Le naturalisme est, défini
par Littré : « la qualité de ce qui est
produit par une cause naturelle ». Bescherelle dit : « le caractère de ce qui
est naturel, c'est-àdire qui appartient à la nature ». Au sens philosophique,
le naturalisme est « le système de ceux qui attribuent tout à la nature comme
premier principe » (Littré), et qui repoussent l'idée de l'existence d'un autre
principe en dehors d'elle. La nature est l'univers tout entier ; elle est
matière et esprit indissolublement unis malgré toutes les arguties de la
métaphysique qui prétend les séparer en s'appuyant sur la théologie, pour faire
de l'esprit un principe distinct au-dessus de la nature. La science la plus
récente déclare même que matière et esprit sont une seule chose, la matière
étant esprit et l'esprit étant matière. La métaphysique voulant mettre l'esprit
en dehors et au-dessus de la nature a imaginé le divin et a créé les mythes.
Leur principal caractère est d'être inexplicable à la raison humaine ; mais, en
même temps, la théologie prétend faire admettre à la raison ces choses qu'elle
ne peut comprendre. C'est un véritable combat de nègres sous un tunnel.
Le naturalisme ne rejette
pas le divin, mais il affirme, quand il l'adopte, qu'il ne peut exister que
sous la forme panthéiste. Il ne peut être que dans la nature et l'occuper tout
entière, dans l'infiniment petit comme dans l'infiniment grand, dans le minéral
et le végétal comme dans l'animal, dans la terre comme dans l'air et dans
l'eau. Si le divin n'est pas ainsi et partout l'émanation de la nature, il
n'existe nulle part. Le naturalisme n'est donc ni absolument athéiste, ni
absolument panthéiste. Avec l'athéisme, il nie la divinité ; avec le
panthéisme, il l'admet, mais ne la voit que dans la nature. Il est à la fois la
philosophie et la religion de la nature, réunissant des systèmes d'apparences
différentes et opposées, mais n'en acceptant aucun qui soit au-dessus du
contrôle de la raison. Il est matérialiste ou spiritualiste suivant le point de
vue qu'il adopte sur l'origine des êtres. Il est athéiste sans être
matérialiste en niant Dieu sans nier l'esprit. Il est déiste sans être
spiritualiste en reconnaissant Dieu dans la matière et, bien qu'il se confonde
avec le réalisme, il peut être idéaliste s'il admet, ce qui est le cas dans la
plupart des systèmes philosophiques, que l'esprit domine la matière. Lorsqu'il
adjoint la Providence à la nature, il devient le surnaturalisme ou le
supranaturalisme. Il passe alors dans le domaine des spéculations métaphysiques
et théologiques qui échappent au contrôle expérimental. Enfin, il y a en
théologie le naturalisme hérétique qui nie la nécessité de l'intervention
divine dans les oeuvres du salut et soutient que ce salut doit venir aux hommes
de leur vertu et non de la grâce.
Depuis que, suivant le mot
de Massillon, « la grâce supplée à la nature », la religion a rompu avec
l'humain.
Toutes les variétés de
formes du naturalisme se fondent dans l'immense creuset de la nature qui est
son principe unique et exclusif, mais on comprend qu'elles lui donnent des
aspects très divers qui multiplient son champ d'expérimentation. L'expérience
naturaliste est la seule inattaquable en ce qu'elle s'appuie exclusivement sur
des données positives. Tout ce qui porte l'étiquette du naturalisme est fondé
sur le réalisme en qui est toute vie, toute vérité, toute beauté, pour qui a la
sagesse de ne pas courir à la poursuite de béatitudes illusoires. « Il est rare
que le rêve ait la beauté de la vie », a dit Elisée Reclus. Quand les hommes
sauront le comprendre et ne plus chercher leur bonheur en dehors de la réalité,
ils seront bien près de l'atteindre.
Naturalisme a pour synonyme
Naturisme. Moins employé, ce second terme implique plus particulière C'est dans
ce sens que nous considérerons le naturisme (voir ce mot) et verrons en lui le
point de départ de toutes les religions humaines, même des plus spiritualisées.
C'est surtout dans la littérature
et dans l'art, c'est-à-dire dans l'interprétation et la représentation des
choses sensibles, que le naturalisme se confond avec le réalisme, par
opposition à l'idéalisme qui perd la notion du réel ou ne le considère qu'à
travers l'abstraction. Mais, même en littérature et en art, il ne faut pas
voir, comme on le fait trop souvent, le naturalisme et le réalisme selon
certaines formules ou certains procédés, étroits, limités, qui appartiennent à
des écoles. Il en est du naturalisme comme de l'humanisme, du romantisme, du
symbolisme, qui lui sont apparentés par tous les rapports qu'ils ont avec le
réalisme. Chaque fois que des hommes s'emparent d'une idée pour en faire un
système dans lequel certains s'installent pour en vivre comme un rat dans un
fromage, ils l'émasculent, la pétrissent, jusqu'à ce qu'ils l'aient réduite à
la mesure de leur médiocrité.
Le naturalisme est le foyer
de toutes les connaissances positives ; il est le champ illimité de
l'observation et de l'expérience. Le fameux mur devant lequel la science
s'arrête et derrière lequel il y a Dieu, n'existe pas pour lui. Seul, il permet
le contrôle qui fait de l'hypothèse une vérité démontrée. C'est ainsi que
depuis des milliers d'années les théologiens, juchés sur leur mur hypothétique,
cherchent vainement à vérifier l'hypothèse Dieu. Le naturalisme ne leur
fournissant aucun moyen de vérification, ils demeurent dans l'hypothèse avec
l'imposture de leurs affirmations métaphysiques. Le naturalisme est le seul
terrain d'une science durable. Hors de lui, tout n'est que rhétorique, vanité,
illusion, certitudes orgueilleuses et tyranniques qui sont sans base et
s'écroulent un jour ou l'autre, ne laissant aux hommes que le souvenir
d'erreurs trop souvent sanglantes et douloureuses. Le réalisme historique,
dressé en face du plutarquisrne, abonde en preuves de ce genre.
