : Le Juge de Mesle, Le Glouton, Le Paysan qui avait offensé son Seigneur. Puis le conte s'épure et se condense. Le « solide », comme dit La Fontaine, s'y dessine et le thème évolue, le style se libère. Et c'est la fable...
Dans cette « sorte de terrain vague à la porte de la cité étroite et rigoureuse gouvernée par Boileau » (Larousse), il s'installe en enfant gâté du caprice qu'encourage l'appui souriant des Muses. Il va, vient, bouleverse le domaine et l'emplit tout entier, portant sa féérie en ses recoins éblouis.
Papillon du Parnasse ; et semblable aux abeilles
À qui le bon Platon compare nos merveilles :
Je suis chose légère et vole à tout sujet,
Je vais de fleur en fleur, et d'objet en objet...
(Discours à Mme de la Sablière.)
Et « telle fable est un conte, un fabliau, exquis de malice ou saisissant de réalité : Le Curé et la Mort; La Laitière et le Pot au Lait ; La jeune Veuve; La Fille; La Vieille et ses deux Servantes. Telle une idylle : Tircis et Amarante, Daphnis et Alcimadure. Telle, une élégie : Les deux Pigeons... » (G. Lanson : Littérature française). Nombre sont encadrées dans des épîtres, des discours, des causeries. Telle s'attaque à l'astrologie, une autre à la théorie cartésienne, ici ode à la solitude, ailleurs églogue, partout lyrisme débordant... Tour à tour épique ou plaisante, dramatique et moqueuse, héroïque et familière, et souvent, dans le même temps, un peu tout cela, et supérieurement tissée de l'étoffe légère des contes, la fable prodigue son poème aux facettes mouvantes. Des sphères inventives aux sciences naturelles, de la farce bouffonne à la philosophie, et des confins de Plaute jusqu'aux rives du Dante, s'étend le champ fécond du
genre rénové...
La Fontaine s'instruit. Il voyage dans le passé, remonte aux origines. Il connait la fable indienne, rend hommage au « sage Pilpay ». Il loue Homère, « le père des Dieux ». Il s'entretient avec Hésiode, Horace et Théocrite. Il lit les Bucoliquesde Virgile ; manie, de Novelet, le Mythologica Esopica. Il emprunte au trésor des meilleurs devanciers : les Ésope, les Phèdre et leur savoir le guide et leurs erreurs le gardent. Il se penche, au moyen âge, sur Babrius, Avianus, s'intéresse aux Bestiaires et aux Ysopets, frôle les aventures de Goupil. La Renaissance le retient. Il s'arrête avec Rabelais, esprit ouvert, truculent diseur, et feuillette Bonaventure des Périers. Il interroge les fables d'Haudent. Il goûte de Marot « l'élégant badinage », et sa grâce l'influence, et le suivra ; converse avec Régnier au parler pittoresque. À leur commerce s'affine son langage, sa forme se précise... Nourri à ces banquets multiples : légendes primitives, mythologie polythéiste, traditions populaires, floraison classique, le voilà qui s'élance. Ces « inventions, si utiles et tout ensemble si agréables, malgré que l'apparence en soit puérile » il va, croit-il modestement, seulement les parer d'un attrait oublié. Estimant qu'après les fables de ces « grands hommes » dont il loue « la simplicité magnifique », il ne ferait rien « s'il ne les rendait nouvelles par quelques traits qui en relevassent le goût », il s'est mis en tête, se référant aux enseignements de Quintilien, de les égayerd'« un certain charme, un air agréable qu'on peut donner à toutes sortes de sujets, même les plus sérieux ». Et « faisant marcher de compagnie les grâces lacédémoniennes et les muses françaises », il entend « à la manière ingénieuse dont Ésope a débité sa morale ajouter les ornements de la poésie »... Tant et si bien que ce peu qu'il apporte est une corbeille, à pleins bords, d'attributs inconnus et de beautés nouvelles. Et que la fable en est, à jamais, rayonnante...
Ne crée-t-il pas ― il invente rarement le sujet ― et prend-il leur thème aux Novelet, Esope, Avianus, Haudent, son talent prodigieux l'assimile et le fait sien, sans plagiat. Il possède cette faculté d'absorption qui lui permet d'incorporer tous les apports, jusqu'aux plus ternes, et d'en constituer, mêlés à ses propres matériaux, le plus imprévu des amalgames. Du creuset de son génie, ils sortent transfigurés, méconnaissables... Aussi loin de l'éparpillement des récits indiens ou moyenâgeux que des discours trop froids et sermonneurs de l'antiquité, la fable de La Fontaine est une gerbe colorée aux proportions harmonieuses. Dans un cadre aux lignes décisives, elle se situe en des raccourcis saisissants. Les touches du décor sont nettes, sans vaines fioritures. Le milieu surgit, pittoresque, où s'affrontent, au naturel, des personnages intensément mobiles et vivants. Cette fable, à un haut degré, est action. Les héros favoris de l'auteur, des animaux pour la plupart ― « hommes, dieux, animaux : tout y fait quelque rôle » ― ne sont pas de pures silhouettes dont une narration minutieuse dessine les contours. Leur caractère, fréquemment, jaillit de leur jeu même, à travers des scènes alertes. Ce sont les péripéties, suggestives, qui en assurent le relief. Et quelque périphrase picturale en fixe d'ordinaire à jamais l'essentiel...
...dans la saison
Que les tièdes zéphyrs ont l'herbe rajeunie
ou :
Un jour, sur ses longs pieds, allait, je ne sais où,
Le héron au long bec emmanché d'un long cou...
ou encore :
Un ânier, son sceptre à la main,
Menait, en empereur romain,
Deux coursiers à longues oreilles...
Peintre paysagiste, peintre « animalier ». peintre de caractères !...
Quant à la moralité, elle se dégage, le plus souvent, des attitudes, et comme un réflexe de nos sensitifs (Voyez : Le Loup et le Chien, Le Chêne et le Roseau). Lorsque, toujours rapide, elle surgit (exorde ou conclusion) elle n'apporte guère qu'une formule toute prête ―résumé lapidaire de nos constatations ―pour cristalliser notre jugement. (Ainsi, « La raison du plus fort est toujours la meilleure » ou « En toute chose il faut considérer la fin »). Et, sans l'épilogue du rideau, la fable, conte prenant, comédie complète, possède sa suffisance : il n'ajoute rien à sa gloire.
Et ce n'est pas non plus la similitude voulue, la parenté souvent exacte des états d'âme que le fabuliste anime chez nos frères inférieurs, ni les sentiments pareils aux nôtres que leurs conflits ébranlent, ni la pression ―infuse ou proclamée ―qui s'exerce, à la faveur de ces parallèles, sur notre conduite, ce ne sont pas ces rapprochements qui assurent aux fables de La Fontaine leur pérennité. Tant d' « histoires naturelles » du Bonhomme ―d'un siècle où fut méprisée la nature ―sont assez pittoresques ; tant de fresques assez représentatives ; tant de situations, de drames sont assez réalistes pour gagner la postérité sans leur symbole transparent. Et elles seraient ―et elles sont à maintes occasions ―d'une aussi sûre vitalité quand leur domaine est imaginatif et qu'elles projettent sur nous, combien vivifiées, des images factices !...
La Fontaine proclame demeurer fidèle à l'apologue.
Une morale nous apporte de l'ennui ;
Le conte fait passer la morale avec lui...
Comme le faisaient les maîtres antiques, il entend, pour la fable et la moralité « le corps et l'âme de l'apologue », comme il dit, trouver à chacun sa place, quoique d'une manière un peu différente... Regarde-t-il la moralité comme la compagne obligée de la fable ? Au point que leur présence solidaire, dans le genre, lui apparaisse comme une condition d'unité ? Ou sacrifie-t-il ― adhésion paresseuse ou par traditionalisme ―aux exigences d'une conception surannée ? On ne sait au juste. Et importent-ils somme toute, la thèse première, ou les liens flous, même le dessein ? Nonobstant la résolution, l'agrément submerge le précepte, le relègue en quelque retraite exiguë. Il rrive même au conteur de s'en dispenser « dans les endroits, explique-t-il, où elle n'a pu entrer avec grâce et où il est aisé au lecteur de la suppléer ». La moralité ? Il l'emporte, en fait, comme un accessoire, et parfois elle l'embarrasse, ou il ne sait plus qu'il la convoie... Auxiliaire docile d'un code, rapetissée à son illustration ? La fable qui bouillonne en lui n'est pas là ; Et elle ne s'y restreint. Sous sa magie, elle déborde du convenu, s'évade de la tradition Elle brise les cadres de l'apologue, s'affranchit des fins morales qui canalisent l'œuvre dramatique, et devient le faune lâché dans la forêt vive, insoucieux de nos menus destins...
L'apanage de La Fontaine, c'est sa vision et son gente évocateur. Ce qu'il y a de personnel et d'inimitable dans sa fable, c'est ce conte audacieusement encortégé de tous les genres, et ramassé, vivant, et c'est le style... Un style flexible et d'une extrême diversité qui se prête, avec une chaude et puissante mobilité, aux exigences de « l'ample comédie aux cent actes divers ». La forme accompagne étroitement le sujet, le pénètre avec aisance en ses changeants aspects. Des sonorités fluctuantes soutiennent l'expression, en infléchissant à point les nuances. Souvent imitatif, voici le style, heurté tout à coup, redevenu soudain caressant. La cadence épouse l'image et l'avive. Lame courte, vague ondoyante, la phrase se balance, se précipite, dit la fatigue :
Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé...
la colère :
Le quadrupède écume et son œil étincelle...
Fait résonner sa queue à l'entour de ses flancs...
s'apaise avec la rivière :
Au sommeil doux, paisible et tranquille
avec le vent :
Se gorge de vapeurs, s'enfle comme un ballon,
Fait un vacarme de démon,
Siffle, souffle, tempête...
Au service d'une telle variété, il faut un instrument d'une souplesse appropriée. Lequel sera le plus fidèle, portera sans faiblir la riche manne poétique ? Le vers sans doute... Mais, à la mode du temps ? L'alexandrin altier, prestigieux et sonore ? Ou le dizain, frère cadet ? tous deux pesants dans leur solennité... Ou le vers de six, de huit pieds, gracile et vif, messager prompt de l'ironie ? Que fera La Fontaine ? Des deux il voudrait bien retenir les vertus. S'il prend l'un aujourd'hui, l'autre, demain, lui manquera... Et il les fait venir ensemble, et encore d'autres plus menus, souffles légers, courriers rapides de l'idée. Pour élargir davantage la prosodie courante, qui l'enserre avec ses repos inflexibles, ses chutes régulières, il franchit l'hémistiche, déplace la césure, pratique l'enjambement, campe, en rejet, l'essentiel. Et s'écroulent les dernières barrières. Et les voilà « ces vers boiteux, disloqués, inégaux », comme dira plus tard Lamartine, les voilà (scandalisant l'époque, révolutionnant l'art poétique) installés dans la fable et s'y multipliant, de concert ou tour à tour, et de telle manière qu'ils y sèment des merveilles. Et ils l'accompagneront (réalisations peut-être de ce vers polymorphe« si apte à enregistrer toutes les nuances et comme les modulations d'une âme », G. Lanson) expressifs jusqu'au paroxysme et lui feront une musique encore inentendue...
Pour l'aider à ébranler ces personnages, si étonnamment réels jusque sous leur voile d'animaux, pour réaliser au maximum « les hommes de tout caractère et de toute condition : rois, seigneurs, bourgeois, curés, savants, paysans, orgueilleux, poltrons, curieux, intéressés, vaniteux, hypocrites » il appelle hardiment leur vocabulaire. Il capte les termes à vif en leurs significatives particularités, en fait vibrer, comme un écho de l'être profond, les intonations et les cris. Il remet en vigueur des mots de l'ancienne langue, tombés en désuétude malgré leur pittoresque et leur éloquence... Sa possession des finesses et de la correction antiques ne le retient pas à quelque rigide limitation. « Comme Molière, il refuse de s'enfermer dans le langage académique et l'usage mondain. Il lui faut des mots de toute couleur et de toute dignité. Il en prend au peuple, aux provinces, mots de cru et de terroir, savoureux et mordants il en va chercher chez ses conteurs du XVIème siècle, chez son favori Rabelais. Il mêle tous ces emprunts dans le courant limpide de son style, et les plus vertes expressions, les plus triviales, et qui sentent la canaille et l'écurie, n'étonnent ni ne détonnent chez lui, tant elles sont à leur place, et justes, naturelles, nécessaires » (G. Lanson). Tout coopère à la constitution des types, si personnels en leur universalité, que n'entameront point les morsures du temps.
Interrogeons maintenant en sa morale ―non parce qu'en art il est besoin, pour juger, de cet élément, mais pour être complet et porter, là aussi, notre analyse ―la fable de La Fontaine. Qu'apercevons-nous ? Une œuvre où s'agitent côte à côte, dans le tumulte des courants contraires qui se les disputent, toutes les forces régnantes de la vie. À l'étalon moral : laides peut-être, belles c'est possible, mais telles et fort indifférentes à nos dosages en bien et mal, seulement motrices impénétrées de nos mystérieux mécanismes. Quels appareils mesureront la répercussion sur les mœurs de ces tableautins ingénieux, images renvoyées des mœurs ? Les fables, dans leurs bêtes humanisées, actionnent assez près du vrai toutes les dominantes de nos réactions animales. Leur fera-t-on grief de ce qu'elles nous peignent, triomphantes à l'occasion, des déterminantes qui s'affirment, à nos côtés et en nous, singulièrement victorieuses ? Doit-il, l'évocateur sincère, pour sympathiser avec l'anathème qu'on prononce autour de lui contre des attitudes et leurs mobiles, en taire la présence avoisinante, en disproportionner la vitalité ? doit-il dénaturer les réalités tangibles et quotidiennes ? Donnera-t-il le pas à l'éthique tourmentée des civilisations, avec ses impératifs abstraits aux formules insuivies, sur les injonctions sans code d'une nature en définitive obéie ?...
La Fontaine insiste sur l'utilitéde son ouvrage. Il prétend multiplier, sous les dehors aimables de ses « badineries » des exemples que « les enfants ―comme le voulait Ésope ―suceront avec le lait », parce qu'« on ne saurait, dit-il, s'accoutumer de trop bonne heure à la sagesse et à la vertu... » Voit-il ainsi la fable, inséparablement liée, par définition et par essence, à l'éducation et à la morale, et souhaite-t-il lui conserver, par acceptation routinière ou conviction délibérée, ce caractère séculaire ? Ou, comme un rachat, veut-il seulement, lui qu'on accuse (et qui s'en dit coupable) de frivolité et de licence, faire œuvre pie, fournir preuve de sérieux ? Laissons la théorie, les investigations spéculatives : terrain fuyant, avec La Fontaine surtout. Scrutons les actes. Voyons si, plus loin que le drame exact, parfois critique, ponctué çà et là de conseils, la fable révèle, selon la ligne définie ―terminologie vague des morales officielles ―cet effort de redressement ? En découvrons-nous la trace et la persévérance ? Le sacerdoce du réformateur, qui brille d'un si ferme vouloir initial, est-il demeuré fidèle aux prémices ?
D'abord, La Fontaine est juste et, l'étant, ne peut celer la prédominance de ces victoires d'intérêt, de fourberie, de dureté, que nous avons croisées à l'étal dans le Roman de Renart. Et, de les connaître et de les traduire, c'est ce qui a si fort choqué Lamartine et Rousseau ―impulseurs moralisants ―leur a fait chercher des leçonslà où il n'y a que de loyales consignations, et taxer d'immorale une œuvre en un sens étrangère à la moralité... Ensuite les fables sont trop représentatives des états d'âme du fabuliste pour ne pas être marquées des mêmes inconséquences morales qui parsèment ses jours capricieux. Et les attraits instinctifs ont sur lui trop d'empire pour ne pas, à son insu pour ainsi dire et à l'encontre même de ses vœux, envahir son œuvre et la troubler de leurs appels fréquents. Promesses, intentions ne résistent guère au bouillonnement impétueux de ce gouffre aux sensations. Et si quelque morale, en définitive, se précise c'est bien l'aspiration constante au plaisir d'une large et robuste gourmandise : c'est « un idéal de vie facile, naturelle, instinctive ; c'est quelque chose d'intermédiaire entre Montaigne et Voltaire, quelque chose d'analogue à la morale de Molière, avec moins de réflexion, de sens pratique et d'honnêteté bourgeoise, avec plus de naïveté, de sensibilité et de sensualité tout à la fois » (G. Lanson). N'est-ce pas, décidément, le serein laisser-aller de la nature, et, pour n'avoir pas d'autre direction morale que l'abandon aux oscillations incessantes de la vie, l'œuvre en est-elle moins belle ou moins grande ? N'est-elle pas plus riche, et plus vraie ?
Délaissant la morale, dirons-nous, sur le seuil de ce terrain brûlant, que La Fontaine apporte dans ses fables ―et l'y exalte ―cette indiscipline foncière de sa vie, les résistances d'un « sauvagisme » inadaptable aux conventions, l'impatience, au sein de mille encerclantes jugulations, de ce tempérament rebelle à toutes les astreintes limitatives ? Peignant par transparence les hommes et les mœurs de son temps, il en a certes dégagé, satiriquement, les caractéristiques. Mais a-t-il élargi sa critique, directe ou enveloppée, jusqu'à toucher l'armature du siècle, la société même en ses fondements iniques ?... En sociologie et en politique ―pas plus qu'en morale ―nulle part, chez La Fontaine et dans ses écrits, il n'y a de système, visible ou dérobé et il serait absurde de vouloir en découvrir, et il est heureux, pour la beauté libre de l'œuvre qu'il s'en soit gardé. Ce que nous apercevons de ses conceptions ―fragments occasionnels, notations fugitives ―nous les montre comme une aspiration désordonnée, réflexes toujours plus que raison. Conséquences en quelque sorte instinctives, résultantes des chocs en retour de l'existence, elles se traduisent et s'éteignent sans tenter de généralisation. L'époque non plus ne les y mène où l'on regarde à peine comme parentes les souffrances d'en-bas, où l'épanouissement du pouvoir et l'éjouissance des grands appellent ―et normalisent―la détresse assujettie des masses, où malgré l'écart monstrueux des situations, l'antagonisme des conditions ne se marque qu'en sporadiques soubresauts...
Mais telles ―secousses que ne prolonge le vouloir, expériences que ne coordonne aucune concentration ―soulignons-les en leurs aspects sensibles, bien plus vérités que tendances...
La Fontaine dit sans ambages :
Je définis la cour un pays où les gens
Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents
Sont ce qu'il plaît au prince ou, s'ils ne peuvent l'être,
Tâchent au moins de le paraître :
Peuple caméléon, peuple singe du maître...
et nous savons assez en quelle estime il tient les courtisans. La royauté ? La prudence l'engage à ne la point toucher sans mille formes. Et si le sceptre étend sur les têtes courbées sa maîtrise cruelle, nous verrons le lion ―autre roi ―plus despote que père, en porter l'attribut secrètement honni. Et le cercle des bêtes assemblé sous sa main, départir à ses vues la « justice » du trône... Un pâtre, quelque part, ―berger, voix de sagesse ―un jour pourtant osera dire :
Croit-on que le ciel n'ait donné qu'aux têtes couronnées
L'esprit et la raison ?
