Avec la
Renaissance (XVème et XVIème siècles), revit la vogue des fables
latines. Abstemius, auteur italien du XVème siècle, dans son
recueil Hecatomythium, nous donne, tant par adaptation du grec que de
son fonds personnel, des fables remarquables. Telles : Conseil tenu
par les Rats; l'Aigle et le Hibou; Le Chêne et le Roseau; Le Lion
s'en allant en guerre; Le Charlatan; L'Oiseleur et le Pinson; La Mort
et le Mourant, etc... En France, Gilbert Cousin (Cognatus) 15061567,
écrivain érudit, nous laisse, dans son Narrationum Sylva, des
fables délicates comme l'oracle de Jupiter Ammon (De Jovis Ammonis
oraculo) ; Le Chat et le Renard, etc... Signalons également, au
XVIème siècle, les fables de l'Italien Faërne et celles de
l'Allemand Candidus. Ces fables, trop attachées, par les lettres et
la documentation, à la tradition latine, ne font guère que
prolonger, dans une forme plus raffinée, les productions du même
ordre qui parèrent le moyen âge...
Mais,
parallèlement, continue à se développer la fable de langue
française. Ses auteurs, mieux dégagés de la culture livresque,
cueillant à même dans le courant populaire, apportent à l'édifice
grandissant de leur langue quelques solides joyaux. RABELAIS
(1483-1553) fournit au genre quelques verveux récits, « onguents
pour la brûlure des soucis ». Rabelais, le païen plantureux de
Gargantua et de Pantagruel, chantre des appétits de nature,
thuriféraire de la libre joie de vivre :
Mieux est de
ris que de larmes escrire
Pour ce que
rire est le propre de l'homme.
Rabelais,
pourfendeur des chaînes et des lisières, fondateur de Thélème,
utopique abbaye de « Fais ce que vouldras » :
Cy n'entrez
pas, hypocrites, bigotz,
Vieux
matagotz, marmiteux, boursoufflés ...
Cy n'entrez
pas, maschefains, praticiens,
Clercs,
basauchiens, mangeurs du populaire...
Cy n'entrez
pas, vous, usuriers chichars,
Briffaulx,
leschars qui toujours amassez...
BONAVENTURE
DES PÉRIERS (1500-1544), valet de chambre de Marguerite de Navarre,
qui entre pour une bonne part dans les contes de cette princesse
(Heptaméron), nous donne ses Nouvelles récréations et joyeux
devis, vifs et enjoués, entre autres : D'un Singe et d'un Abbé... ;
Le Singe et le Savetier Blondeau ; La comparaison des Alquemistes à
la bonne femme qui portait une potée de lait au marché et qui, «
en disant hin », comme « le beau poulain tout gentil » qu'elle
caresse au sommet de ses bâtisses chimériques « se prend à faire
la ruade » et met tous ses rêves par terre... Puis viennent les
contes et discours d'Eutrapel, de Du Fail (1556), historiettes
morales, les fables rimées de Corrozet, de Philibert Hégémont, et
surtout les Narrations fabuleuses de GUILLAUME GUÉROULT (1558) ; Le
Coq et le Renard ; la fable morale du Lion, du Loup et de l'Âne (qui
deviendra, avec La Fontaine : Les Animaux malades de la Peste) :
Du riche le
forfait
N'est point
réputé vice ;
Si le pauvre
mal fait,
Mené est au
supplice !
Et les
fables de GUILLAUME HAUDENT : de I'Héronde et des autres oiseaux ;
d'un mulet et de deux viateurs ; d'un coq et du diamant ; d'un taon
et d'un lion ; des membres humains vers le ventre ; d'un pasteur et
de la mer ; d'un avaricieux ; de la goutte et de l'Yraigne, etc., la
confession de l'âne, du renard et du loup :
Pas n'eût
si tôt ce pauvre âne fini
Son dit
propos, que le renard et loup
Ne soient
venus à crier bien à-coup :
O meurtrier
et larron tout ensemble...
Enfin, par
sa culture demeuré moyen âge, à peine effleuré par la
Renaissance, le poète aimable, mais sans chemins nouveaux,
intelligence encore bien plus que sentiment ; le conteur au style
élégant, parsemé de mots piquants du vieux langage, dispensant au
rude esprit du passé une grâce à la mesure des cours, une clarté
déjà voltairienne ; le CLÉMENT MAROT (1496 Épitresà son « ami
Jamet, au roi pour avoir été desrobbé », et de la ballade de
frère Lubin, tout en notes légères, en touches aisées, en ironies
à peine appuyées ; le poète que Boileau consacre et qu'admire
Fénelon, que La Fontaine appelle son maître ! Marot nous dit la
belle fable :
C'est
assavoir du lyon et du rat
dans
laquelle lion
Trouva
moyen, et manière, et matière,
D'ongles et
de dents, de rompre la ratière
Dont maistre
rat eschappe vistement,
Et, en
ostant son bonnet de la teste
A mercié
mille fois la grand beste ...
ce qui, par
bon retour, lui valut que le rat vint couper à son heure « et corde
et cordillon » :
J'ay des
cousteaux assez, ne te soucie,
De bel os
blanc, plus tranchant qu'une sye;
Leur gaine,
c'est ma gencive et ma bouche :
Rien
coupperont la corde qui te touche ...
Tant fut
Qu'à la
parfin tout rompt.
... Nul
plaisir, en effect,
Ne se perd
point, quelque part où soit [aict,
Nous sommes
à la Renaissance. Un effort vers les lignes profondes de la beauté
antique tente d'arracher la philosophie à la desséchante
scolastique, les lettres à la domesticité, la poésie à sa
condition vulgaire d'amuseuse. Sur les bases d'un humanisme régénéré
se dessine la délivrance de la pensée personnelle, qu'une
expression adéquate va fixer, s'ébauche un art fier, réglé au
rythme de l'âme, qui n'appellera plus le rire applaudissant. Cet
élan de libération qu'impulsa Pétrarque, auquel participent,
jusqu'à s'y égarer, Ronsard et la Pléïade, ramène au sentiment
la source de la poésie « une naïve et naturelle poésie »,
capable d'exprimer avec sincérité les plus intimes réactions de
l'individualité au contact de la vie, apte à devenir, comme dira
Brunetière « la réfraction de l'univers à travers un tempérament
»...
