lundi 30 janvier 2023

Lignes N°42: La pensée critique contre l'éditorialisme Partie II

  Lignes est une collection dirigée par Michel Surya

Article : Les aphasiques et le jité   Par Jacques Brou


C'est pourquoi longtemps - tous les soirs en prime time pour la love story, puis deux fois par jour au jité pour avoir des news , puis toutes les heures en temps réel, puis tout le temps et toujours avec tout le monde mais avant tout le monde - nous allumons la télé et/ou nous activons nos écrans et/ou nos tablettes et/ou smartphones et/ou n'importe quoi mais quelque chose qui se connecte aux grands centres nerveux de la planète et nous déconnecte de notre propre centre nerveux. de notre propre bêtise et de notre propre inertie. de notre propre centre nerveux en crise. Et pour tout dire, de notre crise de nerfs perpétuelle. Nous voulons qu'on nous débranche et qu'on nous décentre. N'importe où dans le world wide web. Dans le brave new world. Qu'on interrompe notre petit movie intérieur et l'alimente à la fois, lui faisant prendre de nouvelles pistes, essayer de nouveaux scénarios. Nous voulons rester joignables 24 heures/.24 parce qu'il nous semble que 24 heures/24 c'est l'éternité. Nous voulons le forfait eternity. La vie est illimitée et nos forfaits permettent d'y accéder. Nous voulons quelque chose qui brille dans nos mains et parfois éclaire notre visage comme la joie peut le faire mais qui ne soit pas la joie parce qu'elle peut trop facilement nous quitter et nous ne voulons plus qu'on nous quitte. Nous voulons nous attacher si solidement au monde que rien ne puisse plus nous quitter. Nous voulons des choses qui soient à la fois nos mains et nos yeux. Qui vibrent dans nos poches comme de petites bêtes fouisseuses. Qui s'allument et fassent un bruit fun. Et qui nous soient comme des âmles de synthèse. Et viennent boucher le trou que nous avons depuis toujours à la place de l'âme. Et que nous, nous soyons les ânes de nos âmes. Nous désirons passionnément quelque chose qui nous donne à penser et qui se pense tout seul en nous. Nous souffle en toutes circonstances comment être faire et dire. Un software de pensée automatique implanté au plus profond de nous - dans l'ombre inaperçue- qui prenne vie et nous fasse recommencer la vie autrement. Plus légèrement. Quelque chose qui nous guérisse du mal et du malheur de penser. Nous désirons quelque chose ou quelqu'un  qui pense à notre place dans une langue soft et sexy. Et claire. Et easy. Et speedy. Easy think. Une langue-string jeté sur le monde comme une virgule qui en cache le pire, c'est-à-dire l'antre. Nous voulons fuir sans nous écarter les uns des autres. Nous ne voulons plus d'une pensée-monde. Ni d'une langue pour dire le monde. Elles prennent trop de place et nous n'avons plus ni temps ni place. Nous ne désirons que les versions simplifiées qui entrent dans un smartphone. Les versions light. Fat free thought. Aptes avant tout à transmettre des informations et des mesures. Une langue et une pensée formatées sans doute, mais qu'importe. peut-être même fabriquées en Chine par des enfants. les rabat-joie, mauvais joueurs et autres perdants du jeu économique tentent de nous gâcher le plaisir en moquant notre langue et notre pensée. un appauvrissement de la langue- disent-ils, et un amaigrissement de la pensée. une pensée qui pourra de moins en moins dire ce qui l'affecte. Et des corps qui ne savent déjà plus ce qu'ils ressentent. Ce qu'ils vivent. Mais c'est tant pis! Ou c'est tant mieux! Au contraire! Nous ne demandions que ça. Qu'on nous siphonne la langue! Qu'on y aille! Qu'on nous détricote la pensée! Nous perdons nos mots, nous ne savons pas où est notre pensée, et alors? Nous nous sentons bien! Nous nous sentons de mieux en mieux. Même si nous continuons à vivre et encaisser dans un monde qui fait de moins en moins de cadeau. Toute la différence est que nous ne pouvons plus dire ce qui nous trouble ou nous lamine. Et ce que nous ne pouvons plus dire, nous ne pouvons pas plus le penser. Et si ce que nous ne pouvons plus penser ne cesse pas d'exister et de nous nuire, peu importe! Nous utilisons nos loisirs à guérir. Nous cicatriserons pendant les vacances. Si nous engrangeons de formidables quantités d'affects et de ressentis sans plus irne pouvoir en exprimer, si tout vient éclater et se perdre dans la boite noire du corps, c'est que la vie désormais consiste à faire l'expérience de vivre sans pensée et sans langue et que l'expérience exige d'être poursuivie aussi loin que possible. Et que nous sommes devenus cette exigence. certes, nous n'avons jamais été bien clairs mais nous sommes désormais très obscurs. Obscurs et plats à la fois, sans la profondeur que nous donnait la langue. Obscurs et si minces. Tant mieux encore une fois! Nous avons toujours pensé qu'il y avait trop de mots dans la langue. Trop d'idées dans la tête, à nous en donner la migraine. il nous faut des gardiens de la pensée. des pasteurs pour nos troupeaux de pensées erratiques. Il nous faut des rassembleurs et des penseurs majoritaires. Il nous faut des guides et des pères. Nous désirons des maitres. Il nous faut des médicaments psychotropes. il nous faut de beaux visages qui pensent directement dans la langue la plus simple. Et une langue taillée dans le bois dont on fait les grands hommes. il nous faut de beaux corps qui prennent la pose du penseur dans la langue jité. Il nous faut des éditorialistes qui cherchent à gagner sur tous les tableaux. Qui fassent les penseurs et qui fassent les beaux. Qui jouent la langue et qui jouent l'écran. Il nous faut des écrans sur lesquels nous puissions poser nos doigts et nos plus seulement nos yeux. Nous avons un besoin de croire et un besoin de toucher et nous avons besoin de toucher ce à quoi nous croyons et de croire ce que nous touchons. ce monde l'a bien compris qui nous incite à toucher les écrans que nous ne savions que regarder. Ce monde veut notre croyance et ne peut vivre si nous ne croyons en lui. N'existe que s'il nous donne la preuve qu'il est vrai, que tout est vrai de ce qui apparait sur les écrans. Le monde nous raconte les histoires qui lui donnent un sens. Et les maitres-penseurs nous donnent -comme on donne la pâtée - le sens en dehors duquel nous ne pouvons vivre, disent-ils. Nous voulons savoir ce qu'il faut penser de nos vies et du monde  dans lequel nous les vivons. ce qu'il faut en penser pour ne pas avoir l'air bête. Si c'était possible, nous n'aimerions rien tant que pouvoir ne pas penser. Mais nous désirons encore plus fort ne pas avoir l'air bête. 

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