Le contact intime et profond
des premiers hommes avec la nature fit inévitablement de leur premier art et de
leur première littérature des manifestations naturalistes. On vit et on pense
avec son milieu. Les premiers hommes vivaient dans la nature, leurs sentiments
ne pouvaient qu'en être inspirés. C'est elle qui leur donna leur morale et leur
esthétique. Lorsqu'après des siècles de spéculations de toutes sortes, la
pensée humaine atteignit, dans le monde asiatique d'abord, dans le monde grec
ensuite, ses plus magnifiques hauteurs, ce fut dans l'épanouissement le plus
radieux d'un naturalisme qui proclamait la sagesse et la beauté en divinisant
l'univers tout entier. La plus pure pensée, celle du stoïcisme, n'eut d'autre
inspiration que celle de la nature. Ce fut la merveilleuse époque d'un
humanisme qui, ne voulant que connaître l'homme, ne le cherchait qu'en
lui-même, avec Socrate, et dans la nature, avec Lucrèce. L'humanisme avait
alors tout son sens dans l'effort de l'homme pour « réaliser son idéal en
force, en élégance, en charme personnel, ainsi qu'à se développer en valeur
intellectuelle et en savoir ... à se révéler dans toute la splendeur de sa
personne. débarrassé des multiples entraves des coutumes et des lois. » (Elisée
Reclus). L'humanisme n'était pas alors troublé par l'idée d'un Dieu « ombre de
l'homme projetée dans l'infini » (R. de Gourmont), ni compliqué d'une
casuistique rendant Platon et Aristote solidaires de tous les charlatans du
surnaturel. Il était encore moins la doctrine vaseuse et sauvage par laquelle
les Maurras, les Daudet et leurs disciples prétendent justifier leur
nationalisme faussaire et décerveleur.
Il fallut le christianisme
pour jeter une ombre maléfique sur le lumineux panthéisme antique, pour séparer
le divin de l'humain, l'esprit de la matière, l'âme du corps, pour magnifier
les creuses abstractions du surnaturel et légaliser leurs impostures, pour
couvrir d'opprobre la nature, sa claire et vivante réalité, en déclarant que
tout était mauvais en elle, que l' homme devait se laver de ses impuretés en
pratiquant le culte de la mort, l'ascétisme, les mortifications, en renonçant à
toute force créatrice et à toute personnalité. Malgré les contraintes de cette
discipline étouffante, destructrice et criminelle, le naturalisme persista dans
les formes vivantes de la pensée aussi bien que dans la vie populaire, en
attendant que les révoltes de l'esprit lui ouvrissent le champ des sciences
expérimentales. Dans la littérature et les arts du moyen âge, il tint en échec
la scolastique qui voulait emmurer la vie, il l'obligea à recourir a cette symbolique
abracadabrante qui prétend interpréter dans le sens des dogmes les
manifestations d'une nature toujours triomphante.
La Renaissances marqua un
triomphe éclatant du naturalisme sur cette scolastique. Elle brisa les barreaux
de la cage médiévale, apporta l'air et la lumière dans cet in-pace ténébreux et
donna son essor à la pensée moderne. Lentement, à travers les confusions créées
par la multiplicité des courants spirituels, des interprétations métaphysiques
et théologiques acharnées à faire l'union impossible de la raison et de la foi
, de la liberté et de l'autorité, de la pensée et du dogme, parmi les embûches
et les persécutions ecclésiastiques, malgré l'anathème et le bûcher, la science
naturaliste imposa. ses expériences. Le naturalisme n'était plus sujet de
sentiment, d'inclination, d'imitation esthétique ; il était dans l'étude
scientifique, il offrait à l'expérimentation humaine le plus vaste et le plus
riche des laboratoires, il allait la mener de plus en plus vers ce positivisme
qui remplacerait, au XIX siècle, l'imagination pure et serait à la hase de la
critique et de la science contemporaines.
La formation d'une
aristocratie intellectuelle dévoyée, sortie de la Renaissance et dévouée au
conservatisme social, créa un nouveau courant contrenaturaliste. Sous le
couvert d'un humanisme édulcoré rallié au nominalisme contre le réalisme et qui
allait se traduire par ce souci de « beau langage » dont Molière marquera si
rudement l'hypocrisie dans des vers comme ceux-ci :
« Le moindre solécisme en
parlant vous irrite,
Mais vous en faites, vous,
d'étranges en conduite »
on aboutit aux conventions
du classicisme. A l'anathème contre la nature, source du pêché, s'ajouta le
majestueux mépris du « bon goût » qui distingua les espèces nobles des
roturières et trouva dans le cartésianisme la justification artificielle, et
d'apparence scientifique, de la prétendue supériorité de l'homme pensant et
sensible sur une nature mécanique dépourvue de pensée et de sensibilité.
Le « retour à la nature » du
XVIIIe siècle fut conventionnellement sentimental. On mit une bonne volonté
affectée à s'attendrir à la vue des bois, des fleurs, des animaux, quelquefois
des hommes, quand il s'agissait des peuples primitifs d'Amérique, dont les
récits des navigateurs vantaient les mœurs communistes. Ces attendrissements
cachaient la plus complète sécheresse de cœur. C'est ainsi que le « bon roi »
Louis XVI, et la cour, pleuraient sur le sort de Latude, mais tout ce monde le
laissait « sur son fumier », à Bicêtre, mangé de poux, logé sous terre, et
souvent hurlant la faim ». (Michelet.) On attachait des rubans dans la laine
des moutons, on allait en perruque poudrée et en robe à panier traire les
vaches dans les étables de Trianon. Florian et d'autres poètes donnaient le ton
de ces fadeurs sentimentales que Marie Antoinette appelait de la « soupe au
lait ». Mais le jeu n'était pas toujours si innocent ; on raffolait dans les
alcôves des Patagons ou des Marocains solides, capables de « prodiguer leurs
embrassements vingt-deux fois dans une même nuit ». (Bachaumont.) Tout cela
constituait le snobisme du temps. On était tellement convaincu de la
supériorité des classes de droit divin qu'on confondait dans une même
différence celles inférieures des paysans, des ouvriers et des animaux. On ne
se rendait pas même compte de la portée révolutionnaire des Idées des
Encyclopédistes qu'on répandait avec une complète inconscience. C'était le bal
masqué sur un volcan, et tout le monde serait naïvement surpris quand le volcan
ferait éruption en 1789.
Le mouvement romantique qui
précéda et suivit la Révolution, continua le « retour à la nature ». Il fut à
peine plus compréhensif devant le naturalisme. Les passions avaient emporté
l'étiquette et le bon ton, comme il convenait en période révolutionnaire, mais
les conventions romantiques étaient aussi loin de la réalité que celles du
classicisme. Le romantisme qui réagit au nom de la liberté de l'art contre la
littérature noble et contre ses règles, mit le drame bourgeois à la place de la
tragédie ; il ne fit que changer de rhétorique et d'oripeaux comme la
Révolution n'avait fait que changer la classe dominante. Le classicisme avait
été l'expression de la puissance nobiliaire ; le romantisme fut celle de la
bourgeoisie. (Voir Romantisme.)
Le Naturalisme, dont on a
tout particulièrement donné le nom à une école littéraire de la seconde moitié
du XIXe siècle, a beaucoup plus que le romantisme rompu fil d'une idéologie
périmée. Le romantisme avait eu des bases plus particulièrement littéraire ;
celle du Naturalisme furent scientifiques et sociales. Les découvertes
mécaniques avaient bouleversé les conditions économiques ; celles des
laboratoires et de la critique ne modifièrent pas moins les connaissances et
les idées. La vérité naturaliste s'imposa avec une force de plus en plus
éclatante, malgré la résistance du vieil ordre conservateur et de la science
empirique. Ses matériaux lui étaient apportés et ses étapes étaient marquées
par les Auguste Comte, Darwin, Claude Bernard, en philosophie expérimental ; Hugo,
Michelet, Quinet, Sainte Beuve, Taine, Renan, Fustel de Coulange, en critique
et en histoire ; Cousin, Fourier, Proudhon, Marx, Bakounine, en sociologie. Son
influence s'imposa de plus en plus en littérature et en art. En littérature,
elle suivit une véritable gradation allant de Balzac à l'école naturaliste,
dont Zola fut le principal représentant, en passant par Stendhal et Flaubert.
Le naturalisme trouva dans le roman sa forme littéraire la plus caractéristique
et la plus complète (voir roman). De même dans les arts, la peinture en
particulier, il triompha en allant de Delacroix à Cézanne en passant par
Courbet, Daumier, Corot, Manet et les impressionnistes (voir Peinture).
La poésie fut plus rebelle
au naturalisme. Après avoir été particulièrement brillante dans la période
romantique, elle s'attarda et se réduisit dans « l'art pour l'art » qui fut la
forme des Parnassiens puis des Symbolistes. Le plus grand poète du siècle,
Baudelaire, termina le romantisme et commença le naturalisme en dominant de très
haut toutes les formules et toutes 1es écoles pour offrir leurs modèles à
toutes. Mais si le Naturalisme n'a pas un Hugo, un Lamartine, un Musset, un
Vigny, ni même un Béranger, sa poésie est dans sa prose où elle atteint les
plus beaux vers.
Enfin, le théâtre résista
longtemps au naturalisme. Il fallut une lutte très vive pour que celui-ci s'y
implantât ; il ne l'a jamais complètement conquis, Il lui a cependant donné des
Œuvres devant lesquelles le théâtre romantique s'efface de plus en plus.
Par-dessus le romantisme, Becque, Courteline, Mirbeau, rejoignent Molière et
Beaumarchais. Mais le panache reprend facilement sa place sur les tréteaux ; on
l'a vu particulièrement dans le cas de M. Edmond Rostand, qui ne s'éleva pas
au-dessus d'un Scarron et dont on a fait, par réaction anti-naturaliste et
nationaliste, un Corneille et un Hugo ! L'hostilité demeure, au théâtre, contre
un naturalisme qui ne se borne pas à d'enfantines révolutions de mise en scène,
de costume, de diction, mais fouille les mœurs et déshabille l'hypocrisie
conformiste de la société et des individus. L'Académie Française ne couronnera
jamais l'œuvre d'un Henry Becque, et ce n'est pas la faute de la Comédie
Française, dévouée aux Dumas fils, aux Sardou et à leurs coryphées actuels, si
cette œuvre de Becque n'est pas, aujourd'hui, définitivement enterrée. Elle
est, en tout cas, toujours suspecte, tenue pour amère, trop crue, par les gens
qui ont su faire de leurs turpitudes une agréable saumure où ils évoluent et se
sustentent socialement et sentimentalement avec l'aisance de poissons dans
l'eau. Becque ne fut pas pour eux de ces auteurs complaisants qui acceptent de
« sucrer leur moutarde ». (Voir Théâtre).
