dimanche 29 janvier 2023

Groupe Krisis : Manifeste contre le travail Chapitre XVII

 


XVII - Contre les partisans du travail : un programme des abolitions.

On reprochera aux ennemis du travail de n'être que des rêveurs. L'histoire aurait prouvé qu'une société qui ne se fonde pas sur les principes du travail, de la contrainte à la performance, de la concurrence libérale et de l'égoïsme individuel ne peut pas fonctionner. Voulez-vous donc prétendre, vous qui faites l'apologie de l'état de choses existant, que la production marchande capitaliste a vraiment donné à la majorité des hommes une vie à peu près acceptable ? Appelez-vous cela " fonctionner ", quand c'est justement la croissance vertigineuse des forces productives qui rejette des milliards d'hommes en dehors de l'humanité et que ceux-ci doivent s'estimer heureux de survivre sur des décharges publiques ? Quand des milliards d'autres hommes ne peuvent supporter la vie harassante sous le diktat du travail qu'en s'isolant des autres, qu'en se mortifiant l'esprit et qu'en tombant malades physiquement et mentalement ? Quand le monde est transformé en désert simplement pour que l'argent engendre davantage d'argent ? Soit ! C'est effectivement la façon dont " fonctionne " votre grandiose système du travail. Eh bien, nous ne voulons pas accomplir de tels exploits !

Votre autosatisfaction se fonde sur votre ignorance et votre mauvaise mémoire. La seule justification que vous trouvez à vos crimes présents et futurs, c'est l'état du monde et celui-ci n'est fondé que sur vos crimes passés. Vous avez oublié et refoulé les massacres d'État nécessaires à l'intériorisation de votre " loi naturelle ", loi selon laquelle c'est presque une chance d'être " employé " à des activités déterminées par d'autres et de se faire vampiriser toute son énergie pour la fin en soi abstraite de l'idole de votre système. Pour que l'humanité soit en état d'intérioriser la domination du travail et de l'égoïsme, il a d'abord fallu extirper dans les anciennes sociétés agraires toutes les institutions d'auto-organisation et de coopération autodéterminée. Peut-être les jeux sont-ils faits. Nous ne sommes pas exagérément optimistes. Nous ne pouvons pas savoir si les hommes réussiront à se libérer de cette existence conditionnée. La chose est indécise : le déclin du travail peut conduire soit à la victoire sur la folie du travail, soit à la fin de la civilisation.

Vous nous objecterez qu'avec l'abolition de la propriété privée et de la contrainte d'avoir à gagner de l'argent, toute activité cessera et qu'une oisiveté générale s'installera. Vous avouez donc que l'ensemble de votre système " naturel " ne repose que sur la contrainte ? Et que c'est pour cette raison que vous craignez la paresse comme un péché mortel contre l'esprit de l'idole Travail ? Mais les ennemis du travail n'ont rien contre la paresse. L'un de leurs buts prioritaires est de rétablir cette culture de l'oisiveté que toutes les sociétés antérieures ont connue et qui fut anéantie pour que s'impose un productivisme effréné et privé de sens. C'est pourquoi les ennemis du travail fermeront d'abord, sans les remplacer, toutes les branches de la production qui ne servent qu'à maintenir impitoyablement la fin en soi délirante du système de production marchande.

Nous ne parlons pas seulement des secteurs d'activité qui représentent manifestement un danger public, comme les industries de l'automobile, de l'armement ou du nucléaire, mais aussi de la production de ces nombreuses prothèses de signification et de ces ineptes objets de divertissement supposés faire miroiter aux hommes de travail un ersatz d'existence pour leurs vies gâchées. Disparaîtra aussi l'immense part de ces activités qui n'existent que parce qu'il faut que la production de masse passe dans le moule de la forme-argent et du marché. Ou bien pensez-vous que les comptables, les spécialistes en marketing et les vendeurs, les V.R.P. et les publicitaires resteront nécessaires quand les choses seront produites en fonction des besoins et que tous prendront simplement ce dont ils ont besoin ? Et pourquoi faudrait-il encore des inspecteurs des impôts et des policiers, des travailleurs sociaux et des administrateurs de la misère s'il n'y a plus de propriété privée à protéger, ni de misère sociale à administrer, et si personne n'a plus à être dressé au respect des contraintes aliénantes du système ?

Nous entendons déjà votre cri : " Et tous ces emplois ! " Eh bien, parlons-en. Calculez donc un peu le temps dont l'humanité se prive chaque jour simplement pour accumuler du " travail mort ", administrer les hommes et huiler les rouages du système dominant. Du temps pendant lequel nous pourrions tous nous prélasser au soleil au lieu de nous éreinter à des choses sur le caractère destructeur, répressif et grotesque duquel on a écrit des bibliothèques entières. Mais soyez sans crainte ! La disparition des contraintes du travail n'entraînera nullement celle de toute activité.