Impressionnable, La Fontaine peut-il échapper au spectacle de ces « animaux farouches, des mâles et des femelles... noirs, livides, et tout brûlés du soleil... attachés à la terre, qu'ils fouillent... »et qui « ont une voix articulée et, quand ils se lèvent sur leurs pieds, montrent une face humaine » (La Bruyère) ? Il touche, d'un tel sort, la tonalité, voit de leur vie ―sous l'angle de la joie ―le profil sacrifié, songe, du manant :

Quel plaisir a-t-il eu depuis qu'il est au monde ?
Ailleurs, c'est un rustre ―est-ce donc à dessein ? ―ours grossier d'enveloppe, un paysan ―du Danube et d'ailleurs ―qui dit, face aux Romains, dans une courageuse apostrophe, et large, le malheur des siens que Rome opprime, et qui s'élève à réprouver, en raison, la servitude des peuples :
En quoi valez-vous mieux que cent peuples divers,
Quel droit vous a rendus maîtres de l'univers ?...
La répulsion pour la contrainte, jusque dans la domestication :
« De tout temps les chevaux ne sont nés pour les hommes », le prix de l'indépendance, ce bien « sans qui les autres ne sont rien », ils exsudent, avérés de ces deux fables : « Le loup et le chien ; le cheval s'étant voulu venger du cerf ». Et ce soupir, bonhomme, venu des fibres, les exhale :
Hélas que sert la bonne chère
Quand on n'a pas la liberté ?
Jusqu'à (de l'âne encore, souffre-douleur) ce cri ―en approche de nous ―presque une révolte :
Notre ennemi, c'est notre maître,
Je vous le dis en bon français.
Mais, revenons aux fables. Faisons côte à côte, parmi ces chants qu'a visités
Des neuf sœurs la troupe tout entière
une incursion qu'il faudra brève, malgré nous. Nous irons, résistant aux séductions des charmes répandus, et cueillant, à des parterres délicats, quelques fleurs parfumées...
Voici Le Loup et le Chien, ces frères aux destinées adverses. L'attaque serait risquée : ils causent. Et le dogue, en embonpoint, étale sa condition que « force reliefs » auréolent, où la gêne cependant persiste en sa conscience domestiquée, des stigmates de la chaîne.
Face au « sire » famélique, que l'évocation de ces festins faciles fait frémir d'espoir aux entrailles, et qui,

Déjà se forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse,
mais que ce « rien » ―« peu de chose » ―le collier ! soudain fait fuir... « il court encor ! » Peut-on mieux, sans qu'un mot la désigne, mettre au plus haut la liberté ?
Là, c'est encore le loup, cette fois prêt à fondre ―l'agneauest sans défense ! ―et « justifiant », par captieux arguments, sa cruauté. Ironie atroce des inégalités vitales, le faible a tort d'avance : le fort tient la raisonsuprême.
Par ici se traîne vers nous « Un pauvre bûcheron tout couvert de ramée, gémissant et courbé..., n'en pouvant plus d'efforts et de douleur », un pauvre homme accablé de tous les maux du peuple... Il appelle la mort, et sa délivrance. Elle vient :
C'est, dit-il, afin de m'aider
À recharger ce bois
Puissance de la vie !
Plutôt souffrir que mourir,
C'est la devise des hommes...
Là-bas, « serrant la queue et portant bas l'oreille », c'est le renard,maître ès-tromperie, qu'a joué, à revanche, la cigogne, et qui s'en va
Honteux comme un renard qu'une poule aurait pris.
À l'écart, ce labyrinthe : la chicane, d'où sort le dépouillé :
On fait tant à la fin que l'huître est pour le juge,
Les écailles pour les plaideurs.
Maintenant, sans prologue ni morale, un sobre drame. Entendez, le chêne s'apitoie, soie et velours, sur le roseau :
Vous avez bien sujet d'accuser la nature :
Un roitelet pour vous est un pesant fardeau...
puis se redresse, altier, solennellement suffisant :

Cependant que mon front au Caucase pareil,
Non content d'arrêter les rayons du soleil,
Brave l'effort de la tempête...
pour condescendre enfin, protecteur :
Encor, si vous naissiez à l'abri du feuillage...
Alors le roseau, sachant la majesté fragile :
Les vents me sont moins qu'à vous redoutables...
Vous avez jusqu'ici... mais attendons la fin
Elle est proche :
Du bout de l'horizon accourt avec furie,
Le plus terrible des enfants
Que le Nord eût porté jusque-là dans ses flancs...
et s'abîme
Celui de qui la tête au ciel était voisine
Et dont les pieds touchaient à l'empire des morts.
Le limpide et vivant poème ! Dites-moi, en est-il beaucoup de plus beaux, et d'un plus juste caractère, que cette simple fable, aux vers ruisselants d'harmonie ? N'est-ce pas là, ô chantre de Jocelyn, une musique sœur de la tienne ?...
Apparaissent : le Lion, de sa puissance infatué, superbement péjoratif : « Va-t'en, chétif insecte... », entouré de sa cour. Et le renard, capitaine cynique, enragé flatteur, si expert en feintes fertiles. Puis, quatre animaux divers : le Chat, « grippe-fromage » :
Marqueté, longue queue, une humble contenance,
Un modeste regard, et pourtant l'œil luisant
et qui a, dit le souriceau :

...des oreilles
En figure aux nôtres pareilles ;
« triste oiseau le Hibou; Ronge-Maille le Rat; dame Beletteau long corsage : toutes gens d'esprit scélérat ». Puis c'est « la Biqueallant remplir sa traînante mamelle » et le Cochetavec
Sur la tête un morceau de chair,
Une sorte de bras dont il s'élève en l'air...
La queue en panache étalée,
« les Filles du limon » devant « le Roi des astres » ; le Lièvre, poltron foudre-de-guerre ; la Tortueau train de sénateur ; « peuple Vautourau bec retors, à la tranchante serre » s'attaquant aux Pigeons« autre nation, au col changeant, au cœur tendre et fidèle »... ces pigeons dont l'amour nous vaudra ce délicat conseil :
Amants, heureux amants, voulez-vous voyager ?
Que ce soit aux rives prochaines.
Soyez-vous l'un à l'autre un monde toujours beau,
Toujours divers, toujours nouveau...
Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste...
Près du Vieillard qui dit la parabole des dards, enseignant que « toute puissance est faible à moins que d'être unie », voici l'Avarequ'un trésor vain possède, l'imprudent Villageois, le Chartier embourbé... Et passe une beauté, si jeune, veuveen larmes qui, elle aussi veut partir, d'abord pour l'autre monde, ensuite pour le cloître... Suivez le .fil de son chagrin, si pareil à ceux d'aujourd'hui :
...Un mois de la sorte se passe ;
L'autre mois on l'emploie à changer tous les jours
Quelque chose à l'habit, au linge, à la coiffure :
Le deuil enfin sert de parure,
En attendant d'autres atours ;

Toute la bande des Amours
Revient au colombier ; les jeux, les ris, la danse,
Ont aussi leur tour à la fin ;
On se plonge soir et matin
Dans la fontaine de Jouvence.
Enfin la belle, à son père, voyant que plus il ne propose un autre époux :
Où donc est le jeune mari,
Que vous m'aviez promis, dit-elle.
Tant est, annonçait La Fontaine, malicieux philosophe, que :
On fait beaucoup de bruit, et puis on se console :
Sur les ailes du Temps, la tristesse s'envole,
Le Temps ramène les plaisirs.
Mais, sur ce fond noir, en assemblée, ces animaux prostrés, que la terreur rapproche ?
À chercher le soutien d'une mourante vie
On n'en voyait point d'occupés
Ce sont les Animaux malades de la Peste. Pour conjurer le mal, il faut, suggère le lion, que le plus coupable périsse... Et chacun se confesse. Le lion dénonce, avec ostentation, ses « appétits gloutons » :
J'ai mangé force moutons
Même il m'est arrivé quelquefois de manger
Le berger.
mais le renard, renchérissant, le trouve « trop bon prince » :
Manger moutons, canaille, sotte espèce
...Vous leur fîtes, Seigneur,
En les croquant beaucoup d'honneur...
et sa harangue outrée éclipse ses rapines.
Le tigre, l'ours, jusqu'aux simples matins.
En leurs moins pardonnables offenses
sont « aux dires de chacun » trouvés « de petits saints ».
L'âne vient à son tour, et dit sa faute énorme :
J'ai tondu de ce pré la largeur de ma langue.
Haro sur le baudet ! « ce pelé, ce galeux »... La mort son forfait ! « Le plus beau des apologues de La Fontaine et de tous les apologues », s'est écrié Chamfort. Et Taine, et mains critiques unanimes. En quelque soixante vers, le dur visage de l'univers : les « droits » vainqueurs, béats, canonisés, en cascade sur la plèbe émissaire, la faiblesse, face ployée du « devoir ». Les animaux, les hommes, conseil sauvage et sociétaire. Souverain, courtisans, comparses sanguinaires, clercs au jargon habile. Tyran, escorte de tyran. La force, et tous les crimes de la force, couverts, légitimés, blancs d'innocence... Et ce pauvre âne ―tout un peuple !―coupable séculaire, pour une peccadille pendable, ah ! oui, victime expiatoire !...
Selon que vous serez puissants ou misérables,
Les jugements de cour vous rendront blancs vu noirs.
Que de stations ne ferions-nous pas, sans atteindre la satiété, et combien d'êtres si divers ne ferions-nous causer, sans lassitude, dans cette phrase modulée au timbre de la race... Mais il faut borner le voyage. Vous le reprendrez : un délice est sur vos pas...
Et comme l'on comprend, après avoir ainsi fréquenté l'homme et l'œuvre, les regrets de Fénelon, son contemporain, à la nouvelle de sa mort : « Pleurez, vous qui aimez la beauté naïve, la nature nue et toute simple, l'élégance sans apprêt et sans fard... Combien, à un style plus poli, préférons-nous sa précieuse négligence !... Pour l'agrément de son génie, nous l'inscrivons parmi les anciens. Ce sont les badinages d'Anacréon. C'est la lyre, ce sont les chants d'Horace. Les mœurs des hommes et leurs caractères, il les a représentés au vif. Le charme délicat de Virgile anime son œuvre légère. Ah ! quand est-ce que les poètes aimés de Mercure égaleront l'éloquence de ses bêtes ? »
La Fontaine a porté la fable à un niveau inégalé. Avant lui, aucun ―même des plus grands ―ne l'avait introduite, par d'indéniables chefs-d'œuvre, dans la cité littéraire. Il l'y installe à une place telle que ses droits à la postérité sont inébranlables. Et, malgré qu'il paraisse espérer « qu'il arrivera possible que son travail fera naitre à d'autres personnes l'envie de porter la chose plus loin » lui qui « élève les petits sujets jusqu'au sublime, homme unique dans son genre d'écrire... , modèle difficile à imiter », comme dit La Bruyère, de ceux qui, maintenant et plus tard, dans son sillage, s'efforcent à le surpasser, aucun ne dotera la fable d'une fleur éternelle... Est-ce à dire que la fable, avec La Fontaine, a touché l'apogée, que désormais le cycle en soit révolu ? N'assisterons-nous pas à sa résurrection ? Ne la verrons-nous aborder, avec des feux nouveaux, des régions inconnues ?...

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