Si menus et
accidentels que soient les apports directs de Ronsard (1524-1585) et
de son école au genre de la fable, son évolution n'est pas sans se
ressentir d'une influence qui ébranle toute la littérature ... Des
écrivains de ce groupe qui donnent quelques œuvres à l'apologue,
citons ANTOINE DE BAIF (1522-1589), auteur des Mîmes, imitateur
fécond mais un peu châtié de Théocrite et de Virgile, esprit
érudit, poète naïf, au style trop facile, avec Le Loup, la Mère
et l'Enfant...
Un enfant
que sa mère
Menaçait
pour le faire taire
De jetter
aux loups ravissans
et VAUQUELIN
DE LA FRESNAYE (1538-1608) poète agréable aimant la nature, attaché
à suivre « Horace pas à pas », dit Sainte-Beuve. Il débute par
des pastorales (Foresteries, Idyllies) et compose ensuite des satires
(ou épîtres morales) qu'il regarde comme devant « défricher les
vices et planter en leur lieu des vertus »...
Nous en
tirons Le Rat et la Belette. Une belette,
De faim, de
pauvreté, grêle, maigre et défaite
Qui, entrée
par un pertuis dans un grenier à blé,
Cloute,
mangea par si grande abondance
Que comme un
gros tambour s'enfla sa grosse panse...
et dut
entendre, d'un « compère de rat » le sage et dur conseil :
Si tu veux
ressortir, un long jeûne il faut faire,
Que ton
ventre appetisse il faut avoir loisir,
Ou bien, en
vomissant, perdre le grand plaisir
Que tu pris.
en mangeant ...
Puis vint
MATHURIN RÉGNIER (1573-1613). Peintre averti des, mœurs, il capte
l'essentiel des physionomies, le projette en tons précis pris à
même sa palette nourrie. En claires images, il nous renvoie ses
visions, fixe en satires lumineuses, d'un sme tout classique, le
mouvement et les hommes de son temps. Du Mulet, le Loup et la Lionne,
détachons:
Jadis un
loup que la faim espoinçonne
Sortant hors
de son fort, rencontre une lionne Rugissante à l'abord, et qui
montrait aux
dents
L'insatiable
faim qu'elle avait au dedans; Furieuse, elle approche, et le loup qui
l'avise
D'un langage
flatteur lui parle et la courtise;
et survient
le mulet, proie commune, que le loup tâche à circonvenir et qui...
...Étonné
de ce nouveau discours,
De peur,
ingénieux, aux ruses eut recours...
Cette fable
en essor, que Marot affine de sa grâce, où la Pléïade éveille
l'émotion, Régnier la fait riche de couleur : Biens valeureux,
hélas ! qui s'échelonnent. Ornements toujours solitaires qui
parent, certes, mais font dire : telle a de l'élégance, telle autre
est sensible, celle-ci pittoresque ; du joli, dans les fables, se
succède... De ces flambeaux, qu'un à un soulève le talent, et
qu'une main, d'un bloc, jamais n'étreint, qui fera vivre ensemble
les flammes, toujours mourantes au berceau de leurs sœurs ?...
LA FONTAINE
(1621-1695) ET LA FABLE
Mais le
poète naît, qui joint les dons épars, allume en torche les
flambeaux, dresse la fable aux multiples lumières... Seul ―vingt
siècles et plus ont passé ―parfait l'idylle tâtonnante, allie,
groupe rythmique, la trame à la forme imagée, marie enfin, dans
l'harmonie, le style et le sujet, le Bonhomme génial qu'est Jean de
La Fontaine. Dans sa tête balourde et ses yeux sans éclat mûrit le
clair poème qui se rira des ans...
L'homme est
une curieuse figure. Né dans l'aisance. mais dégagé des
contingences, La Fontaine plane au dessus des matérialités et «
mange son fonds avec son revenu ». Il est dans l'existence comme un
enfant, « presque aussi simple que les héros de ses fables » dira
Voltaire, et, son bien dilapidé, s'attable sans gêne chez ses
nourriciers. Il s'abandonne au parasitisme par inconscience profonde
sans en apercevoir l'indignité. D'abord marié, mais si peu mari, il
oublie vite les exigences conjugales, que le sentiment ne sanctionne
point, et retourne, en garçon, au libre aller de sa jeunesse.
Négligent et volage, et d'une étourderie décevante, il garde à
ses protecteurs une fidélité désintéressée, revient, jusque dans
l'exil, à ceux dont l'indépendance est un titre de plus à son
amitié. À Fouquet, son bienfaiteur, que la préférence royale
abandonne, il offre, geste osé, touchant attachement, son Élégie
aux Nymphes de Vaux. Loin des salons officiels, il fréquente Mme de
la Sablière, Mme de Sévigné, La Rochefoucauld, Saint-Evremond,
favoris disgraciés, critiques à l'index... Ce qu'on appelle « son
égoïsme n'est que l'instinct naturel, que l'éducation et la
civilisation n'ont ni entamé, ni compliqué. Il ne contient ni
ambition, ni avarice, ni intérêt : il est tout spontané et de
premier mouvement. Le calcul et la réflexion en sont absents... le
sentiment peut tout sur ce grand ingénu. Aucun devoir ne le retient,
quand il n'aime pas ; aucun intérêt quand il aime ». (G. Lanson.)
Nous sommes
au grand siècle. Côte à côte, avec toute une noblesse déracinée,
une pléiade d'écrivains et d'artistes lumineux gravite dans le
cercle d'une cour somptueuse, astres subalternes, satellites du Roi
Soleil. Sous le lustre éclatant, après les empressements bas,
l'intrigue sinueuse, il y a « bon souper, bon gîte, et le reste...
». Et, franchi le fil doré où cette quiétude en rond s'organise,
vous guettent l'incertain et la bise, et la faim. La Fontaine
n'échappe pas à l'attraction du centre. Il rejoint ―non sans
mollesse cependant ―dans l'orbe du trône ses contemporains,
s'essaie à conquérir l'attention du souverain. Mais son insouciance
native, son humeur primesautière, son inaptitude au mensonge ―«
il n'a jamais menti de sa vie », dit son ami Maucroix ―et surtout
ces inadvertances légendaires en font un fâcheux courtisan. À la
cour, d'autre part, il se faut contrefaire, contraindre ses
penchants. Un malaise bientôt le gagne en tout ce convenu ; le
tapage l'excède, et tant d'afféteries... Puis ce bohème, loup
vagabond, s'accommode mal de la chaîne. D'impérieuses
sollicitations montent de son instinct nomade...
Solitude, où
je trouve une douceur secrète,
Lieux que
j'aimai toujours, ne pourrai-je jamais,
Loin du
monde et du bruit, goûter l'ombre et le frais ?
Oh! qui
m'arrêtera sous vos sombres asiles ?
Quand
pourront les neuf sœurs, loin des cours et des villes
M'occuper
tout entier...
(Le Songe
d'un Habitant de Mogol.)
Aussi ses
approches assez tôt se relâchent. Et il regagne, au large,
l'étendue qui l'attire.
Les forêts,
les eaux, les prairies,
Mères des
douces rêveries, suivi de la méfiance ―inquiète au fond et
sourdement hostile ―du monarque.
On se
gausse, en société, de ses méprises. Ses apartés, ses absences
amusent les convives. Et il faut, à table et dans les réunions, se
contenter de cela. Car il vient mal à la conversation et son esprit
n'y paraît point. Il est toujours en dehors du moment. De l'horloge
aux cadences déconcertantes le balancier oscille à contretemps. Le
désaccord entre ses mouvements et le rythme intérieur résonne en
quiproquos. Et l'on parle du ridicule de cette « machine sans âme »
dont on attendait des merveilles... Il est l'inconstance même. Des
distractions sans nombre bousculent ses projets, se moquent de ses
résolutions. Au sérieux un instant convaincu, on le revoit, la
minute d'après, regagnant d'un pas serein la « faute » condamnée.
Sa raison est dans son rêve, non dans les gestes quotidiens. Le
songe est son milieu vibrant. Là, seul et retrouvé, lui tout à
l'heure perdu dans le dédale de ses jours, il apparaît enfin dans
la plénitude de lui-même...
De La
Fontaine, disciple d'Épicure ―il y a du Rabelais, un Rabelais plus
artiste, dans son épicurisme ―et qui s'écrie :
Volupté,
volupté, qui fus jadis maîtresse
Du plus bel
esprit de la Grèce,
Ne me
dédaigne pas, viens-t-en. loger chez moi ;
Tu n'y seras
pas sans emploi ;
J'aime le
jeu, l'amour, les livres, la musique,
La ville et
la campagne, enfin tout...
(Psyché.)
Du Bonhomme
distrait, jouisseur, d'aucuns ―alors et plus tard ―ont critiqué
l'égocentrisme « immoral ». Que n'ont-ils, sans plus, interrogé
la logique d'un tempérament ? Que n'ont-ils regardé, sous
l'apparent dualisme, ce libre jeu : dans la vie quotidienne, toute en
sensations, la mécanique à peine contrôlée des instincts ; dans
la vie profonde (pensante et subpensante), thésauriseuse d'images,
la filmation, sans frein, du génie ? Ils auraient vu que le bon
animal ―eh ! que sert-il, ici encore, de parler de moralité ! ―a
permis le bel artiste, que la machine a favorisé la matière de
l'âme, et qu'à l'intensité sensorielle nous devons la possibilité
créatrice, et l'œuvre, qui importe avant tout à nos générations
et sans laquelle, depuis longtemps, l'homme serait mort dans nos
mémoires, eût-il été un parangon de vertu...
La Fontaine
est un contemplatif. La flânerie l'appelle. Il s'y complait.
Errer dans
un jardin, s'égarer dans un bois,
Se coucher
sur des fleurs, respirer leur haleine,
Écouter en
rêvant le bruit d'une fontaine,
Ou celui
d'un ruisseau. roulant sur des cailloux,
Tout cela,
je l'avoue, a des charmes bien doux.
(Songe de
Vaux.)
De cette
nature en perpétuel émerveillement, il palpite à l'unisson... Le
voici dans sa retraite. Dans l'oubli sont descendus les bruits du
monde. Mais le brin d'herbe susurre sa peine. Le ruisseau clapote son
désir. Les arbres, bras dressés, bousculent leurs clameurs ou,
mollement, confient. Et geint la terre ou palpite, énamourée. Et
parlent, et vibrent, tous les compagnons des plaines, et de l'onde,
et des bois : les bêtes éloquentes. Jusqu'aux infimes, riens animés
gros de mystère. Et le rêveur sent frissonner leurs voix. À son
cerveau, harpe tendue, elles montent et s'accordent, tableau animé
de la fable... Il va l'emporter, en son intensité frémissante, sur
la pellicule si impressionnable de son récepteur merveilleux. Et,
dans la tension recueillie où l'œuvre s'élabore, quand son
imagination, autour du thème arrêté, voltigera, il reviendra, à
point détaché, prodigue d'éléments, généreux d'harmonies...
Car ce poète
n'entend pas nous léguer, selon le caprice inné de son inspiration,
le luxe de ses sensations accumulées. Cette fable, qui est au sommet
d'une longue et patiente recherche ― lui a fallu dix lustres de sa
vie pour y atteindre ―et qui éclot dans la maturité conquise de
son génie, il la conçoit et la désire, en son scrupule et sa
vision, pleinement belle. Le fablier fantasque est un fixateur
laborieux. Il pratique de Boileau la méthode obstinée : jusqu'au
parfait sur le métier remet l'ouvrage. La rigoureuse proportion, la
gradation circonstanciée, la balance consonante ou contrariée du
rythme, cette fluctueuse ou limpide poésie, il les, tient d'une
tâche consciencieuse d'artiste... Non seulement luxuriant,
évocateur, original, mais cohérent, solide, mesuré est le
chef-d'œuvre qu'il nous offre.
Avant
d'aborder la fable, La Fontaine s'essaie aux compositions d'envergure
: comédie, tragédie, épopée héroïque. Mais il laisse sur le
chantier son Achille. Son Eunuquene voit pas la rampe. Et son
Adonisn'est ―il le dit lui-même ―qu'un « embellissement ».
Aussi, aux Corneille, aux Racine, il abandonne bientôt la tragédie.
Au génie de Molière, il renonce à disputer la comédie et délaisse
le lyrisme au souffle soutenu. C'est sa nature : il n'a pas la
ténacité des longues entreprises. « Les longs ouvrages me font
peur », dit-il. Il s'en évade involontairement, ailleurs sollicité
: « Ne pas errer est chose au-dessus de mes forces ». Psyché,
Philémonet Baucisse ressentent aussi de ces dispositions. Il faut un
genre adéquat à son génie papillonnant. Et il écrit, encore à la
poursuite de son art, ses Contes, savoureux et galants, où il se
joue, dans le tour badin de Marot. Fils du terroir champenois, de
cette terre même des fabliaux, ses contes ― és surtout de Boccace
―en ont le sel et la gaillardise. Ils sont moins spontanés
cependant, d'un artifice déjà littéraire et d'un libertinage plus
abstrait que sensuel. Cependant qu'une malice spirituelle et plus
pénétrante les allège jusqu'à relever parfois de satire le commun
risqué du récit... Certains même, folâtrant d'aventure hors des
alcôves d'Éros, où sévissent feintes et cocuages, prennent déjà
le chemin de la fable. Ainsi : Le Juge de Mesle, Le Glouton, Le
Paysan qui avait offensé son Seigneur. Puis le conte s'épure et se
condense. Le « solide », comme dit La Fontaine, s'y dessine et le
thème évolue, le style se libère. Et c'est la fable...
Dans cette «
sorte de terrain vague à la porte de la cité étroite et rigoureuse
gouvernée par Boileau » (Larousse), il s'installe en enfant gâté
du caprice qu'encourage l'appui souriant des Muses. Il va, vient,
bouleverse le domaine et l'emplit tout entier, portant sa féérie en
ses recoins éblouis.
Papillon du
Parnasse ; et semblable aux abeilles
À qui le
bon Platon compare nos merveilles :
Je suis
chose légère et vole à tout sujet,
Je vais de
fleur en fleur, et d'objet en objet...
(Discours à
Mme de la Sablière.)
Et « telle
fable est un conte, un fabliau, exquis de malice ou saisissant de
réalité : Le Curé et la Mort; La Laitière et le Pot au Lait ; La
jeune Veuve; La Fille; La Vieille et ses deux Servantes. Telle une
idylle : Tircis et Amarante, Daphnis et Alcimadure. Telle, une élégie
: Les deux Pigeons... » (G. Lanson : Littérature française).
Nombre sont encadrées dans des épîtres, des discours, des
causeries. Telle s'attaque à l'astrologie, une autre à la théorie
cartésienne, ici ode à la solitude, ailleurs églogue, partout
lyrisme débordant... Tour à tour épique ou plaisante, dramatique
et moqueuse, héroïque et familière, et souvent, dans le même
temps, un peu tout cela, et supérieurement tissée de l'étoffe
légère des contes, la fable prodigue son poème aux facettes
mouvantes. Des sphères inventives aux sciences naturelles, de la
farce bouffonne à la philosophie, et des confins de Plaute jusqu'aux
rives du Dante, s'étend le champ fécond du
genre
rénové...
La Fontaine
s'instruit. Il voyage dans le passé, remonte aux origines. Il
connait la fable indienne, rend hommage au « sage Pilpay ». Il loue
Homère, « le père des Dieux ». Il s'entretient avec Hésiode,
Horace et Théocrite. Il lit les Bucoliquesde Virgile ; manie, de
Novelet, le Mythologica Esopica. Il emprunte au trésor des meilleurs
devanciers : les Ésope, les Phèdre et leur savoir le guide et leurs
erreurs le gardent. Il se penche, au moyen âge, sur Babrius,
Avianus, s'intéresse aux Bestiaires et aux Ysopets, frôle les
aventures de Goupil. La Renaissance le retient. Il s'arrête avec
Rabelais, esprit ouvert, truculent diseur, et feuillette Bonaventure
des Périers. Il interroge les fables d'Haudent. Il goûte de Marot «
l'élégant badinage », et sa grâce l'influence, et le suivra ;
converse avec Régnier au parler pittoresque. À leur commerce
s'affine son langage, sa forme se précise... Nourri à ces banquets
multiples : légendes primitives, mythologie polythéiste, traditions
populaires, floraison classique, le voilà qui s'élance. Ces «
inventions, si utiles et tout ensemble si agréables, malgré que
l'apparence en soit puérile » il va, croit-il modestement,
seulement les parer d'un attrait oublié. Estimant qu'après les
fables de ces « grands hommes » dont il loue « la simplicité
magnifique », il ne ferait rien « s'il ne les rendait nouvelles par
quelques traits qui en relevassent le goût », il s'est mis en tête,
se référant aux enseignements de Quintilien, de les égayerd'« un
certain charme, un air agréable qu'on peut donner à toutes sortes
de sujets, même les plus sérieux ». Et « faisant marcher de
compagnie les grâces lacédémoniennes et les muses françaises »,
il entend « à la manière ingénieuse dont Ésope a débité sa
morale ajouter les ornements de la poésie »... Tant et si bien que
ce peu qu'il apporte est une corbeille, à pleins bords, d'attributs
inconnus et de beautés nouvelles. Et que la fable en est, à jamais,
rayonnante...
Ne crée-t-il
pas ― il invente rarement le sujet ― et prend-il leur thème aux
Novelet, Esope, Avianus, Haudent, son talent prodigieux l'assimile et
le fait sien, sans plagiat. Il possède cette faculté d'absorption
qui lui permet d'incorporer tous les apports, jusqu'aux plus ternes,
et d'en constituer, mêlés à ses propres matériaux, le plus
imprévu des amalgames. Du creuset de son génie, ils sortent
transfigurés, méconnaissables... Aussi loin de l'éparpillement des
récits indiens ou moyenâgeux que des discours trop froids et
sermonneurs de l'antiquité, la fable de La Fontaine est une gerbe
colorée aux proportions harmonieuses. Dans un cadre aux lignes
décisives, elle se situe en des raccourcis saisissants. Les touches
du décor sont nettes, sans vaines fioritures. Le milieu surgit,
pittoresque, où s'affrontent, au naturel, des personnages
intensément mobiles et vivants. Cette fable, à un haut degré, est
action. Les héros favoris de l'auteur, des animaux pour la plupart ―
« hommes, dieux, animaux : tout y fait quelque rôle » ― ne sont
pas de pures silhouettes dont une narration minutieuse dessine les
contours. Leur caractère, fréquemment, jaillit de leur jeu même, à
travers des scènes alertes. Ce sont les péripéties, suggestives,
qui en assurent le relief. Et quelque périphrase picturale en fixe
d'ordinaire à jamais l'essentiel...
...dans la
saison
Que les
tièdes zéphyrs ont l'herbe rajeunie
ou :
Un jour, sur
ses longs pieds, allait, je ne sais où,
Le héron au
long bec emmanché d'un long cou...
ou encore :
Un ânier,
son sceptre à la main,
Menait, en
empereur romain,
Deux
coursiers à longues oreilles...
Peintre
paysagiste, peintre « animalier ». peintre de caractères !...
Quant à la
moralité, elle se dégage, le plus souvent, des attitudes, et comme
un réflexe de nos sensitifs (Voyez : Le Loup et le Chien, Le Chêne
et le Roseau). Lorsque, toujours rapide, elle surgit (exorde ou
conclusion) elle n'apporte guère qu'une formule toute prête ―résumé
lapidaire de nos constatations ―pour cristalliser notre jugement.
(Ainsi, « La raison du plus fort est toujours la meilleure » ou «
En toute chose il faut considérer la fin »). Et, sans l'épilogue
du rideau, la fable, conte prenant, comédie complète, possède sa
suffisance : il n'ajoute rien à sa gloire.
Et ce n'est
pas non plus la similitude voulue, la parenté souvent exacte des
états d'âme que le fabuliste anime chez nos frères inférieurs, ni
les sentiments pareils aux nôtres que leurs conflits ébranlent, ni
la pression ―infuse ou proclamée ―qui s'exerce, à la faveur de
ces parallèles, sur notre conduite, ce ne sont pas ces
rapprochements qui assurent aux fables de La Fontaine leur pérennité.
Tant d' « histoires naturelles » du Bonhomme ―d'un siècle où
fut méprisée la nature ―sont assez pittoresques ; tant de
fresques assez représentatives ; tant de situations, de drames sont
assez réalistes pour gagner la postérité sans leur symbole
transparent. Et elles seraient ―et elles sont à maintes occasions
―d'une aussi sûre vitalité quand leur domaine est imaginatif et
qu'elles projettent sur nous, combien vivifiées, des images factices
!...
La Fontaine
proclame demeurer fidèle à l'apologue.
Une morale
nous apporte de l'ennui ;
Le conte
fait passer la morale avec lui...
Comme le
faisaient les maîtres antiques, il entend, pour la fable et la
moralité « le corps et l'âme de l'apologue », comme il dit,
trouver à chacun sa place, quoique d'une manière un peu
différente... Regarde-t-il la moralité comme la compagne obligée
de la fable ? Au point que leur présence solidaire, dans le genre,
lui apparaisse comme une condition d'unité ? Ou sacrifie-t-il ―
adhésion paresseuse ou par traditionalisme ―aux exigences d'une
conception surannée ? On ne sait au juste. Et importent-ils somme
toute, la thèse première, ou les liens flous, même le dessein ?
Nonobstant la résolution, l'agrément submerge le précepte, le
relègue en quelque retraite exiguë. Il rrive même au conteur de
s'en dispenser « dans les endroits, explique-t-il, où elle n'a pu
entrer avec grâce et où il est aisé au lecteur de la suppléer ».
La moralité ? Il l'emporte, en fait, comme un accessoire, et parfois
elle l'embarrasse, ou il ne sait plus qu'il la convoie... Auxiliaire
docile d'un code, rapetissée à son illustration ? La fable qui
bouillonne en lui n'est pas là ; Et elle ne s'y restreint. Sous sa
magie, elle déborde du convenu, s'évade de la tradition Elle brise
les cadres de l'apologue, s'affranchit des fins morales qui
canalisent l'œuvre dramatique, et devient le faune lâché dans la
forêt vive, insoucieux de nos menus destins...
L'apanage de
La Fontaine, c'est sa vision et son gente évocateur. Ce qu'il y a de
personnel et d'inimitable dans sa fable, c'est ce conte
audacieusement encortégé de tous les genres, et ramassé, vivant,
et c'est le style... Un style flexible et d'une extrême diversité
qui se prête, avec une chaude et puissante mobilité, aux exigences
de « l'ample comédie aux cent actes divers ». La forme accompagne
étroitement le sujet, le pénètre avec aisance en ses changeants
aspects. Des sonorités fluctuantes soutiennent l'expression, en
infléchissant à point les nuances. Souvent imitatif, voici le
style, heurté tout à coup, redevenu soudain caressant. La cadence
épouse l'image et l'avive. Lame courte, vague ondoyante, la phrase
se balance, se précipite, dit la fatigue :
Dans un
chemin montant, sablonneux, malaisé...
la colère :
Le
quadrupède écume et son œil étincelle...
Fait
résonner sa queue à l'entour de ses flancs...
s'apaise
avec la rivière :
Au sommeil
doux, paisible et tranquille
avec le vent
:
Se gorge de
vapeurs, s'enfle comme un ballon,
Fait un
vacarme de démon,
Siffle,
souffle, tempête...
Au service
d'une telle variété, il faut un instrument d'une souplesse
appropriée. Lequel sera le plus fidèle, portera sans faiblir la
riche manne poétique ? Le vers sans doute... Mais, à la mode du
temps ? L'alexandrin altier, prestigieux et sonore ? Ou le dizain,
frère cadet ? tous deux pesants dans leur solennité... Ou le vers
de six, de huit pieds, gracile et vif, messager prompt de l'ironie ?
Que fera La Fontaine ? Des deux il voudrait bien retenir les vertus.
S'il prend l'un aujourd'hui, l'autre, demain, lui manquera... Et il
les fait venir ensemble, et encore d'autres plus menus, souffles
légers, courriers rapides de l'idée. Pour élargir davantage la
prosodie courante, qui l'enserre avec ses repos inflexibles, ses
chutes régulières, il franchit l'hémistiche, déplace la césure,
pratique l'enjambement, campe, en rejet, l'essentiel. Et s'écroulent
les dernières barrières. Et les voilà « ces vers boiteux,
disloqués, inégaux », comme dira plus tard Lamartine, les voilà
(scandalisant l'époque, révolutionnant l'art poétique) installés
dans la fable et s'y multipliant, de concert ou tour à tour, et de
telle manière qu'ils y sèment des merveilles. Et ils
l'accompagneront (réalisations peut-être de ce vers polymorphe« si
apte à enregistrer toutes les nuances et comme les modulations d'une
âme », G. Lanson) expressifs jusqu'au paroxysme et lui feront une
musique encore inentendue...
Pour l'aider
à ébranler ces personnages, si étonnamment réels jusque sous leur
voile d'animaux, pour réaliser au maximum « les hommes de tout
caractère et de toute condition : rois, seigneurs, bourgeois, curés,
savants, paysans, orgueilleux, poltrons, curieux, intéressés,
vaniteux, hypocrites » il appelle hardiment leur vocabulaire. Il
capte les termes à vif en leurs significatives particularités, en
fait vibrer, comme un écho de l'être profond, les intonations et
les cris. Il remet en vigueur des mots de l'ancienne langue, tombés
en désuétude malgré leur pittoresque et leur éloquence... Sa
possession des finesses et de la correction antiques ne le retient
pas à quelque rigide limitation. « Comme Molière, il refuse de
s'enfermer dans le langage académique et l'usage mondain. Il lui
faut des mots de toute couleur et de toute dignité. Il en prend au
peuple, aux provinces, mots de cru et de terroir, savoureux et
mordants il en va chercher chez ses conteurs du XVIème siècle, chez
son favori Rabelais. Il mêle tous ces emprunts dans le courant
limpide de son style, et les plus vertes expressions, les plus
triviales, et qui sentent la canaille et l'écurie, n'étonnent ni ne
détonnent chez lui, tant elles sont à leur place, et justes,
naturelles, nécessaires » (G. Lanson). Tout coopère à la
constitution des types, si personnels en leur universalité, que
n'entameront point les morsures du temps.
Interrogeons
maintenant en sa morale ―non parce qu'en art il est besoin, pour
juger, de cet élément, mais pour être complet et porter, là
aussi, notre analyse ―la fable de La Fontaine. Qu'apercevons-nous ?
Une œuvre où s'agitent côte à côte, dans le tumulte des courants
contraires qui se les disputent, toutes les forces régnantes de la
vie. À l'étalon moral : laides peut-être, belles c'est possible,
mais telles et fort indifférentes à nos dosages en bien et mal,
seulement motrices impénétrées de nos mystérieux mécanismes.
Quels appareils mesureront la répercussion sur les mœurs de ces
tableautins ingénieux, images renvoyées des mœurs ? Les fables,
dans leurs bêtes humanisées, actionnent assez près du vrai toutes
les dominantes de nos réactions animales. Leur fera-t-on grief de ce
qu'elles nous peignent, triomphantes à l'occasion, des déterminantes
qui s'affirment, à nos côtés et en nous, singulièrement
victorieuses ? Doit-il, l'évocateur sincère, pour sympathiser avec
l'anathème qu'on prononce autour de lui contre des attitudes et
leurs mobiles, en taire la présence avoisinante, en disproportionner
la vitalité ? doit-il dénaturer les réalités tangibles et
quotidiennes ? Donnera-t-il le pas à l'éthique tourmentée des
civilisations, avec ses impératifs abstraits aux formules insuivies,
sur les injonctions sans code d'une nature en définitive obéie ?...
La Fontaine
insiste sur l'utilitéde son ouvrage. Il prétend multiplier, sous
les dehors aimables de ses « badineries » des exemples que « les
enfants ―comme le voulait Ésope ―suceront avec le lait », parce
qu'« on ne saurait, dit-il, s'accoutumer de trop bonne heure à la
sagesse et à la vertu... » Voit-il ainsi la fable, inséparablement
liée, par définition et par essence, à l'éducation et à la
morale, et souhaite-t-il lui conserver, par acceptation routinière
ou conviction délibérée, ce caractère séculaire ? Ou, comme un
rachat, veut-il seulement, lui qu'on accuse (et qui s'en dit
coupable) de frivolité et de licence, faire œuvre pie, fournir
preuve de sérieux ? Laissons la théorie, les investigations
spéculatives : terrain fuyant, avec La Fontaine surtout. Scrutons
les actes. Voyons si, plus loin que le drame exact, parfois critique,
ponctué çà et là de conseils, la fable révèle, selon la ligne
définie ―terminologie vague des morales officielles ―cet effort
de redressement ? En découvrons-nous la trace et la persévérance ?
Le sacerdoce du réformateur, qui brille d'un si ferme vouloir
initial, est-il demeuré fidèle aux prémices ?
D'abord, La
Fontaine est juste et, l'étant, ne peut celer la prédominance de
ces victoires d'intérêt, de fourberie, de dureté, que nous avons
croisées à l'étal dans le Roman de Renart. Et, de les connaître
et de les traduire, c'est ce qui a si fort choqué Lamartine et
Rousseau ―impulseurs moralisants ―leur a fait chercher des
leçonslà où il n'y a que de loyales consignations, et taxer
d'immorale une œuvre en un sens étrangère à la moralité...
Ensuite les fables sont trop représentatives des états d'âme du
fabuliste pour ne pas être marquées des mêmes inconséquences
morales qui parsèment ses jours capricieux. Et les attraits
instinctifs ont sur lui trop d'empire pour ne pas, à son insu pour
ainsi dire et à l'encontre même de ses vœux, envahir son œuvre et
la troubler de leurs appels fréquents. Promesses, intentions ne
résistent guère au bouillonnement impétueux de ce gouffre aux
sensations. Et si quelque morale, en définitive, se précise c'est
bien l'aspiration constante au plaisir d'une large et robuste
gourmandise : c'est « un idéal de vie facile, naturelle,
instinctive ; c'est quelque chose d'intermédiaire entre Montaigne et
Voltaire, quelque chose d'analogue à la morale de Molière, avec
moins de réflexion, de sens pratique et d'honnêteté bourgeoise,
avec plus de naïveté, de sensibilité et de sensualité tout à la
fois » (G. Lanson). N'est-ce pas, décidément, le serein
laisser-aller de la nature, et, pour n'avoir pas d'autre direction
morale que l'abandon aux oscillations incessantes de la vie, l'œuvre
en est-elle moins belle ou moins grande ? N'est-elle pas plus riche,
et plus vraie ?
Délaissant
la morale, dirons-nous, sur le seuil de ce terrain brûlant, que La
Fontaine apporte dans ses fables ―et l'y exalte ―cette
indiscipline foncière de sa vie, les résistances d'un « sauvagisme
» inadaptable aux conventions, l'impatience, au sein de mille
encerclantes jugulations, de ce tempérament rebelle à toutes les
astreintes limitatives ? Peignant par transparence les hommes et les
mœurs de son temps, il en a certes dégagé, satiriquement, les
caractéristiques. Mais a-t-il élargi sa critique, directe ou
enveloppée, jusqu'à toucher l'armature du siècle, la société
même en ses fondements iniques ?... En sociologie et en politique
―pas plus qu'en morale ―nulle part, chez La Fontaine et dans ses
écrits, il n'y a de système, visible ou dérobé et il serait
absurde de vouloir en découvrir, et il est heureux, pour la beauté
libre de l'œuvre qu'il s'en soit gardé. Ce que nous apercevons de
ses conceptions ―fragments occasionnels, notations fugitives ―nous
les montre comme une aspiration désordonnée, réflexes toujours
plus que raison. Conséquences en quelque sorte instinctives,
résultantes des chocs en retour de l'existence, elles se traduisent
et s'éteignent sans tenter de généralisation. L'époque non plus
ne les y mène où l'on regarde à peine comme parentes les
souffrances d'en-bas, où l'épanouissement du pouvoir et
l'éjouissance des grands appellent ―et normalisent―la détresse
assujettie des masses, où malgré l'écart monstrueux des
situations, l'antagonisme des conditions ne se marque qu'en
sporadiques soubresauts...
