dimanche 22 janvier 2023

L'entretien infini par Maurice Blanchot

 

LE GRAND RENFERMEMENT.

Le rapport du désir à l’oubli comme à ce qui s’inscrit préalablement hors mémoire, rapport à ce dont il ne peut y avoir souvenir et qui toujours devance, efface l’expérience d’une trace, ce mouvement qui s’exclut et, par cette exclusion, se désigne comme extérieur à lui-même, ainsi requiert une extériorité jamais articulée : inarticulée. Mais cette inarticulation du dehors, c’est elle pourtant qui semble s’offrir dans la plus fermée des structures, celle qui fait de l’internement une structure et de la structure un internement, quand par une décision abrupte le dire (celui d’une certaine culture) met à part, à l’écart, interdit ce qui l’excède. Enfermer le dehors, c’est-à-dire le constituer en intériorité d’attente ou d’exception, telle est l’exigence qui conduit la société, ou la raison momentanée, à faire exister la folie, c’est-àdire à la rendre possible. Exigence qui nous est devenue maintenant presque claire depuis le livre de Michel Foucault, livre en lui-même extraordinaire, riche, insistant, et, par ses nécessaires répétitions, presque déraisonnable (et comme il s’agissait d’une thèse de doctorat, nous avons assisté à ce heurt significatif de l’Université et de la déraison1). Dans ce livre, je rappelle d’abord quelle idée marginale est venue à l’expression : non pas tant l’histoire de la folie qu’une esquisse de ce que pourrait être « une histoire des limites – de ces gestes obscurs, nécessairement oubliés dès qu’accomplis, par lesquels une culture rejette quelque chose qui sera pour elle l’Extérieur ». A partir de quoi, dans l’espace qui s’établit entre folie et déraison, nous avons à nous demander s’il est vrai que la littérature et l’art pourraient accueillir ces expériences-limites et, ainsi, préparer, par-delà la culture, un rapport avec ce que rejette la culture : parole des confins, dehors d’écriture.

Lisons, relisons ce livre dans une telle perspective. Dans le courant du Moyen Age, si l’on interne d’une manière plus systématique les fous, nous voyons que cette idée de l’internement est héritée ; c’est la suite du mouvement d’exclusion qui, dans les temps antérieurs, provoque la société à enfermer les lépreux, puis, lorsque la lèpre disparaît (presque soudainement), maintient la nécessité de retrancher la part sombre de l’humanité. « Dans les mêmes lieux souvent, les jeux de l’exclusion se retrouveront étrangement semblables : pauvres, correctionnaires et têtes aliénées reprendront le rôle abandonné par le ladre. » C’est comme un interdit d’un caractère singulier. Absolument séparée et pourtant retenue, par cet écart, dans une proximité fascinante, s’affirme et s’exhibe la possibilité inhumaine qui appartient mystérieusement aux hommes2. On peut donc dire que c’est l’obligation d’exclure – l’exclusion comme « structure » nécessaire – qui découvre, appelle et consacre les êtres qu’il faut exclure. Il ne s’agit pas d’une condamnation morale ou d’une simple séparation pratique. Le cercle sacré enferme une vérité, mais étrange, mais dangereuse : la vérité extrême qui menace tout pouvoir d’être vrai. Cette vérité, c’est la mort dont le lépreux est la présence vivante ; puis, quand vient le temps de la folie, c’est encore la mort, mais plus intérieure, démasquée jusque dans son sérieux, la tête vide du sot substituée au crâne macabre, le rire de l’insensé au lieu du rictus funèbre, Hamlet en face de Yorick, le bouffon mort, deux fois bouffon : vérité inapprochable, puissance de fascination qui n’est pas seulement la folie, mais qui s’exprime à travers elle et donne lieu, à mesure que s’approche et se développe la Renaissance, à deux sortes d’expérience : une expérience qu’on peut dire tragique ou cosmique (la folie révèle une profondeur bouleversante, une violence souterraine et comme un savoir démesuré, ravageur et secret) et une expérience critique qui prend l’allure d’une satire morale (la vie est fatuité, dérision, mais s’il y a une « folle folie » dont on ne peut rien attendre, il y a aussi une « sage folie » qui appartient à la raison et qui a droit à l’éloge, dans l’ironie).

