VII - Le travail, domination
patriarcale.
Le travail, par sa logique
et son broyage en matière-argent, a beau y tendre, tous les domaines sociaux et
les activités nécessaires ne se laissent pas enfermer dans la sphère du temps
abstrait. C'est pourquoi, en même temps que la sphère du travail érigée en
sphère autonome, est née, comme son revers, la sphère du foyer, de la famille
et de l'intimité.
Ce domaine défini comme
"féminin" demeure le refuge des nombreuses activités répétitives de
la vie quotidienne qui ne sont pas transformables en argent, ou seulement de
manière exceptionnelle : depuis le nettoyage et la cuisine, jusqu'à l'éducation
des enfants et les soins aux personnes âgées, en passant par le "travail
affectif" de la femme au foyer idéale qui chouchoute son travailleur de
mari, lessivé par le travail, pour qu'il puisse "faire le plein de
sentiments". C'est pourquoi la sphère de l'intimité, en tant que revers du
travail, se trouve transfigurée par l'idéologie de la famille bourgeoise en
domaine de la "vraie vie" — même si, en réalité, dans la plupart des
cas, elle ressemble à un enfer intime.
C'est qu'il ne s'agit pas
d'une sphère où la vie serait meilleure et vraie, mais d'une forme d'existence
aussi bornée et réduite dont on a seulement inversé le signe. Cette sphère est
elle-même un produit du travail ; séparée de lui, certes, mais n'existant que
par rapport à lui. Sans l'espace social séparé que constituent les formes
d'activités "féminines", la société de travail n'aurait jamais pu
fonctionner. Cet espace est à la fois sa condition tacite et son résultat
spécifique.
Ce qui précède vaut
également pour les stéréotypes sexuels qui se sont généralisés à mesure que le
système de production marchande se développait. Ce n'est pas un hasard si
l'image de la femme gouvernée par l'émotion et l'irrationnel, la nature et les
pulsions ne s'est figée, sous la forme de préjugé de masse, qu'en même temps
que celle de l'homme travailleur et créateur de culture, rationnel et maître de
soi. Et ce n'est pas un hasard non plus si l'autodressage de l'homme blanc en
fonction des exigences insolentes du travail et de la gestion étatique des
hommes que le travail impose est allé de pair avec des siècles de féroce
"chasse aux sorcières".
De même, l'appropriation du
monde au moyen des sciences naturelles, qui a commencé simultanément, a été dès
le départ contaminée par la fin en soi de la société de travail et les
assignations sexuelles de celle-ci. Ainsi, pour pouvoir fonctionner sans
accroc, l'homme blanc at-il chassé de lui tous les besoins émotionnels et tous
les états d'âme dans lesquels le règne du travail ne voit que des facteurs de
trouble.
Au XXe siècle, surtout dans
les démocraties fordistes de l'après-guerre, les femmes ont été de plus en plus
intégrées au système du travail. Mais il n'en est résulté qu'une conscience
féminine schizophrène. Car, d'une part, la progression des femmes dans la
sphère du travail ne pouvait leur apporter aucune libération, mais seulement le
même dressage à l'idole Travail que celui des hommes. D'autre part, la
structure de la "scission" restait inchangée et avec elle la sphère
des activités dites "féminines" en dehors du travail officiel. Les
femmes ont ainsi été soumises à une double charge et, du même coup, exposées à
des impératifs sociaux complètement opposés. Jusqu'à présent, dans la sphère du
travail, elles restent reléguées principalement dans des positions subalternes
et moins payées.
Aucune lutte pour les quotas
de femmes et les chances de carrière féminine n'y changera rien, car ce type de
lutte reste dans la logique du système. La misérable vision bourgeoise d'une
"compatibilité entre vie professionnelle et vie familiale" laisse
pleinement intacte la séparation des sphères propre au système de production
marchande, et par là la structure de la "scission" sexuelle. Pour la
majorité des femmes, cette perspective est invivable, et pour une minorité de
femmes "mieux payées" il en résulte une position perfide de gagnantes
au sein de l'apartheid social, qui leur permet de déléguer le ménage et la
garde des enfants à des employés mal payés (et "naturellement"
féminins).
En vérité, dans la société
en général, la sphère, sanctifiée par l'idéologie bourgeoise, de la "vie
privée" et de la famille se dégrade et se vide toujours davantage de sa
substance parce que, dans sa toute-puissance, la société de travail exige
l'individu entier, son sacrifice complet, sa mobilité dans l'espace et sa flexibilité
dans le temps. Le patriarcat n'est pas aboli, il ne fait que se barbariser dans
la crise inavouée de la société de travail. À mesure que le système de
production marchande s'effondre, on rend les femmes responsables de la survie
sur tous les plans, tandis que le monde " masculin " prolonge par la
simulation les catégories de la société de travail.
"L'humanité
dut se soumettre à des épreuves terribles avant que le moi, nature identique,
tenace, virile de l'homme fût élaborée et chaque enfance est encore un peu la
répétition de ces épreuves."
Max Horkheimer, Theodor
Adorno, la Dialectique de la raison
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire