dimanche 29 janvier 2023

Groupe krisis : Manifeste contre le travail Chapitre XV

 


 

XV - La crise de la lutte d'intérêts.

On a beau refouler la crise fondamentale du travail et en faire un tabou, elle n'en marque pas moins tous les conflits sociaux actuels. Le passage d'une société d'intégration de masse à un ordre de sélection et d'apartheid n'a pas conduit à un nouveau round de la vieille lutte des classes entre capital et travail, mais à une crise idéologique de la lutte d'intérêts catégoriels qui reste enfermée dans la logique du système. Déjà, à l'époque de la prospérité, après la Seconde Guerre mondiale, le vieux pathos de la lutte des classes avait perdu de son éclat. Non pas parce que le sujet révolutionnaire " en soi " aurait été " intégré " par des menées manipulatrices ou corrompu par une prospérité douteuse, mais à l'inverse parce que le niveau de développement fordiste a fait apparaître l'identité logique du capital et du travail en tant que catégories socio-fonctionnelles d'une même formation sociale fétichiste. Enfermé dans la logique du système, le désir de vendre le plus cher possible la marchandise force de travail cessa d'apparaître pour ce qu'il n'était pas — au-delà du système — et se révéla pour ce qu'il était - un élément à l'intérieur du système.

Si, jusque dans les années 70, il s'agissait encore de conquérir, pour le plus grand nombre, une participation aux fruits vénéneux de la société de travail, les nouvelles conditions de crise engendrées par la troisième révolution industrielle ont même fait disparaître ce mobile-là. C'est seulement tant que la société de travail était en expansion que ses catégories socio-fonctionnelles ont pu mener leurs luttes d'intérêts à grande échelle. Mais, à mesure que la base commune tombe en ruine, les intérêts qui restent enfermés dans la logique du système ne peuvent plus être agrégés au niveau de toute la société. Commence alors une désolidarisation générale. Les travailleurs salariés désertent les syndicats, et les managers les organisations patronales. Chacun pour soi et le Dieu du système capitaliste contre tous : l'individualisation tant invoquée n'est qu'un autre symptôme de la crise dans laquelle se trouve la société de travail.

Pour autant que des intérêts puissent encore être agrégés, cela ne se produit qu'à l'échelle micro-économique. Car, de même que faire broyer sa vie pour l'entreprise - au mépris de toute tentative de libération sociale — est presque devenu un privilège, de même la représentation des intérêts de la marchandise force de travail dégénère en un lobbying impitoyable pratiqué par des segments sociaux toujours plus petits. Qui accepte la logique du travail, doit maintenant accepter aussi la logique de l'apartheid. Garantir à sa propre clientèle étroitement délimitée qu'elle puisse vendre sa peau aux dépens de toutes les autres, c'est désormais le seul enjeu. Il y a belle lurette que salariés et délégués du personnel ne voient plus leur véritable adversaire dans le management de leur entreprise, mais dans les salariés des entreprises et des " sites " concurrents, peu importe que ce soit dans la localité voisine ou en Extrême-Orient. Et quand se pose la question de savoir qui sera liquidé lors de la prochaine poussée de rationalisation d'entreprise, alors même le département voisin et le collègue immédiat deviennent des ennemis.

La désolidarisation radicale ne concerne pas les seuls conflits économiques et syndicaux. Comme, dans la crise même de la société de travail, toutes les catégories fonctionnelles s'accrochent avec un acharnement accru à la logique de la société de travail — laquelle veut que tout bien-être humain ne soit que le sous-produit d'une valorisation rentable — le principe " Après moi le déluge " régit toutes les luttes d'intérêts. Tous les lobbies connaissent la règle du jeu et agissent en conséquence. Chaque franc perçu par la clientèle de l'un est perdu pour la clientèle de l'autre. Chaque coupe claire à l'autre bout du réseau social augmente la chance d'obtenir un petit délai de grâce supplémentaire. Le retraité devient l'adversaire naturel de tous les cotisants, le malade l'ennemi de tous les assurés sociaux et l'immigré l'objet de haine de tous les nationaux pris de panique.