Mais telles
―secousses que ne prolonge le vouloir, expériences que ne
coordonne aucune concentration ―soulignons-les en leurs aspects
sensibles, bien plus vérités que tendances...
La Fontaine
dit sans ambages :
Je définis
la cour un pays où les gens
Tristes,
gais, prêts à tout, à tout indifférents
Sont ce
qu'il plaît au prince ou, s'ils ne peuvent l'être,
Tâchent au
moins de le paraître :
Peuple
caméléon, peuple singe du maître...
et nous
savons assez en quelle estime il tient les courtisans. La royauté ?
La prudence l'engage à ne la point toucher sans mille formes. Et si
le sceptre étend sur les têtes courbées sa maîtrise cruelle, nous
verrons le lion ―autre roi ―plus despote que père, en porter
l'attribut secrètement honni. Et le cercle des bêtes assemblé sous
sa main, départir à ses vues la « justice » du trône... Un
pâtre, quelque part, ―berger, voix de sagesse ―un jour pourtant
osera dire :
Croit-on que
le ciel n'ait donné qu'aux têtes couronnées
L'esprit et
la raison ?
Impressionnable,
La Fontaine peut-il échapper au spectacle de ces « animaux
farouches, des mâles et des femelles... noirs, livides, et tout
brûlés du soleil... attachés à la terre, qu'ils fouillent... »et
qui « ont une voix articulée et, quand ils se lèvent sur leurs
pieds, montrent une face humaine » (La Bruyère) ? Il touche, d'un
tel sort, la tonalité, voit de leur vie ―sous l'angle de la joie
―le profil sacrifié, songe, du manant :
Quel plaisir
a-t-il eu depuis qu'il est au monde ?
Ailleurs,
c'est un rustre ―est-ce donc à dessein ? ―ours grossier
d'enveloppe, un paysan ―du Danube et d'ailleurs ―qui dit, face
aux Romains, dans une courageuse apostrophe, et large, le malheur des
siens que Rome opprime, et qui s'élève à réprouver, en raison, la
servitude des peuples :
En quoi
valez-vous mieux que cent peuples divers,
Quel droit
vous a rendus maîtres de l'univers ?...
La répulsion
pour la contrainte, jusque dans la domestication :
« De tout
temps les chevaux ne sont nés pour les hommes », le prix de
l'indépendance, ce bien « sans qui les autres ne sont rien », ils
exsudent, avérés de ces deux fables : « Le loup et le chien ; le
cheval s'étant voulu venger du cerf ». Et ce soupir, bonhomme, venu
des fibres, les exhale :
Hélas que
sert la bonne chère
Quand on n'a
pas la liberté ?
Jusqu'à (de
l'âne encore, souffre-douleur) ce cri ―en approche de nous
―presque une révolte :
Notre
ennemi, c'est notre maître,
Je vous le
dis en bon français.
Mais,
revenons aux fables. Faisons côte à côte, parmi ces chants qu'a
visités
Des neuf
sœurs la troupe tout entière
une
incursion qu'il faudra brève, malgré nous. Nous irons, résistant
aux séductions des charmes répandus, et cueillant, à des parterres
délicats, quelques fleurs parfumées...
Voici Le
Loup et le Chien, ces frères aux destinées adverses. L'attaque
serait risquée : ils causent. Et le dogue, en embonpoint, étale sa
condition que « force reliefs » auréolent, où la gêne cependant
persiste en sa conscience domestiquée, des stigmates de la chaîne.
Face au «
sire » famélique, que l'évocation de ces festins faciles fait
frémir d'espoir aux entrailles, et qui,
Déjà se
forge une félicité
Qui le fait
pleurer de tendresse,
mais que ce
« rien » ―« peu de chose » ―le collier ! soudain fait fuir...
« il court encor ! » Peut-on mieux, sans qu'un mot la désigne,
mettre au plus haut la liberté ?
Là, c'est
encore le loup, cette fois prêt à fondre ―l'agneauest sans
défense ! ―et « justifiant », par captieux arguments, sa
cruauté. Ironie atroce des inégalités vitales, le faible a tort
d'avance : le fort tient la raisonsuprême.
Par ici se
traîne vers nous « Un pauvre bûcheron tout couvert de ramée,
gémissant et courbé..., n'en pouvant plus d'efforts et de douleur
», un pauvre homme accablé de tous les maux du peuple... Il appelle
la mort, et sa délivrance. Elle vient :
C'est,
dit-il, afin de m'aider
À recharger
ce bois
Puissance de
la vie !
Plutôt
souffrir que mourir,
C'est la
devise des hommes...
Là-bas, «
serrant la queue et portant bas l'oreille », c'est le renard,maître
ès-tromperie, qu'a joué, à revanche, la cigogne, et qui s'en va
Honteux
comme un renard qu'une poule aurait pris.
À l'écart,
ce labyrinthe : la chicane, d'où sort le dépouillé :
On fait tant
à la fin que l'huître est pour le juge,
Les écailles
pour les plaideurs.
Maintenant,
sans prologue ni morale, un sobre drame. Entendez, le chêne
s'apitoie, soie et velours, sur le roseau :
Vous avez
bien sujet d'accuser la nature :
Un roitelet
pour vous est un pesant fardeau...
puis se
redresse, altier, solennellement suffisant :
Cependant
que mon front au Caucase pareil,
Non content
d'arrêter les rayons du soleil,
Brave
l'effort de la tempête...
pour
condescendre enfin, protecteur :
Encor, si
vous naissiez à l'abri du feuillage...
Alors le
roseau, sachant la majesté fragile :
Les vents me
sont moins qu'à vous redoutables...
Vous avez
jusqu'ici... mais attendons la fin
Elle est
proche :
Du bout de
l'horizon accourt avec furie,
Le plus
terrible des enfants
Que le Nord
eût porté jusque-là dans ses flancs...
et s'abîme
Celui de qui
la tête au ciel était voisine
Et dont les
pieds touchaient à l'empire des morts.
Le limpide
et vivant poème ! Dites-moi, en est-il beaucoup de plus beaux, et
d'un plus juste caractère, que cette simple fable, aux vers
ruisselants d'harmonie ? N'est-ce pas là, ô chantre de Jocelyn, une
musique sœur de la tienne ?...
Apparaissent
: le Lion, de sa puissance infatué, superbement péjoratif : «
Va-t'en, chétif insecte... », entouré de sa cour. Et le renard,
capitaine cynique, enragé flatteur, si expert en feintes fertiles.