Cela, c’est la Renaissance, lorsqu’elle libère les voix mystérieuses, tout en les tempérant. Le Roi Lear, Don Quichotte, c’est le grand jour de la folie. Et Montaigne médite devant le Tasse, l’admire en se demandant si celui-ci ne doit pas son piteux état à une clarté trop grande qui l’aurait aveuglé, « à cette rare aptitude aux exercices de l’âme qui l’a rendu sans exercice et sans âme ». Vient l’âge classique ; deux mouvements se décident. Descartes, « par un étrange coup de force », réduit la folie au silence ; c’est la rupture solennelle de la première Méditation : le refus de tout rapport avec l’extravagance qu’exige l’avènement de la ratio. Cela se fait avec une dureté exemplaire : « Mais quoi, ce sont des fous, et je ne serais pas moins extravagant, si je me réglais sur leurs exemples. » Cela s’affirme en une phrase : si, veillant, je puis encore supposer que je rêve, je ne puis, par la pensée, me supposer fou, puisque la folie est inconciliable avec l’exercice du doute et la réalité de la pensée. Écoutons cette sentence, il s’agit d’un moment décisif de l’histoire occidentale : l’homme, comme accomplissement de la raison, affirmation de la souveraineté du sujet capable du vrai, c’est l’impossibilité de la folie, et certes il peut arriver aux hommes d’être fous, mais l’homme même, le sujet en l’homme, ne saurait l’être, car seul est homme celui qui s’accomplit par l’affirmation du Je souverain, dans le choix initial qu’il fait contre la Déraison ; manquer, en quelque manière, à ce choix, ce serait tomber hors de la possibilité humaine, choisir de n’être pas homme.

Le « Grand Renfermement » qui se produit comme à la même heure (un matin, à Paris, on arrête 6 000 personnes), confirme cet exil de la folie en lui donnant une extension remarquable. On enferme les fous, mais, dans le même temps et dans les mêmes lieux, par un acte de bannissement qui les confond, on enferme et les misérables et les oisifs et les débauchés et les profanateurs et les libertins, ceux qui pensent mal. Plus tard, aux époques progressistes, on s’indignera ou l’on se moquera de cette confusion, mais il n’y a pas de quoi rire, ce mouvement est riche de sens : il indique que le XVIIe siècle ne réduit pas la folie à la folie et qu’il perçoit, au contraire, les relations que celle-ci entretient avec d’autres expériences radicales, expériences qui touchent soit à la sexualité, soit à la religion, athéisme et sacrilège, soit au libertinage, c’est-à-dire, résume M. Foucault, aux rapports qui sont en train de s’instaurer entre la pensée libre et le système des passions. Autrement dit, ce qui se constitue en silence, dans la réclusion du Grand Renfermement, par un mouvement qui répond au bannissement prononcé par Descartes, c’est le monde même de la Déraison dont la folie n’est qu’une part, ce monde auquel le classicisme annexe les prohibitions sexuelles, les interdits religieux, tous les excès de la pensée et du cœur.

Une telle expérience morale de la déraison qui est l’envers du classicisme, se poursuit tacitement ; elle se manifeste en donnant lieu à ce dispositif socialement peu visible : l’espace fermé où demeurent côte à côte insensés, débauchés, hérétiques, irréguliers, sorte de vide murmurant au cœur du monde, vague menace dont la raison se défend par les hauts murs qui symbolisent le refus de tout dialogue, l’ex-communication. Pas de rapport avec le négatif : on le garde à distance, on le rejette dédaigneusement ; ce n’est plus la hantise cosmique des siècles antérieurs, c’est l’insignifiant, le plat non-sens. Et pourtant, pour nous et en partie pour le siècle même, cette séquestration dans laquelle on tient toutes les puissances déraisonnables, cette existence traquée qu’on leur réserve, leur conservent obscurément, leur restituent le « sens » extrême qui leur appartient ; dans les limites de cette étroite clôture, quelque chose de démesuré est en attente ; dans les cellules et les caveaux, une liberté ; dans le silence de la réclusion, un nouveau langage, la parole de la violence et du désir sans représentation, sans signification. Et, pour la folie aussi, ce voisinage qu’on lui impose aura des conséquences : de même que les hautes puissances négatives sont marquées de la lettre écarlate, de même les furieux, compagnons de chaînes des vicieux et des licencieux, demeurent leurs complices sous le ciel commun de la Faute ; jamais ne s’oubliera tout à fait ce rapport ; jamais la connaissance scientifique de la maladie mentale ne renoncera à cette assise que constituent pour elle les exigences morales du classicisme. Mais, réciproquement, comme le dit Michel Foucault, le fait que « c’est une certaine liberté de pensée qui fournit son premier modèle à l’aliénation de l’esprit » contribuera à maintenir la force secrète du concept moderne de l’aliénation.

Sauf au XIXe siècle où la parenté entre l’ « aliénation » des médecins et l’ « aliénation » des philosophes se défait. La communication que représentait jusqu’à la réforme de Pinel la mise en contact des êtres de déraison et des êtres sans raison, ce dialogue silencieux entre folie rapportée à la licence et folie rapportée à la maladie se rompt. La folie gagne sa spécificité, elle devient pure et simple, elle tombe dans la vérité, elle renonce à l’étrangeté négative et prend place dans la calme positivité des choses à connaître. Le positivisme (qui reste d’ailleurs lié aux formes de la morale bourgeoise) semble, sous les espèces de la philanthropie, maîtriser la folie plus définitivement, par la contrainte d’un déterminisme plus exténuant, que tous les précédents mécanismes de correction. Du reste, réduire la folie au silence, soit en la faisant taire en effet, comme à l’âge classique, soit en l’enfermant dans le jardin rationnel des espèces, comme à tous les âges de lumière, est le constant mouvement des cultures occidentales soucieuses de maintenir une ligne de partage.  

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