A propos de l'école
naturaliste, nous n'entrerons pas dans la vaine dispute qui fait rechercher la
part de naturalisme qu'il y a dans le romantisme de Balzac, chez Flaubert, ou
en ce que Zola à conservé encore du romantisme. Seule la contribution à la
vérité humaine et sociale qui est dans leur oeuvres doit nous intéresser. Nous
verrons alors combien un Hugo, une George Sand, un Mérimée, un Dumas, par
exemple, ont été parfois plus véritablement naturalistes que maints réalistes
actuels dont les élucubrations, systématiquement vicieuses, sont aussi fausses
et aussi conventionnelles que celles systématiquement édifiantes de la
littérature dite idéaliste. Car il ne suffit pas d'écrire dans vague argot, ni de
dépeindre des ouvriers, des « apaches » ou des « gigolettes », pas plus qu'il
ne suffit au théâtre de faire bouillir un vrai pot au feu sur un vrai poêle et
de servir, dans des décors sinistres, des « tranches de vie » ou des « visions
d'horreur », pour faire du naturalisme. Les ouvriers de Richebourg, Montépin,
Decourcelles, sont faux, tout autant que les bourgeois des Feuillet et Ohnet,
que les nobles des Sandeau, que les moralistes des Dumas fils, que les « gens
bien pensants » dont les Bourget et Bordeaux racontent les pieuses
cochonneries. Il y a une vérité humaine autrement puissante et émouvante, dans
la pègre décrite romantiquement par Balzac et Hugo, que dans les « Jésus la
Caille » et autres « Innocents » de M. Carco, figurants pour les « tournées des
grand ducs » où des impresarios font les poches des provinciaux naïfs et des
étrangers excités.
Mais même si le document est
vrai, si le personnage est exact, il faut encore qu'il entre dans le cadre de
l'art pour être digne d'être représenté même dans une pensée réaliste. Flaubert
écrivait fort justement à Huysmans : « L'art n'est pas la réalité. Quoi qu'on
fasse on est obligé de choisir dans les éléments qu'elle fournit. » Maupassant,
en qui on a vu l'écrivain le plus caractéristique du naturalisme, disait aussi
: « Le réaliste, s'il est un artiste, cherchera, non pas à nous montrer la
photographie banale de la vie, mais à nous en donner la vision la plus
complète, plus saisissante, plus probante que la réalité même. » Il ne disait
pas : « Rien que la vérité et toute la vérité », car « raconter tout serait
impossible, il faudrait alors un volume au moins par journée pour énumérer les
multitudes d'incidents insignifiants qui qui emplissent notre existence. » Mais
un choix s'impose, « ce qui est une première atteinte à la théorie de toute la
vérité ». Et voici comment Maupassant voyait l'écrivain naturaliste : « Le
romancier qui prétend nous donner une image exacte de la vie... prendra son ou
ses personnages à une certaine époque de leur existence et les conduira par des
transitions naturelles, jusqu'à la période suivante. Il montrera, de cette
façon, tantôt comment les esprits se modifient sous l'influence des
circonstances environnantes, tantôt comment se développent les sentiments et la
passions, comment on s'aime, comment on se hait, comment on se combat dans tous
les milieux sociaux, comment luttent les intérêts bourgeois, les intérêts
d'argent, les intérêts de famille, les intérêts politiques... Pour produire
l'effet qu'il poursuit, c'està-dire l'émotion de la simple réalité, et pour
dégager l'enseignement artistique qu'il en veut tirer, c'est-à-dire la
révélation de ce qu'est véritablement l'homme contemporain devant ses yeux, il
devra n'employer que des faits d'une vérité irrécusable et constante. » C'est
ainsi que Maupassant opposait l'oeuvre du romancier naturaliste à celle du
romancier appelé « idéaliste » qui « transforme la vérité constante, brutale et
déplaisante, pour en tirer une aventure exceptionnelle et séduisante », et qui
doit pour cela, « sans souci exagéré de la vraisemblance, manipuler les
événements à son gré, les préparer et les arranger pour plaire au lecteur,
l'émouvoir ou l'attendrir... le conduire au dénouement par une série de
combinaisons ingénieuses. » Ce dénouement « est un événement capital et
décisif, satisfaisant toutes les curiosités éveillées au début, mettant une
barrière à l'intérêt, et terminant si complètement l'histoire racontée qu'on ne
désire plus savoir, ce que deviendront le lendemain les personnages les plus
attachants. » Le naturalisme n'est pas plus dans le parti-pris
d'exhibitionnisme qui fait choisir ce qui est le plus canaille, le plus
monstrueux ; le plus malsain, qu'il n'est dans les contes à dormir debout dont
la camomille procure aux personnes sensibles des nuits apaisées et des rêves
roses.
Maupassant disait encore : «
Les Réalistes de talent devraient s'appeler plutôt des illusionnistes. Quel
enfantillage de croire à la réalité, puisque nous portons chacun la nôtre dans
notre pensée et dans nos organes. Nos yeux, nos oreilles, notre odorat, notre
goût différents créent autant de vérités qu'il y a d'hommes sur la terre. Et
nos esprits qui reçoivent les instructions de ces organes, diversement
impressionnés, comprennent, analysent et jugent comme si chacun de nous
appartenait à une autre race. Chacun de nous se fait donc simplement une
illusion du monde, illusion poétique, sentimentale, joyeuse, mélancolique, sale
ou lugubre suivant sa nature. Et l' écrivain n'a d'autre mission que de
reproduire fidèlement cette illusion avec tous les procédés d'art qu'il a
appris et dont il peut disposer. » (Préface à Pierre et Jean.)
