XIII - La simulation de la
société de travail par le capitalisme de casino.
La conscience sociale
dominante se ment systématiquement à elle-même sur la véritable situation de la
société de travail. On excommunie idéologiquement les régions qui s'effondrent,
on falsifie sans vergogne les statistiques du marché de l'emploi, on fait
disparaître à coups de baguette médiatique les formes de la paupérisation. De
façon générale, la simulation est la caractéristique centrale du capitalisme de
crise. Cela vaut aussi pour l'économie elle-même. Si jusqu'à présent, du moins
dans les pays occidentaux centraux, il semble que le capital puisse accumuler
même sans travail et que la forme pure de l'argent puisse continuer de garantir
sans substance et par elle-même la valorisation de la valeur, c'est au
processus de simulation des marchés financiers qu'est due cette apparence.
Symétriquement à la simulation du travail par les mesures coercitives de la
gestion démocratique du travail, s'est développée une simulation de la valorisation
du capital par le décrochage spéculatif du système de crédits et des marchés
boursiers vis-à-vis de l'économie réelle.
La consomption de travail
présent est remplacée par la consomption du travail futur, laquelle n'aura plus
jamais lieu. Il s'agit en quelque sorte d'une accumulation de capital dans un
" futur antérieur " fictif. Le capital-argent qui ne peut plus être
réinvesti de manière rentable dans l'économie réelle et ne peut donc plus
absorber de travail doit progressivement se rabattre sur les marchés
financiers.
À l'époque du " miracle
économique ", après la Seconde Guerre mondiale, la poussée fordiste de la
valorisation ne reposait déjà plus tout à fait sur ses propres ressources. Avec
une ampleur inconnue jusque-là, l'État se mit à lancer des emprunts qui
dépassaient de loin ses recettes fiscales, parce qu'il ne pouvait plus financer
autrement les conditions de base de la société de travail. L'État hypothéquait
donc ses revenus réels futurs. C'est ainsi que, d'un côté, le capitalargent "
excédentaire " se vit offrir une possibilité d'investissement en capital
financier : on prêta de l'argent à l'État moyennant intérêts. Celui-ci
acquittait ces intérêts à l'aide de nouveaux emprunts et réinjectait aussitôt
l'argent emprunté dans le circuit économique. D'un autre côté, il finançait
ainsi les dépenses sociales et les investissements d'infrastructure, créant une
demande artificielle (au sens capitaliste) parce que non couverte par une
quelconque dépense de travail fordiste fut prolongé au-delà de sa portée
originelle.
Ce moment - déjà simulateur
- du processus de valorisation apparemment encore intact trouvait ses limites
en même temps que l'endettement public. Les " crises d'endettement "
des États, non seulement dans le " Tiers-Monde " mais aussi dans les
métropoles, rendaient impossible une nouvelle expansion de ce type. Ce fut le
fondement objectif du triomphe de la dérégulation néo-libérale qui devait,
selon sa propre idéologie, s'accompagner d'une réduction draconienne des quotas
prélevés par l'État sur le produit national. Mais en réalité la dérégulation et
le démantèlement des tâches de l'État sont réduites à néant par les coûts de la
crise, ne serait-ce que ceux engendrés par la répression et la simulation
étatiques. Dans nombre de pays, la quote-part de l'État se trouve ainsi encore
augmentée.
Mais une nouvelle
accumulation de capital ne peut plus être simulée par l'endettement de l'État.
C'est pourquoi, depuis les années 80, la création supplémentaire de capital
fictif s'est déplacée vers les marchés financiers. Là, il ne s'agit plus depuis
longtemps de dividendes (la part de bénéfice sur la production réelle), mais
seulement de gains sur les cours, de la plus-value spéculative des titres
jusqu'à des proportions astronomiques. Le rapport entre l'économie réelle et le
mouvement du marché financier spéculatif s'est inversé. La hausse des cours
spéculatifs n'anticipe plus l'expansion économique réelle, mais, à l'inverse,
la hausse survenue dans la création de plus-value fictive simule une accumulation
réelle, qui n'existe déjà plus.
L'idole Travail est
cliniquement morte, mais l'expansion apparemment utonomisée des marchés
financiers la maintient en survie artificielle. Les entreprises industrielles
réalisent des bénéfices qui ne proviennent plus de la vente et de la production
de biens réels (depuis longtemps opération à perte), mais qui sont dus à la
participation d'un département financier " futé " à la spéculation
sur les marchés financiers et monétaires. Les budgets publics affichent des
revenus qui ne proviennent plus des impôts ou des crédits, mais de la
participation assidue de l'administration financière aux marchés spéculatifs.
