XV - La crise de la lutte
d'intérêts.
On a beau refouler la crise
fondamentale du travail et en faire un tabou, elle n'en marque pas moins tous
les conflits sociaux actuels. Le passage d'une société d'intégration de masse à
un ordre de sélection et d'apartheid n'a pas conduit à un nouveau round de la
vieille lutte des classes entre capital et travail, mais à une crise
idéologique de la lutte d'intérêts catégoriels qui reste enfermée dans la
logique du système. Déjà, à l'époque de la prospérité, après la Seconde Guerre
mondiale, le vieux pathos de la lutte des classes avait perdu de son éclat. Non
pas parce que le sujet révolutionnaire " en soi " aurait été "
intégré " par des menées manipulatrices ou corrompu par une prospérité
douteuse, mais à l'inverse parce que le niveau de développement fordiste a fait
apparaître l'identité logique du capital et du travail en tant que catégories
socio-fonctionnelles d'une même formation sociale fétichiste. Enfermé dans la
logique du système, le désir de vendre le plus cher possible la marchandise
force de travail cessa d'apparaître pour ce qu'il n'était pas — au-delà du
système — et se révéla pour ce qu'il était - un élément à l'intérieur du
système.
Si, jusque dans les années
70, il s'agissait encore de conquérir, pour le plus grand nombre, une
participation aux fruits vénéneux de la société de travail, les nouvelles
conditions de crise engendrées par la troisième révolution industrielle ont
même fait disparaître ce mobile-là. C'est seulement tant que la société de
travail était en expansion que ses catégories socio-fonctionnelles ont pu mener
leurs luttes d'intérêts à grande échelle. Mais, à mesure que la base commune
tombe en ruine, les intérêts qui restent enfermés dans la logique du système ne
peuvent plus être agrégés au niveau de toute la société. Commence alors une
désolidarisation générale. Les travailleurs salariés désertent les syndicats,
et les managers les organisations patronales. Chacun pour soi et le Dieu du
système capitaliste contre tous : l'individualisation tant invoquée n'est qu'un
autre symptôme de la crise dans laquelle se trouve la société de travail.
Pour autant que des intérêts
puissent encore être agrégés, cela ne se produit qu'à l'échelle
micro-économique. Car, de même que faire broyer sa vie pour l'entreprise - au
mépris de toute tentative de libération sociale — est presque devenu un
privilège, de même la représentation des intérêts de la marchandise force de
travail dégénère en un lobbying impitoyable pratiqué par des segments sociaux
toujours plus petits. Qui accepte la logique du travail, doit maintenant
accepter aussi la logique de l'apartheid. Garantir à sa propre clientèle
étroitement délimitée qu'elle puisse vendre sa peau aux dépens de toutes les
autres, c'est désormais le seul enjeu. Il y a belle lurette que salariés et
délégués du personnel ne voient plus leur véritable adversaire dans le
management de leur entreprise, mais dans les salariés des entreprises et des
" sites " concurrents, peu importe que ce soit dans la localité
voisine ou en Extrême-Orient. Et quand se pose la question de savoir qui sera
liquidé lors de la prochaine poussée de rationalisation d'entreprise, alors
même le département voisin et le collègue immédiat deviennent des ennemis.
La désolidarisation radicale
ne concerne pas les seuls conflits économiques et syndicaux. Comme, dans la
crise même de la société de travail, toutes les catégories fonctionnelles
s'accrochent avec un acharnement accru à la logique de la société de travail —
laquelle veut que tout bien-être humain ne soit que le sous-produit d'une
valorisation rentable — le principe " Après moi le déluge " régit
toutes les luttes d'intérêts. Tous les lobbies connaissent la règle du jeu et
agissent en conséquence. Chaque franc perçu par la clientèle de l'un est perdu
pour la clientèle de l'autre. Chaque coupe claire à l'autre bout du réseau
social augmente la chance d'obtenir un petit délai de grâce supplémentaire. Le
retraité devient l'adversaire naturel de tous les cotisants, le malade l'ennemi
de tous les assurés sociaux et l'immigré l'objet de haine de tous les nationaux
pris de panique.