Tous les grands créateurs
des formes de la pensée humaine ont été des réalistes en ce qu'ils ont cherché
la vérité dans la réalité, et ils ont été des idéalistes en ce qu'ils ont vu
cette vérité dans sa beauté, sans souci d'aucun système. Qui fera la part du
réalisme et de idéalisme dans l'œuvre de l'antiquité où tant de figures idéales
se meuvent dans la plus ordinaire et parfois la plus basse réalité ? Qui fera
aussi cette part chez un Rabelais, un Shakespeare, un Gœthe, un Hugo, un
Delacroix, un Balzac, un Wagner, un Baudelaire, un Ibsen , un 'I'olstoï ? Dans
les arts, quels sont les plus grands artistes de tous les temps, sinon ceux qui
n'ont pas perdu le contact de la nature, ont puisé en elle leur génie et, même
dans la figuration du divin, ont magnifié l'humain ? « Il est plus facile de
dessiner un ange qu'une femme : les ailes cachent la bosse », disait Flaubert.
Les plus grands peintres, depuis Giotto et ses disciples jusqu'à Cézanne, sont
ceux qui, non seulement se sont inspirés de la nature, mais qui ont peint des
femmes et non des anges, ont été des réalistes passionnés Espagnols Caravage,
Velasquez, Goya. Delacroix, qui a été dans la peinture l'artiste le plus
représentatif du romantisme, n'a-t-il pas été un précurseur de
l'impressionnisme, lui qui disait : « Je considère l'impression transmise à
l'artiste par la nature comme la chose la plus importante à traduire » ?
Baudelaire, en citant cette phase, a remarqué : « C'est à cette préoccupation
incessante de l'impression qu'il faut attribuer les recherches perpétuelles de
Delacroix relatives à la couleur. » Bien avant Delacroix, le Vinci et d'autres
avaient eu cette préoccupation de l'impression et de la couleur.
En littérature, Stendhal, ce
« hors cadre », cet indépendant que rejetaient toutes les boutiques littéraires
et qui s'écartait de toutes, déclarant, comme Berlioz en musique, qu'on ne le
comprendrait que cent ans après, fut souvent d un réalisme cruel, dépouillé de
tout voile, dans sa haine de l'improbité sentimentale et intellectuelle de son
« siècle menteur », Il écrivit notamment ces lignes comme épigraphe à sa
Chartreuse de Panne : « Le roman est un miroir qu'on promène sur une grande
route. Et l'homme qui porte le miroir dans sa botte sera par vous accusé d'être
immoral ! Son miroir insulte, la fange et vous accusez le miroir ! Accusez bien
plutôt le grand chemin où est le bourbier et, plus encore l'inspecteur des
routes qui laisse l'eau croupir et le bourbier se former ». Vingt ans avant
l'école naturaliste, Stendhal répondait ainsi par avance, à ceux qui
accuseraient Zola et ses amis d »être « scatologues ». D'autre part, quelle
force de réalisme n'y a-t-il pas dans l'oeuvre de Léon Cladel, le plus
magnifiques des derniers romantiques ? Il a écrit la plus vivante épopée des
pâtres, des « bouscassiés », de tous les hommes de la terre confrontés à la
puissance et à la fureur des éléments. Mi-Diable, Kerkadec, Ompdrailles, Pierre
Patient, Celui-de-la-Croix aux Boeufs, les Va-nu-Pieds, sont de simples hommes,
et ce sont des héros d'Homère qui possèdent l'âme de Virgile. Ils sont comme R.
Burns dont Carlyle à écrit qu'il « marchait derrière sa charrue dans un rayon
de gloire. »
La réaction du réalisme
contre le classicisme, commencée par le romantisme et soutenue scientifiquement
et socialement par le positivisme, aboutit à partir de 1850 au Naturalisme
proprement dit. Il se manifesta d'abord dans la peinture. Ce fut Courbet qui essuya
les plâtres, lorsqu'en 1850 il exposa au Salon l'Enterrement d'Ornans, les
Paysans de Flagey et les Casseurs de pierres. Ce fut un tollé, même chez les
romantiques, contre le réalisme de Courbet. Un critique, M. Paul Mauz, écrivit
entre autres : « L'Enterrement sera dans l'histoire de l'Art moderne, les
colonnes d'Hercule du Réalisme. On n'ira plus au-delà, et ce tableau, leçon
durable et aisément comprise, demeurera désormais pour ceux qui viendront, un
avertissement. » Courbet accepta l'épithète de « réaliste » dont on prétendit
l'accabler, mais sous réserve, en ce qui comportait les interprétations
tendancieuses qu'on donnait déjà au réalisme. Il l'admettait comme reproduction
exacte, sincère et sans idéal de la nature et du milieu social, pour réagir énergiquement
contre l'idéalisme outrancier qui faisait fi de toute vérité, et même de toute
vraisemblance.
Ses Casseurs de pierres
montraient sur la toile la condition ouvrière dans sa réalité nue et cruelle :
l'homme réduit dès son enfance à l'état de machine et arrivant à la vieillesse
exténué par le travail. On n'imaginait pas qu'un peintre s'appliquât à rendre
la misère ouvrière aussi subversive ; cette toile soufflait la révolte. On
reprocha encore plus à Courbet de « barboter dans les ruisseaux fangeux du
réalisme » lorsqu'en 1857 il exposa les Demoiselles des bords de la Seine. On
vit des « filles publiques » dans ces femmes qui reposaient tranquillement sur
l'herbe, près de la rivière. Depuis, la Ville de Paris a acheté cette oeuvre,
et elle ne scandalise plus personne.