Par ailleurs, certains ménages dont les revenus réels provenant de salaires
baissent de façon dramatique continuent de se permettre un niveau de
consommation élevé en misant sur des bénéfices boursiers. Ainsi naît une
nouvelle forme de demande artificielle qui, à son tour, entraîne une production
réelle et, pour l'État, des rentrées fiscales réelles " sans fondement réel
".
De cette manière, le
processus spéculatif ajourne la crise de l'économie mondiale. Mais comme la
hausse de la plus-value fictive des valeurs boursières ne peut être que
l'anticipation de la consomption de travail réel futur (dans une mesure astronomique
proportionnelle) qui ne viendra jamais, l'imposture objectivée, après un
certain temps d'incubation, ne manquera pas d'éclater au grand jour.
L'effondrement des marchés émergents en Asie, en Amérique latine et en Europe
de l'Est en a donné un avant-goût. Que les marchés financiers des centres
capitalistes aux États-Unis, en Europe et au Japon s'écroulent aussi n'est
qu'une question de temps ! Ce rapport est perçu de manière complètement
déformée dans la conscience fétichisée de la société de travail, et même jusque
chez les "critiques du capitalisme " traditionnels de droite comme de
gauche. Fixés sur le fantôme du travail anobli en condition d'existence
positive et transhistorique, ceux-ci confondent systématiquement cause et
effet. Le fait que l'expansion spéculative des marchés financiers ajourne
provisoirement la crise passe alors pour la cause de la crise. Les "
méchants spéculateurs ", affirme-t-on avec plus ou moins d'affolement,
seraient en train de détruire toute cette merveilleuse société de travail parce
que, pour le plaisir, ils jetteraient par la fenêtre tout ce " bon argent
", dont il y aurait " bien assez ", au lieu de l'investir
sagement et solidement dans de magnifiques " emplois " afin qu'une
humanité ilote, obsédée de travail, puisse continuer à jouir du "
plein-emploi ".
Ces gens-là ne veulent pas
comprendre que ce n'est pas la spéculation qui a causé l'arrêt des
investissements réels, mais que ceux-ci étaient déjà devenus non rentables à
cause de la troisième révolution industrielle et que l'envolée spéculative n'en
est qu'un symptôme. Depuis bien longtemps, l'argent, qui circule en quantité
apparemment inépuisable, n'est plus " bon ", même au sens capitaliste
; il n'est plus que l'" air " chaud avec lequel on a gonflé la bulle
spéculative. Toute tentative de dégonfler cette bulle par un quelconque projet
d'imposition (" taxe Tobin ", etc.) afin d'orienter à nouveau le
capital-argent vers les moulins de la société de travail, "bons " et
bien " réels ", aboutira seulement à faire crever la bulle encore
plus vite.
On préfère diaboliser "
les spéculateurs " au lieu de comprendre qu'inexorablement nous devenons
tous non rentables et que c'est le critère de la rentabilité même ainsi que ses
bases, qui sont celles de la société de travail, qu'il faut attaquer comme
obsolètes. Cette image de l'ennemi à bon marché, tous la cultivent : les
extrémistes de droite et les autonomes, les braves syndicalistes et les
nostalgiques du keynésianisme, les théologiens sociaux et les animateurs de
télévision, bref tous les apôtres du " travail honnête ". Très rares
sont ceux qui comprennent que, de là à remobiliser la folie antisémite, il n'y
a qu'un pas : invoquer le capital réel " créateur " et d'extraction
nationale contre le capital financier " accapareur ", " juif
" et international risque de devenir le dernier mot de la Gauche de
l'Emploi intellectuellement aux abois. De toute façon, c'est déjà le dernier
mot de la Droite de l'Emploi par nature raciste, antisémite et anti-américaine.
"Dès
que le travail, sous sa forme immédiate, a cessé d'être la source principale de
la richesse, le temps de travail cesse et doit cesser d'être sa mesure, et la
valeur d'échange cesse donc aussi d'être la mesure de la valeur d'usage. [.] La
production basée sur la valeur d'échange s'effondre de ce fait, et le procès de
production matériel immédiat se voit lui-même dépouillé de sa forme mesquine et
contradictoire."
Karl Marx, Grundrisse,
1857-58
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