C'est ainsi que le projet d'utiliser cette lutte d'intérêts qui reste prisonnière de la logique du système en tant que levier de l'émancipation sociale perd inéluctablement tout contenu. C'est alors que sonne le glas de la gauche classique. La renaissance d'une critique radicale du capitalisme suppose la rupture catégorielle avec le travail. Aussi seul l'établissement d'un nouveau but d'émancipation sociale au-delà du travail et de ses catégories-fétiches dérivées (valeur, marchandise, argent, État, forme juridique, nation, démocratie, etc.) rendra possible une resolidarisation à un niveau supérieur et à l'échelle de toute la société. Et ce n'est que dans cette perspective que des luttes défensives et menées dans le cadre du système contre la logique de la lobbysation et de  l'individualisation pourront être réagrégées ; mais désormais en se référant aux catégories dominantes, non plus de façon positive, mais de façon négatrice et stratégique.

Jusqu'à présent, la gauche s'est efforcée d'esquiver la rupture avec les catégories de la société de travail. Elle banalise les contraintes du système en une simple idéologie et la logique de la crise en un simple projet politique des " dominants ". La nostalgie social-démocrate et keynésienne se substitue à la rupture avec les catégories du travail. Au lieu de viser une nouvelle universalité concrète de formation sociale située au-delà du travail abstrait et de la forme-argent, la gauche essaie désespérément de s'accrocher à la vieille universalité abstraite de l'intérêt enfermé dans la logique du système. Mais ces tentatives restent elles-mêmes abstraites et ne peuvent plus intégrer aucun mouvement social de masse, parce qu'elles feignent d'ignorer les conditions réelles de la crise.

Cela vaut surtout pour la revendication d'un salaire social ou d'un revenu minimum garanti. Au lieu d'associer les luttes concrètes de résistance sociale contre certaines mesures du régime d'apartheid à un programme général contre le travail, ce type de revendication crée une fausse universalité de la critique sociale. Mais cette critique reste totalement abstraite, dans la logique du système et impuissante. Quant à la concurrence engendrée par la crise sociale, on ne la dépassera pas de la sorte. Par ignorance, on suppose que la société de travail globalisée continuera de se perpétuer éternellement, car d'où viendrait l'argent pour financer ce revenu minimum garanti par l'État, sinon de procès de valorisation réussis ? Qui mise sur un tel " dividende social " (l'expression en dit long) mise aussi subrepticement sur la position privilégiée de " son " pays au sein de la concurrence globale. Car seule la victoire dans la guerre mondiale des marchés permettrait provisoirement de nourrir chez soi quelques millions de bouches " inutiles " (au sens capitaliste du terme) — à l'exclusion de tous ceux qui n'ont pas le bon passeport, cela va sans dire.

Les bricoleurs réformistes de la revendication du salaire social veulent ignorer la nature capitaliste de la forme-argent. En définitive, il ne s'agit pour eux que de sauver entre le sujet de travail capitaliste et le sujet consommateur de marchandises, ce dernier. Plutôt que de mettre en cause le mode de vie capitaliste tout court, il faut que le monde continue, malgré la crise du travail, d'être enseveli sous des avalanches de carcasses d'automobiles puantes, d'ignobles tours de béton et de camelote marchande, et ce, pour la seule liberté que les hommes sont encore à même d'imaginer : la liberté de choix devant les rayons des supermarchés.

Mais même cette perspective triste et bornée demeure illusoire. Ses partisans à gauche et les théoriciens analphabètes qui la défendent ont oublié que, dans le capitalisme, la consommation marchande ne sert jamais simplement à satisfaire les besoins, mais qu'elle est toujours une fonction du mouvement de valorisation. Quand la force de travail est invendable, même les besoins élémentaires sont considérés comme d'éhontées prétentions luxueuses qu'il convient de réduire au minimum. Et c'est justement à cela que le programme du salaire social servira de vecteur : il sera l'instrument de la baisse des dépenses publiques et la version misérable de l'aide sociale, qui remplace les systèmes de protection sociale en pleine décomposition. C'est en ce sens que le maître à penser du néo-libéralisme, Milton Friedman, a inventé le concept de salaire social, avant qu'une gauche désarmée n'y découvre une " planche de salut ". Et c'est avec ce contenu qu'il deviendra réalité - ou pas du tout.

"Il s'avère que, selon les inéluctables lois de notre monde, certains êtres humains doivent être dans le besoin. Ce sont les malheureux qui, à la grande loterie de la vie, ont tiré un numéro perdant."

Thomas Robert Malthus

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