Courbet fut l' objet des
critiques les plus injustes et les plus agressives. Tout ce qui était
académique, tous les avortons et tous les tartufes intéressés à dissimuler
leurs monstruosités et leurs vices, tous les impuissants et tous les charlatans
furent pris, contre lui, d'une rage féroce excitée par sa persistance dans la
voie où il s'était engagé, et surtout par son succès grandissant auprès du
public et des nouveaux artistes. D'audace en audace, le réalisme soutenu par
Courbet, Corot, Daumier, Manet et d'autres, arriva à l'impressionnisme dont les
premiers maîtres furent Monet, Sisley, Degas et Renoir. Les « Colonnes
d'Hercule du Réalisme » étaient déjà loin en arrière dans l'océan qu'elles
avaient ouvert au lieu de le fermer. Qu'auraient dit M. Paul Mauz et les
délicats qui ne barbotent que dans la fange parasitaire, parfumée et bien
pensante, devant les gosses affamés, les femmes éreintées par le travail, les
ouvriers farouches, les pauvres putains misérables de Steinlen, et devant son «
trimardeur galiléen » mis à la porte des églises riches où paradent les Christ
bien peignés, roses et souriants qui offrent leur « sacré cœur » comme un
bouquet aux belles péchere-sses ?
La pensée positive de «
l'évolution qui emporte le siècle et pousse peu à peu toutes les manifestations
de l'intelligence humaine dans une même voie scientifique » (E. Zola), avait
trouvé sa forme d'art. Taine et Proudhon lui apportèrent celle de la critique,
et les théoriciens socialistes en proposèrent l'aboutissement social. Sous le
titre du Naturalisme, cette révolution positiviste trouva son expression
littéraire après qu'Emile Zola l'eût formulée en s'inspirant de l'Introduction
à l'étude de la médecine expérimentale, de Claude Bernard.
La théorie de Zola, trop
étroitement exprimée, serait dépassée magnifiquement dans son Œuvre, mais elle
serait prise, au contraire, dans un sens encore plus étroit par la foule des
gens perfides qui affecteraient d'y voir le partipris de la vulgarité et de
l'ignoble choisis tout spécialement. Or, si l'on regarde les gens que le
Naturalisme soulevait, les élégances de la cour impériale, véritable lupanar où
s'exerçaient toutes les formes du proxénétisme, les imbéciles fêtards du
Jockey-Club sifflant Tannhauser et Henriette Maréchal, mais applaudissant
Thérésa, « cette Polymnie du ruisseau » (L. Tailhade), les Pinard qui
requéraient contre Flaubert et Baudelaire, mais collectionnaient des cartes
transparentes, on a une idée de l'espèce d'idéalisme qui pouvait inspirer cette
tartuferie trop bien achalandée. Si Courbet fut poursuivi avec une rare
violence, cela jusque dans l'exil, Zola ne le fut pas moins. Tous deux furent
des artistes réformateurs et des citoyens en révolte ; leur histoire fut la
même. Pendant que le communard Courbet était condamné à payer les frais de
réédification de la colonne Vendôme, monument provocant d'idolâtrie
nationaliste qu'il avait fait abattre, uu Meissonnier - qui s'intéresse encore
à ce bonze officiel ? - refusait ses tableaux au Salon par représailles patriotiques,
et M. Sarcey faisait couler sur lui cette bave des lâches qu'il avait déjà
répandue sur les Communards vaincus. Zola, défenseur de la justice et de la
vérité, subit et brava de son côté, non seulement les haines - il les
connaissait depuis longtemps - mais aussi la fureur sauvage du nationalisme
déchaîné qui ne reculait devant aucun faux et aucun assassinat. Tous deux :
Courbet et Zola, sont aujourd'hui honorés officiellement. Les gens de
gouvernement, qui ne cessaient pas de poursuivre les Courbet et les Zola de
leur vivant, leur rendent ensuite, quand ils sont morts, des hommages
grandiloquents aussi ridicules que furent odieuses leurs persécutions ; et les
Académies regrettent alors, comme l'Académie Française au lendemain de la mort
de Molière, qu'ils soient « au nombre de leurs maîtres sans avoir été au nombre
de 1eurs membres. »
A tous deux, Courbet et
Zola, il fallut des âmes bien trompées pour résister à l'assaut des imbéciles
et des gredins, mais peut-être encore plus pour demeurer impassibles devant
l'incompréhension et l'hostilité irréfléchie d'hommes, qui étaient plus près
d'eux que de leurs ennemis par leur talent et leur esprit, et qui auraient dû
les comprendre et les défendre. C'est ainsi qu'à la suite de la publication de
La Terre, cinq des amis de Zola l'accusèrent, dans un manifeste paru au Figaro
du 18 août 1887, d'être « descendu au fond de l'immondice » et déclarèrent
repousser l'homme qu'ils avaient « trop fervemment aimé » !... Zola, avec une
belle santé et une parfaite quiétude, avalait ce qu'il appelait son « crapaud
quotidien ». Il écrivait sur ce crapaud - identifiant bien à tort ses ennemis à
une bien innocente bête - : « Ah ! vous ne savez pas quelle belle vigueur il
m'apporte depuis qu'il est entré dans ma vie ! Jamais je ne travaille mieux que
lorsqu'il est plus particulièrement hideux et qu'il sue davantage le poison. Un
vrai coup de fouet dans tout mon être cérébral, une poussée qui me remonte, qui
me fait m'asseoir passionnément à ma table de travail avec le furieux désir
d'avoir du génie !... Je lui dois certainement la flamme des meilleures pages
que j'ai écrites. » Un Courbet pouvait-il, sans éclater de rire, se voir appelé
« Grosse Courge » par un ruminant apoplectique comme M. Sarcey ? Et n'était-ce
pas pour Zola un véritable honneur, plus enviable que cette « légion d'honneur
» dont on le jugeait indigne, que d'être traité de « sale juif ! » par un
Drummont ou un Arthur Meyer, de « Traître ! » par un Estherazy ou un Mercier,
de « Grand Fécal ! » par un Léon Daudet ou un Maurras, d'entendre hurler contre
lui, comme un Christ. aux outrages, les meutes nationalistes et de recevoir
leurs crachats ? Car, derrière l'opposition anti-naturaliste déchaînée contre
Courbet et Zola, c'était tout le prétendu idéalisme, si bassement réa liste
dans la poursuite de ses intérêts, dans la satisfaction de ses appétits, dans
l'étalage de son puffisme, de toute la réaction conservatrice, capitaliste,
militaire et cléricale, qui se manifestait. D'abord de caractère artistique,
l'opposition prit son véritable visage contre Courbet, à l'occasion de la
Commune, contre Zola, à propos de l'affaire Dreyfus. On ne put plus douter des
mobiles qui la guidaient. Toujours, le naturalisme a eu contre lui les
falsificateurs de la vie et les exploiteurs de l'humanité.
