lundi 2 janvier 2023

Préface de Michel Surya pour louvrage de Bernard Noel "Les premiers mots"

 "Les premiers derniers mots On est tenté de dire d’abord : ce livre – Les Premiers mots – vient au commencement, il constitue un commencement. C’est ce qu’on croit en effet, sans cependant savoir au juste ce qui permet qu’on le croie, qu’on croie que quelque chose commence avec lui, sans davantage savoir quoi. Quel commencement. On est tenté de dire, aussi bien : ce livre vient à la fin, il constitue une fin. C’est tout ce qui est à tout instant tenté partout de commencer qui est fait ici pour finir, et qui finit. On ne saura pas cependant pourquoi. L’incertitude ou l’ignorance, à la fin, où nous laisse ce livre affreux et magnifique est inscrite dès l’apparente simplicité de son titre. Comme sans recours. De quels premiers mots est-il par exemple si immédiatement question (dès ce titre), dont on ne sait décidément pas ce qu’il y a lieu d’attendre, s’il y a lieu d’attendre que quelque chose commence, ou finisse. De premiers mots, attend-on autre chose qu’un commencement. Mais de quoi ? De tout ? On le voudrait, mais il y faudrait pour cela, non pas seulement des premiers mots (comme ceux qu’on dit après un évanouissement, un coma, un deuil…), mais les tout premiers des mots. Ce qui est impossible. C’est impossible, quoique c’est ce que cherche à faire toute littérature avec les mots, comme s’il était dans son pouvoir qu’il n’y en eût pas d’autres avant ; comme s’il était dans son pouvoir que ceux qu’il y aurait eu, avant, fussent les tout derniers d’une langue avec laquelle elle en finirait. Une rectification s’impose alors : Les Premiers mots ne vient donc pas comme un commencement, mais comme un recommencement. Ce livre vient, avec ses mots, récuser les mots anciens au moyen desquels c’est la possibilité d’écrire qui n’était plus soutenue qu’à tort, ou qu’en trompant. Cela, c’est tout ce livre qui le dit. Tout ce livre dit : les mots anciens se sont longtemps tenus à une hauteur à laquelle la littérature ne peut plus prétendre se tenir elle-même sans tromper, ni trahir. La littérature que récusent les mots de ce livre ne cessait pas de prétendre à la hauteur, quoiqu’elle y prétendît au moyen de mots dont la hauteur était feinte, et qui dissimulaient en fait une frayeur, une furie. Les premiers mots seront, non pas seulement ceux qui cesseront de prétendre à quelque hauteur que ce soit, mais ceux qui diront en outre de quoi cette hauteur fut le principe tragique – comment, en fait, elle asservit. Cette furie, cette frayeur, Bernard Noël venait par deux fois déjà de les représenter. Dans le Château de Cène, d’abord, livre qui était fait pour qu’il n’y en eût plus à prétendre se tenir à quelque hauteur que ce fût. Dans « L’outrage aux mots » ensuite, « défense et illustration » du Château de Cène, qui était fait pour que nul ne lui contestât plus le droit qu’il s’était octroyé que la littérature nuisît à toute hauteur. Voulait-on interdire le Château de Cène, condamner celui qui l’avait écrit ? C’est-à- dire, voulait-on priver celui-ci des mots au moyen desquels il établissait l’évidence de cette tromperie profonde qui veut que les mots, tous les mots, servent à juger et qu’il ne reste que les cris pour en appeler – en vain – à la justice… Il faudrait alors que le procès fait aux mots du Château de Cène le soit à tous les mots ; qu’il n’y en eût pas qui fussent innocents. Qu’il n’y en eût plus qui ne rendissent nécessaires d’autres mots, de tout autres. Il faut tenter d’en tenir compte : Les Premiers mots, qui est un recommencement, vient aussitôt après « L’outrage aux mots » ; de la même façon que « L’outrage aux mots » vient immédiatement après le Château de Cène ; qu’il recommence à son tour, à sa façon. La preuve ? Ils commencent pareillement. Je veux dire : leurs premiers mots – justement – sont les mêmes. Ils ne le sont certes pas exactement. Ils le sont pourtant. Les premiers mots de « L’outrage aux mots » étaient : « Des cris. Ils recommencent encore. Je les entends et pourtant je n’entends rien » ; les premiers des Premiers mots seront : « Tu ne cries pas. Tu ne crieras pas ». Dans un cas comme dans l’autre : des cris. Qu’ils recommencent ou pas ; qu’ils recommencent et qu’on ne les entende pas ; qu’ils ne recommencent pas, mais qu’on redoute de les entendre. Des cris, pas des mots ! Comme si chaque texte ne pouvait alors commencer qu’ainsi : par l’immédiate superposition d’un mot sur un autre, du mot « cri » sur le mot « mot ». Comme s’il fallait qu’on lise ainsi le sens strict ou secret de ces deux titres : « Les premiers cris » ; « L’outrage aux cris ». C’est de part en part à quoi ce livre, Les Premiers mots, se tient : faire que les mots soient des cris et les cris des mots – « Je me rapproche de la seconde où je pourrai crier : C’est maintenant que je parle » (phrase qu’on pourrait alors tout aussi bien lire ainsi : Je me rapproche de la seconde où je pourrai parler : C’est maintenant que je crie). Il faut alors en faire l’hypothèse : « Tu ne cries pas. Tu ne crieras pas », qui a un caractère de commination impuissante au moins autant que de description, ne peut pas ne pas être entendu aussi ainsi : Tu n’écris pas. Tu n’écriras pas (et l’on voit bien alors comment, insensiblement, les choses se déplacent : on ne doute pas que l’injonction : Tu ne cries pas. Tu ne crieras pas, s’adresse à autrui ; du moins on n’en doute pas d’abord ; or l’autre injonction, celle qui dit : Tu n’écris pas, tu n’écriras pas, l’évidence s’en impose aussitôt qu’elle ne peut être adressée qu’à soi-même). On ne peut pas ne pas lire cela aussi, par ce qu’il y a, bien sûr, le rapport le plus étroit entre ce que le Château de Cène a coûté à son auteur (un procès, une défense en porteà-faux, à la fin le sentiment d’une honte inversée) et ce que lui-même a dit d’un tel coût, entre autres dans « L’outrage aux mots » (que le mieux était qu’il n’écrivît plus, qu’il se tût) ; à ce qu’il en dira ensuite dans Les Premiers mots. Dans les Premiers mots justement, les premiers c’est-à-dire ceux qui ne pouvaient venir qu’après, dans le cas miraculeux où il y eût encore des mots à venir. À venir par-delà l’outrage fait aux mots mêmes, dépassant celui-ci sans pouvoir jamais l’effacer. Mots, en réalité, que hante sans cesse la honte de cet outrage. Littéralement, les premiers mots, à la condition qu’ils aient raison d’elle ; et les derniers si c’est elle qui a raison d’eux. Et pour quel pauvre résultat ? Pour que rien ne les différencie vraiment à la fin, peu important alors qu’ils soient les premiers ou les derniers des mots, peu important dès lors qu’ils ne peuvent qu’obéir à ce double mouvement qui est indifféremment fait pour se sauver ou pour se perdre ; pour que la parole revienne ou pour que le silence s’impose ; pour que la littérature recommence ou pour qu’elle disparaisse ; pour que le roman retourne (au sens que Nietzsche prophétisait) ou pour qu’il renonce. Et ce sont les mêmes mots en effet. Les mots sont les mêmes, qu’ils viennent au commencement ou qu’ils viennent à la fin. Ils ne peuvent qu’être les mêmes dès lors que ce qu’on attend qu’ils disent, c’est qu’il n’y a de mots premiers qu’à la condition qu’ils se portent vers ce qu’il n’y a que la fin à pouvoir leur faire dire. Que la mort. Et c’est ce que ce livre dit encore. Ainsi : « Vous croyez que le dernier mot est le seul vrai. Je pense qu’il est le premier, mais j’ignore le premier de quoi. » Ou ainsi : « Je sais que les morts ne sont plus que des mots, et donc que peu importe ceux qu’on leur ajoute, car leur somme demeure constante et strictement égale au mot qui les désigne, et qui est à la fois le premier et le dernier ». Ou ainsi, enfin : « Tu t’égares. Tu ne sais plus où tu en es. Tu retrouves brusquement tes derniers mots : Je suis moi » (« Je suis moi » est fait pour que commence tout ce qu’une telle affirmation a toujours autorisé ; or c’est d’une fin qu’il s’agit de toute évidence, d’un égarement). C’est ce qu’il dit de bout en bout. De la première à la dernière phrase. Qu’il dit au point que la dernière phrase est la même que la première. Les premiers mots des Premiers mots, en effet, seront aussi, cent soixante pages plus loin, ses derniers. Les mots par lesquels ce livre commence (ou re-commence) : « Tu ne cries pas. Tu ne crieras pas » sont, à la fin, ceux par lesquels il se termine aussi : « Tu ne crieras pas. Tu ne cries pas ». Les mêmes, à leur inversion près (mais qu’il faut lire une dernière fois, sur le modèle de l’hypothèse que nous avons formée tout à l’heure : Tu n’écriras pas. Tu n’écris pas – ou encore : Tu n’écriras plus, d’ailleurs tu n’as plus écrit, y compris ce livre dont ce sont pourtant les derniers mots). Cette inversion n’est pas seulement faite pour que ce livre paraisse n’avoir ni début ni fin, se prêtant à tous les (re-)commencements possibles (les livres sont nombreux à cette époque-là à le vouloir aussi). Non, essentiellement, cette inversion est faite pour qu’il n’y ait pas jusqu’à son titre à ne pas pouvoir tenir, ou à ne tenir que suivant une règle secrète, suivant cette règle qui chercherait à prendre les mots au mot de la promesse d’un recommencement, un recommencement dont c’est toute littérature qui se ferait dorénavant un devoir, qui s’en ferait un devoir mais sans jamais se laisser aller à le croire possible, portant en elle la compromission à laquelle ce sont tous les mots dont est faite toute littérature qui se sont laissé entraîner. C’est d’une violence déroutante. Il y a trop de mots sans doute (tous ceux qui enjolivent, qui idéalisent, qui falsifient…) Il y a trop des mots surtout. C’est-à-dire, il y a trop du besoin qu’on a que les mots disent, quand c’est crier qu’il faudrait. À la fin, les mots ne devraient encore prétendre être des mots qu’à la condition qu’ils s’égalent à ce que le cri dit. Qu’ils aient du cri le caractère d’horreur sans borne auquel il n’y a pas de mot qui atteigne. Et seuls les mots qui couleraient de la bouche « comme du pus » le pourraient ; et seule une bouche qui « pue » chaque fois qu’elle articule un mot le pourrait ; et seule le pourrait une « bouche morte », au « milieu d’aucune figure ». La bouche morte des Premiers mots." 


Michel Surya

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