Puis, quatre animaux divers : le Chat, « grippe-fromage » :
Marqueté,
longue queue, une humble contenance,
Un modeste
regard, et pourtant l'œil luisant
et qui a,
dit le souriceau :
...des
oreilles
En figure
aux nôtres pareilles ;
« triste
oiseau le Hibou; Ronge-Maille le Rat; dame Beletteau long corsage :
toutes gens d'esprit scélérat ». Puis c'est « la Biqueallant
remplir sa traînante mamelle » et le Cochetavec
Sur la tête
un morceau de chair,
Une sorte de
bras dont il s'élève en l'air...
La queue en
panache étalée,
« les
Filles du limon » devant « le Roi des astres » ; le Lièvre,
poltron foudre-de-guerre ; la Tortueau train de sénateur ; « peuple
Vautourau bec retors, à la tranchante serre » s'attaquant aux
Pigeons« autre nation, au col changeant, au cœur tendre et fidèle
»... ces pigeons dont l'amour nous vaudra ce délicat conseil :
Amants,
heureux amants, voulez-vous voyager ?
Que ce soit
aux rives prochaines.
Soyez-vous
l'un à l'autre un monde toujours beau,
Toujours
divers, toujours nouveau...
Tenez-vous
lieu de tout, comptez pour rien le reste...
Près du
Vieillard qui dit la parabole des dards, enseignant que « toute
puissance est faible à moins que d'être unie », voici l'Avarequ'un
trésor vain possède, l'imprudent Villageois, le Chartier
embourbé... Et passe une beauté, si jeune, veuveen larmes qui, elle
aussi veut partir, d'abord pour l'autre monde, ensuite pour le
cloître... Suivez le .fil de son chagrin, si pareil à ceux
d'aujourd'hui :
...Un mois
de la sorte se passe ;
L'autre mois
on l'emploie à changer tous les jours
Quelque
chose à l'habit, au linge, à la coiffure :
Le deuil
enfin sert de parure,
En attendant
d'autres atours ;
Toute la
bande des Amours
Revient au
colombier ; les jeux, les ris, la danse,
Ont aussi
leur tour à la fin ;
On se plonge
soir et matin
Dans la
fontaine de Jouvence.
Enfin la
belle, à son père, voyant que plus il ne propose un autre époux :
Où donc est
le jeune mari,
Que vous
m'aviez promis, dit-elle.
Tant est,
annonçait La Fontaine, malicieux philosophe, que :
On fait
beaucoup de bruit, et puis on se console :
Sur les
ailes du Temps, la tristesse s'envole,
Le Temps
ramène les plaisirs.
Mais, sur ce
fond noir, en assemblée, ces animaux prostrés, que la terreur
rapproche ?
À chercher
le soutien d'une mourante vie
On n'en
voyait point d'occupés
Ce sont les
Animaux malades de la Peste. Pour conjurer le mal, il faut, suggère
le lion, que le plus coupable périsse... Et chacun se confesse. Le
lion dénonce, avec ostentation, ses « appétits gloutons » :
J'ai mangé
force moutons
Même il
m'est arrivé quelquefois de manger
Le berger.
mais le
renard, renchérissant, le trouve « trop bon prince » :
Manger
moutons, canaille, sotte espèce
...Vous leur
fîtes, Seigneur,
En les
croquant beaucoup d'honneur...
et sa
harangue outrée éclipse ses rapines.
Le tigre,
l'ours, jusqu'aux simples matins.
En leurs
moins pardonnables offenses
sont « aux
dires de chacun » trouvés « de petits saints ».
L'âne vient
à son tour, et dit sa faute énorme :
J'ai tondu
de ce pré la largeur de ma langue.
Haro sur le
baudet ! « ce pelé, ce galeux »... La mort son forfait ! « Le
plus beau des apologues de La Fontaine et de tous les apologues »,
s'est écrié Chamfort. Et Taine, et mains critiques unanimes. En
quelque soixante vers, le dur visage de l'univers : les « droits »
vainqueurs, béats, canonisés, en cascade sur la plèbe émissaire,
la faiblesse, face ployée du « devoir ». Les animaux, les hommes,
conseil sauvage et sociétaire. Souverain, courtisans, comparses
sanguinaires, clercs au jargon habile. Tyran, escorte de tyran. La
force, et tous les crimes de la force, couverts, légitimés, blancs
d'innocence... Et ce pauvre âne ―tout un peuple !―coupable
séculaire, pour une peccadille pendable, ah ! oui, victime
expiatoire !...
Selon que
vous serez puissants ou misérables,
Les
jugements de cour vous rendront blancs vu noirs.
Que de
stations ne ferions-nous pas, sans atteindre la satiété, et combien
d'êtres si divers ne ferions-nous causer, sans lassitude, dans cette
phrase modulée au timbre de la race... Mais il faut borner le
voyage. Vous le reprendrez : un délice est sur vos pas...
Et comme
l'on comprend, après avoir ainsi fréquenté l'homme et l'œuvre,
les regrets de Fénelon, son contemporain, à la nouvelle de sa mort
: « Pleurez, vous qui aimez la beauté naïve, la nature nue et
toute simple, l'élégance sans apprêt et sans fard... Combien, à
un style plus poli, préférons-nous sa précieuse négligence !...
Pour l'agrément de son génie, nous l'inscrivons parmi les anciens.
Ce sont les badinages d'Anacréon. C'est la lyre, ce sont les chants
d'Horace. Les mœurs des hommes et leurs caractères, il les a
représentés au vif. Le charme délicat de Virgile anime son œuvre
légère. Ah ! quand est-ce que les poètes aimés de Mercure
égaleront l'éloquence de ses bêtes ? »
La Fontaine
a porté la fable à un niveau inégalé. Avant lui, aucun ―même
des plus grands ―ne l'avait introduite, par d'indéniables
chefs-d'œuvre, dans la cité littéraire. Il l'y installe à une
place telle que ses droits à la postérité sont inébranlables. Et,
malgré qu'il paraisse espérer « qu'il arrivera possible que son
travail fera naitre à d'autres personnes l'envie de porter la chose
plus loin » lui qui « élève les petits sujets jusqu'au sublime,
homme unique dans son genre d'écrire... , modèle difficile à
imiter », comme dit La Bruyère, de ceux qui, maintenant et plus
tard, dans son sillage, s'efforcent à le surpasser, aucun ne dotera
la fable d'une fleur éternelle... Est-ce à dire que la fable, avec
La Fontaine, a touché l'apogée, que désormais le cycle en soit
révolu ? N'assisterons-nous pas à sa résurrection ? Ne la
verrons-nous aborder, avec des feux nouveaux, des régions inconnues
?...
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