Selon les caractères et les
tempéraments de ses représentants, le Naturalisme eut des aspects divers. Si
l'on s'en tient à la véritable littérature, en écartant la putréfaction du
réalisme exhibitionniste exploité par des Alphonse n'ayant pas même l'excuse de
savoir écrire, ses deux pôles sont : d'un côté Maupassant et l'autre Huysmans.
Entre-eux, les Goncourt, A Daudet, Zola, C. Lemonnier, Mirbeau, J. Renard,
Courteline, Ch.L. Philippe, l'enrichirent d'œuvres fortement originales.
Maupassant a écrit, comme nous l'avons vu, la formule littéraire la plus
parfaite du naturalisme ; il lui a apporté, en même temps, un style 'vigoureux,
clair, remarquablement soigné, selon l'enseignement de ses maîtres Bouilhet et
Flaubert, et supérieurement approprié. Maupassant n'a pas animé les grands
ensembles de Zola et donné un caractère collectif à l'individuel placé dans son
cadre professionnel ou dans sa classe. Il n'a pas, non plus, dégagé par des
types généraux le social de l'humain de plus en plus emporté, amalgamé, dépouillé
de toute individualité par la mécanisation. Bel Ami, par exemple, est un type
fort répandu ; mais il conserve une personnalité que n'a pas Coupeau, confondu
dans le troupeau anonyme des alcooliques. Maupassant a vu plus profondément
l'humain dans le particulier, et il en a fait l'analyse ; Zola l'a observé dans
la foule, et à en a donné la synthèse. En même temps Maupassant a exprimé la
joie de vivre, la joie charnelle, la joie physique qui ne se rassasie pas de
tous les dons de la terre et du soleil et qui fait le fond du robuste et sain
optimisme naturaliste.
Chez Huysmans, le
Naturalisme eut un tout autre aspect. Au débordement éclatant de la vie, des
instincts et des passions se heurtant avec une violence animale et une franche
amoralité, Huysmans substitua la recherche du maladif, du taré, du compliqué,
de l'anormal, du hors-nature et du contre-nature qui n'en sont pas moins dans
la nature. Celle-ci n'intéressa Huysmans que « débile et navrée » ; il la
montra telle dans ses premiers romans. Les êtres et les paysages y participent
de cette désolation. C'est ainsi qu'il la dépeignit encore dans l'artificiel où
il voyait « la marque distinctive du génie de l'homme » ; lorsqu'il chercha le
surnaturel, ce fut dans le satanisme qu'il le trouva, Ayant adopté le
catholicisme, il ne vit en lui que la souffrance, la douleur, la laideur. Nul
plus que lui n'a senti, nul n'a mieux dépeint, le vide et la fausseté de l'art
religieux, nul ne s'est moins laissé prendre à la fantasmagorie de sa mise en
scène et n'a jugé avec plus de mépris les boutiques de la « bondieuserie ».
L'optimisme qui trouve dans la nature et dans l'homme la source de tous les
espoirs et de tous les perfectionnements, s'est vu opposer par lui le
pessimisme d'un croyant qui n'a pas même confiance dans la justice de l'au-delà
auquel il aspire. Il a fini dans la désolation mystique comme il avait commencé
dans la désolation réaliste. Pour le service de ce naturalisme bien spécial,
Huysmans s'était fait un style tout particulier, rigoureusement personnel,
supérieurement artiste, mais aussi compliqué et recherché que celui de
Maupassant était simple et clair. Si tous deux détestaient le « lieu commun »,
Maupassant savait le rejeter avec une aisance naturelle. Huysmans s'appliquait
à l'éviter par l'emploi du mot rare, de la forme archaïque et parfois
tarabiscotée, mais toujours imagée, forte et juste. Quand on considère la littérature
décadente qu'à produite l'imitation de Huysmans et qu'a alimentée la névrose
anarcho-catholique de la fin du XIXe siècle, on se demande si Huysmans n'a pas
voulu mystifier ses confrères pour qui il n'avait aucune sympathie, et ces «
christicoles » qu'il détestait pour leur pharisaïsme et leur esthétique de «
marchands de saindoux ». Dans le monde catholique, Huysmans a été un
aristocrate de l'esprit, un artiste sincère et véridique qui a scandalisé le
troupeau de la « bondieusarderie » spirituelle et mercantile ; il a eu une
clairvoyance trop savante et trop subtile pour les grossiers usuriers du divin
et les escrocs de l'aveugle simplicité à qui le ciel est promis ; Son ascétisme
sincère ne prêchait pas l'abstinence en chaire pour pratiquer la gloutonnerie à
table. Aussi futil suspect à tous, comme le sont tous ceux qui disent la vérité
à l'Eglise et à ses gens, depuis Veuillot qui lui faisait « assavoir dans
l'Univers que l'écrivain qui ne pense pas comme tout le monde est un monstre
d'orgueil », jusqu'aux beaux esprits ecclésiastiques qu'inquiétait une
conversion qui « tenait », en passant par tous les ignorantins pour qui la
bêtise est la meilleure voie de la grâce. Mais même converti, Huysmans restait
naturaliste, écrivant des choses comme ceci : « Les Feuillet ont fait plus de
mal, selon moi, que tous les Zola. L'inconnu de l'amour tel que le présentent
les romans spiritualistes, est un tremplin de rêvasseries romanesques qui les
fêle. J'ai vu cela. La gaze est un excitant. Elle cache le fruit défendu que
