Lignes est une collection dirigée par Michel Surya
Article : Les aphasiques et le jité Par Jacques Brou
Ce que nous désirons passionnément, c'est à la fois ne pas penser et ne pas avoir l'air bête. Hélas, nous vivons dans un monde où c'est impossible. Où la bêtise se lie immanquablement à l'absence de pensée. Où on ne peut vider une tête de pensée. Où on ne peut vider une tête de pensée sans la remplir d'autant de bêtise. Sans doute un autre monde est-il possible, dans lequel l'absence de pensée n'équivaudrait pas nécessairement à la bêtise. Dans lequel, au contraire, l'absence de pensée signifierait aussi l'absence de bêtise. Mais ce n'est le nôtre. Ce n'est pas le nôtre qui se méfie tant des bêtes et de la bêtise à laquelle souvent nous avons l'envie de céder. Pour pouvoir enfin lâcher prise et nous étaler dans la grande bêtiser fangeuse. Dans la grande origine des bêtes qui ne pensent pas. Nous apprenons aux heures de grande écoute ce qu'il faut penser du monde et de nos vies vécues par ce monde et ce que serait par exemple une vie réussie. Nous tentons de réussir nos vies comme on s'efforce de marquer un but. Nous avons une défense, une attaque, une stratégie: petit schéma comportemental que nous répétons en toutes occasions, ad libidum. Nous vivons dans une version sous-titrée du monde. Nous en ignorons la version originale. Nous ne savons pas ce que c'est que ce monde dans lequel se déroulent et se dévastent nos vies. Nous savons seulement qu'il n' aucun sens et que tous les sens qu'on lui prête sont comme les épisodes d'une série infinie. Que l'entreprise du sens a deux buts: rendre crédible un monde de jour en jour plus fantomatique et prolonger d'un épisode à l'autre, à la petite semaine, une existence toujours sur le point de finir abruptement. le monde ne veut rien dire; il est; c'est déjà pas mal pensons-nous parfois dans nos moments de lucidité. Nous ne comprenons rien au réel en V.O. mais sous-titré dans la langue du jité, c'est une douce berceuse. Qui nous informe à la fois de ce qui arrive - cette pluie de faits qui nous rince - et de ce qu'il faut en penser. Qui nous enseigne à neutraliser les faits par la pensée formatée. A faire un tri dans le monde entre ce qui a un sens et ce qui n'en a pas. Qui nous enseigne à penser normalement pour que le monde se normalise. Et nous explique pourquoi les faits sont tels qu'ils sont. Et pourquoi il faut renoncer à les changer. Pourquoi il faut se décourager. les éditorialistes sont nos professeurs de découragement. Ils nous expliquent pourquoi et comment il faut renoncer au projet désuet de changer les faits. Si on s'en tient aux faits et si les faits s'en tiennent à leur mutisme, si les faits muets se laissent gentiment commenter, la vie s'en trouvera simplifié et meilleure à vivre. Ils découragent et finalement interdisent de penser autre chose que les faits qui les intéressent, qu'ils proposent moins à notre pensée qu'à notre vue ou à nos mains, qu'ils retirent à notre pensée en même temps qu'ils les proposent à nos yeux et à nos mains. Des faits qui tiennent dans des images. Visibles et tangibles. Mesurables, calculables et finalement prévisibles. Ils nous enseignent leur science des faits qui discrédite toute autre forme de pensée. Pour finalement capituler, dire oui au monde tel qu'il est et où il va. les faits qu'ils évoquent constituent tout le monde, prétendent-ils. Sans qu'il ne reste rien à penser du monde une fois qu'on a recensé ces faits. Si on leur présente d'autres faits, ils disent qu'il s'agit de faits appartenant à un autre monde, impossible à penser et encore plus à transplanter dans le nôtre. Aussi hasardeux à transplanter dans notre monde que le coeur d'un homme dans le corps d'un autre. les maitres prétendent penser la seule pensée du seul monde possible. Un seul monde, une seule pensée: tel semble être parfois le mot d'ordre. Et parfois encore: un seul monde, aucune pensée. Et pour le dire plus nettement: un seul monde, aucune pensée et une simple régulation du flux d'images sous la forme d'un logiciel de contrôle. Comme s'il n'était plus besoin que de régler la circulation des images, des faits et des objets. Comme si l'évidence s'imposait d'elle-même, éliminant toute autre forme de dispute que la discussion de loisir. Voilà qui