C'est ainsi que le projet
d'utiliser cette lutte d'intérêts qui reste prisonnière de la logique du
système en tant que levier de l'émancipation sociale perd inéluctablement tout
contenu. C'est alors que sonne le glas de la gauche classique. La renaissance
d'une critique radicale du capitalisme suppose la rupture catégorielle avec le
travail. Aussi seul l'établissement d'un nouveau but d'émancipation sociale
au-delà du travail et de ses catégories-fétiches dérivées (valeur, marchandise,
argent, État, forme juridique, nation, démocratie, etc.) rendra possible une
resolidarisation à un niveau supérieur et à l'échelle de toute la société. Et
ce n'est que dans cette perspective que des luttes défensives et menées dans le
cadre du système contre la logique de la lobbysation et de l'individualisation pourront être réagrégées
; mais désormais en se référant aux catégories dominantes, non plus de façon
positive, mais de façon négatrice et stratégique.
Jusqu'à présent, la gauche
s'est efforcée d'esquiver la rupture avec les catégories de la société de
travail. Elle banalise les contraintes du système en une simple idéologie et la
logique de la crise en un simple projet politique des " dominants ".
La nostalgie social-démocrate et keynésienne se substitue à la rupture avec les
catégories du travail. Au lieu de viser une nouvelle universalité concrète de
formation sociale située au-delà du travail abstrait et de la forme-argent, la
gauche essaie désespérément de s'accrocher à la vieille universalité abstraite
de l'intérêt enfermé dans la logique du système. Mais ces tentatives restent
elles-mêmes abstraites et ne peuvent plus intégrer aucun mouvement social de
masse, parce qu'elles feignent d'ignorer les conditions réelles de la crise.
Cela vaut surtout pour la
revendication d'un salaire social ou d'un revenu minimum garanti. Au lieu
d'associer les luttes concrètes de résistance sociale contre certaines mesures
du régime d'apartheid à un programme général contre le travail, ce type de
revendication crée une fausse universalité de la critique sociale. Mais cette
critique reste totalement abstraite, dans la logique du système et impuissante.
Quant à la concurrence engendrée par la crise sociale, on ne la dépassera pas
de la sorte. Par ignorance, on suppose que la société de travail globalisée
continuera de se perpétuer éternellement, car d'où viendrait l'argent pour
financer ce revenu minimum garanti par l'État, sinon de procès de valorisation
réussis ? Qui mise sur un tel " dividende social " (l'expression en
dit long) mise aussi subrepticement sur la position privilégiée de " son
" pays au sein de la concurrence globale. Car seule la victoire dans la
guerre mondiale des marchés permettrait provisoirement de nourrir chez soi
quelques millions de bouches " inutiles " (au sens capitaliste du
terme) — à l'exclusion de tous ceux qui n'ont pas le bon passeport, cela va
sans dire.
Les bricoleurs réformistes
de la revendication du salaire social veulent ignorer la nature capitaliste de
la forme-argent. En définitive, il ne s'agit pour eux que de sauver entre le
sujet de travail capitaliste et le sujet consommateur de marchandises, ce
dernier. Plutôt que de mettre en cause le mode de vie capitaliste tout court,
il faut que le monde continue, malgré la crise du travail, d'être enseveli sous
des avalanches de carcasses d'automobiles puantes, d'ignobles tours de béton et
de camelote marchande, et ce, pour la seule liberté que les hommes sont encore
à même d'imaginer : la liberté de choix devant les rayons des supermarchés.
Mais même cette perspective
triste et bornée demeure illusoire. Ses partisans à gauche et les théoriciens
analphabètes qui la défendent ont oublié que, dans le capitalisme, la
consommation marchande ne sert jamais simplement à satisfaire les besoins, mais
qu'elle est toujours une fonction du mouvement de valorisation. Quand la force
de travail est invendable, même les besoins élémentaires sont considérés comme
d'éhontées prétentions luxueuses qu'il convient de réduire au minimum. Et c'est
justement à cela que le programme du salaire social servira de vecteur : il
sera l'instrument de la baisse des dépenses publiques et la version misérable
de l'aide sociale, qui remplace les systèmes de protection sociale en pleine
décomposition. C'est en ce sens que le maître à penser du néo-libéralisme,
Milton Friedman, a inventé le concept de salaire social, avant qu'une gauche
désarmée n'y découvre une " planche de salut ". Et c'est avec ce
contenu qu'il deviendra réalité - ou pas du tout.
"Il
s'avère que, selon les inéluctables lois de notre monde, certains êtres humains
doivent être dans le besoin. Ce sont les malheureux qui, à la grande loterie de
la vie, ont tiré un numéro perdant."
Thomas Robert Malthus
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