C'est l'activité qui changera de nature dès lors qu'elle ne sera plus enfermée dans une sphère de temps uniformes et linéaires, désensualisés, et sans autre fin qu'elle-même, mais qu'elle pourra suivre son propre rythme, variable selon les individus et s'intégrant dans un projet de vie personnel.

Et quand, également, dans les grandes structures de production, les hommes détermineront eux-mêmes le rythme au lieu de se laisser dominer par le diktat de la valorisation d'entreprise. Pourquoi se laisser harceler par les exigences insolentes d'une concurrence imposée ? Il faut redécouvrir la lenteur.

Bien sûr, les activités domestiques et de soins apportés aux hommes — activités qui, dans la société de travail, sont rendues invisibles, séparées et définies comme " féminines " - ne disparaîtront pas. Il est aussi peu question d'automatiser des activités telles que cuisiner ou changer les couches des nouveaux-nés. Quand, en même temps que le travail, on aura aboli la séparation des sphères sociales, alors ces activités nécessaires pourront faire partie du domaine de l'organisation sociale consciente, au-delà des assignations sexuelles. Elles perdront leur caractère répressif, dès lors qu'elles ne se subordonneront plus les individus mais qu'elles seront accomplies au gré des circonstances et des besoins aussi bien par les hommes que par les femmes.

Nous ne disons pas qu'ainsi toute activité deviendra plaisante. Quelques-unes le seront plus, d'autres moins. Bien sûr, il y aura toujours des activités qu'il sera nécessaire d'accomplir. Mais pourquoi s'en faire, si la vie ne s'en trouve plus dévorée ? Et puis les choses librement accomplies seront toujours plus nombreuses. Car l'activité constitue un besoin autant que le loisir. Même le travail n'a pas pu entièrement effacer ce besoin, mais il l'a instrumentalisé et vidé de son sang comme un vampire. Les ennemis du travail ne sont les fanatiques ni d'un activisme aveugle, ni d'une inaction tout aussi aveugle. Le loisir, l'activité nécessaire et les activités librement choisies doivent être mis dans un rapport sensé, en conformité avec les besoins et les contextes de vie. Une fois soustraites aux impératifs capitalistes du travail, les forces productives modernes étendront massivement le temps libre de tous. Pourquoi passer des heures jour après jour dans les usines et les bureaux quand des machines peuvent nous dispenser de la plus grande part de ces activités ? Pourquoi faire suer des centaines de corps quand quelques moissonneuses-batteuses suffisent? Pourquoi laisser l'esprit se perdre dans une tâche routinière qu'un ordinateur peut exécuter facilement ?

Cependant, pour atteindre ces buts, on ne peut reprendre qu'une infime part de la technique dans sa forme capitaliste. La majeure partie des structures techniques doivent être complètement transformées, car elles ont été élaborées d'après les normes bornées de la rentabilité abstraite, tout comme, pour la même raison, bien des possibilités techniques n'ont pas du tout été développées. Quoique l'électricité à base d'énergie solaire puisse être produite partout, la société de travail a besoin de gigantesques centrales nucléaires qui constituent une menace pour la vie. Et quoique les méthodes d'une production agricole respectueuse de l'environnement soient connues depuis longtemps, le calcul financier abstrait déverse des tonnes de poison dans l'eau, détruit les sols et empoisonne l'air. Et quoiqu'on puisse produire la plupart des choses facilement, sur place sans avoir à utiliser beaucoup de moyens de transports, on envoie des pièces détachées et des vivres faire trois fois le tour du globe pour des raisons relevant uniquement de la gestion d'entreprise. Une part considérable de la technique capitaliste est aussi insensée et superflue que la dépense d'énergie humaine qui lui est liée.

Par là, nous ne vous disons rien de nouveau. Et pourtant vous ne tirerez jamais aucune conséquence de ce que vous savez très bien vous-mêmes. Car vous vous refusez à toute décision consciente : quels moyens de production, de transport et de communication est-il raisonnable d'utiliser ? Quels sont ceux qui sont nuisibles ou simplement superflus ? Plus vite vous ânonnez votre mantra de la liberté démocratique, plus grand est votre acharnement à refuser la liberté de décision sociale la plus élémentaire, parce que vous voulez continuer à servir le cadavre dominant du travail et ses pseudo-" lois naturelles ".

"Le travail lui-même est nuisible et funeste, non seulement dans les conditions présentes, mais en général dans la mesure où son but est le simple accroissement de la richesse ; voilà ce que démontrent les économistes, sans en être conscients."

Karl Marx, Manuscrits de 1844

"Notre vie, c'est d'être assassinés par le travail. Nous gigotons au bout de a corde pendant soixante ans. Mais nous allons la couper à présent. À la lanterne !"

 Georg Büchner, la Mort de Danton, 1835

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