nous apaise! Car une chose nous effraie: que le monde nous rejette. Que l'humanité nous expulse hors de son sein. Que la grande Mère Humanité nous abandonne. Nous déshérite. Que nous ne soyons plus les chers petits numains que nous avons tant aimé être. les hommes nains que Mère Humanité aime tant. Pour conjurer ce risuqe, nous nous tenons au foyer humain. A la matrice. Sans nous écarter d'un pas des us et coutumes humaines. Sans faire le pas qui nous mettrait hors de la norme. De la norme qui nous protège de tout excès, de tout égarement hors des sentiers battus. Un jour peut-être, la norme - la grande famille des hommes - ne voudra plus de nous. Aussi la désirons-nous passionnément comme le nouveau paradis laique. Nous désirons à la fois la passion et la norme: nos idéaux et notre oxymore. On étouffe peut-être dans les normes mais on meurt en dehors. et l nome n'est jamais que ce que peut un homme, ce que peut la moyenne des hommes. Puis assez vite, elle devient ce que veut un homme. Les hommes veulent ce que peuvent tous les hommes. N'obtenant que ce qu'ils peuvent eux-mêmes et ne pouvant admettre qu'ils puissent moins que d'autres, ils se rendent assez vite malheureux. N'importe! Ils s'obstinent. Puisqu'il est bon d'être normal, de ne plus être soi, puisqu'il est bon d'être tous. Ce monde nous enseigne la honte d'être soi. Car, personne ne s'y trompe plus, il s'agit avant tout de faire taire et de faire honte. Faire honte aux pensées sauvages, aux pensées minoritaires, aux pensées migratoires sans domicile fixe voire apatrides qui montent spontanement dans les corps. Faire taire qui se met en tête de dire ce qu'il pense seul. Qui se met en tête de penser publiquement sa pensée solitaire. De répandre ses sales pensées dans l'espace public plutôt que de les écouter discrètement dans quelques pensotières à usage intime. Il nous faut des hommes qui viennent faire la guerre à la pensée avec les armes de la pensée. Avec la pensée elle-même. Il nous fait des hommes qui fassent honte à qui pensait jusque-là. Plus personne ne s'imagine pouvoir aller mieux en pensant. Comprendre ne peut plus soulager de rien. La manie de penser est même réputée aggraver le cas de ceux qui vont mal. Il faut au contraire que le travail et les loisirs épuisent entièrement la vie d'un homme. Sans qu'il reste le moindre temps-mort - c'est-à-dire de pensée - dans la vie d'un homme. Car qui pense fait rire. Qui pense fait honte et mérite à sont otur de ressentir toute sa honte. Qui pense aujourd'hui, on considère qu'il ne fait rien, qu'il perd son temps etcelui de tous, qu'il se fait du mal, à lui-même et aux autres. Ou qu'il se fait un bien honteux. Qu'il se souille et que, d'une manière générale toutes ces pensées privées plus ou moins clandestines, plus ou moins autorisées et toujours un peu subversives sont comme la souille du monde qu'il est grand temps d'assianir. Nous nous sommes fait ce monde où il est difficile de penser. Nous aovns, plus ou moins inconsciemment, créé les pires conditions pour la pensée. Mais il nous faut encore et toujours des nettoyeurs de la pensée qui viennent passer au karcher tout ce qui menace de mettre le monde hors de ses gonds. Les médecins d'une pensée ruminée plusieurs millions d'années par les hominidés qui s'étaient mis en tête de penser, ne parvenant qu'à s'embrouiller toujours un peu plus les idées. Au point que c'est désormais le monde entier qu'il faut sauver du désastre, nous disent les maitres-penseurs-sauveteurs venus éteindre le feu de la pensée. Les penseurs-pompiers venus éteindre toute autre pensée que la leur. Toute autre pensée que celles qui dirigent le monde, qui peuvent le faire durer encore un peu. Il faut pour cela étouffer les pensées clandestines de l'espèce humaine. "Quelle vanité que la pensée! nous disent les maitres-penseurs-pompiers. Quelles vanités que vos pensées d'hommes singes! Quelles vanités que ces pensées qui vous retiennent de devenir tout à fait humains! Quand vous êtes occupés par toutes ces choses, images, messages instantanés! Pensez donc par images! ne pensez plus! Quelle vanité que la pensée en temps d'occupation! Quand vous avez perdu tout ce temps à penser en vain. Quand il y a cette avidité qui nous brûle."
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