l'on cherche et ça tourne à l'obsession qui n'existerait pas si 1'on montrait
les choses tout uniment. » Et il se moquait des « bons apôtres » qui
signalaient ses livres à l'Index « pour avoir dit qu'il fallait montrer les
vices pour en suggérer le dégoût et en inspirer l'horreur. »
Entre Maupassant et
Huysmans, Zola a été la figure la plus représentative du Naturalisme, Non
seulement il a formulé les théories de l'école et soutenu le poids des
polémiques les plus vives dont elles ont fait 1'objet, mais il en a été
l'écrivain le plus puissant et le plus fécond. Nous ne ferons pas ici sa
biographie et l'étude de son œuvre ; les ouvrages abondent qui peuvent être
consultés à ce sujet. Nous dirons seulement que le naturalisme littéraire
contemporain n'a pris toute son importance que par la grandeur de son œuvre qui
brave le temps aussi bien que celle de Balzac et de Flaubert. D'autres ont été
plus artistes, tels Maupassant et Huysmans ; un Camille Lemonnier a été plus
lyrique ; aucun n'a possédé une telle puissance d'évocation des masses, de
leurs sentiments, de leurs mouvements, de toutes les manifestations de la vie
collective. Il a fait du roman une véritable épopée du labeur tant de la nature
que de la foule humaine. Il n'a reculé devant aucun sujet ni détail réalistes,
- ce qui lui a valu d'être traité de « scatologue » par des onanistes
intellectuels, - mais il s'est élevé jusqu'à l'idéalisme anticipatif d'une
société future réalisant, par le travail selon Fourier et dans la fécondité de
la terre et de l'espèce humaine, la justice sociale. Idéaliste, Zola fut encore
plus vilipendé que réaliste, la justice étant une chose encore plus détestable
que la scatologie pour les profiteurs du désordre social.
Réaliste ou idéaliste,
l'œuvre de Zola est essentiellement naturaliste parce qu'elle est pénétrée,
dans toute su substance, d'un magnifique et clair humanisme qui fait s'évanouir
au-dessous de lui toutes les cafardises académiques et nationalistes, Octave
Mirbeau a écrit sur Zola : « son œuvre fut décriée, injuriée, maudite, parce
qu'elle était belle et nue, parce qu'au mensonge poétique et religieux elle
opposait l'éclatante, saine, forte vérité de la vie, et les réalités fécondes,
constructrices, de la science et de la raison, On le traqua comme une bête
fauve, jusque dans les temples de justice. On le hua, ou le frappa dans la rue,
on l'exila : tout cela parce qu'au crime social triomphant, à la férocité
catholique, à la barbarie nationaliste, il avait voulu, un jour de grand
devoir, substituer la justice et l'amour. » (La 628-E 8, p. 95). Lorsqu'il
atteint ces hauteurs : vérité, réalité, science, raison, le naturalisme ne se distingue
plus de l'humanisme et du romantisme ; il se fond avec eux. Lorsqu'un homme
parvient à cette foi et à ce courage pour défendre la justice et l'amour contre
le crime social, ses instruments et ses bénéficiaires, il n'est plus d'une
école, d'une époque, d'un pays ; il appartient à la pensée universelle, à tous
les siècles, à toute l'humanité. Par delà le système de l'école naturaliste
dont l'étroitesse n'a enchaîné que des disciples inférieurs, l'œuvre de Zola,
s'évadant de sa formule scientiste et se répandant à toutes les formes de la
vie, a atteint cet humanisme supérieur qui dépasse tous les idéalismes, où
l'homme, magnifié par son propre effort, devient véritablement la conscience de
la nature.
Il n'est plus, aujourdhui,
de science qui puisse s'abstraire du naturalisme. Ou peut en écarter un
matérialisme qui a fini son temps en ce qu'il niait l'esprit ; on doit non
moins écarter un spiritualisme qui est tout aussi périmé en ce qu'il sépare
l'esprit de la matière et le met au-dessus d'elle. Les deux sont
indissolublement unis dans la nature et dans les êtres sous les formes de
l'énergie. Le naturalisme ne peut donc plus être matérialiste au sens étroit de
ce mot ; il ne peut davantage voisiner avec un surnaturalisme dont l'imposture,
inadmissible à la raison, est de plus démontrée par l'expérience. La concept
ion d'un Dieu indépendant et maître de l'univers est aussi absurde que celle du
néant ou celle de l'inertie d'une partie quelconque de cet univers. Ce peut
être un jeu du snobisme de « croire parce que c'est absurde » ; il n'est plus
possible à la raison de s'accorder avec cette mystification métaphysique. On a
vainement cherché à réatteler la raison à la vieille carriole thomiste par
toutes sortes de subterfuges ; on n'aura pas plus de succès en voulant
l'annexer à ce « nouvel humanisme » pseudo-scientifique, à l'usage des esprits
délicats à qui répugnent le « laïcisme français » et le « barbare athéisme
bolchevique ». (M. Gillouin). Nouvelles Littéraires, 18 avril 1931). Ce
prétendu « humanisme » n'est qu'un résidu fort avarié des méthodes de dressage
à l' usage des prétendues élites appelées à commander dans l'état social. Il
sent trop l'orthodoxie des encycliques contre les « vilains fétiches du
libéralisme » ; il montre trop l'oreille de la politique papaline qui a
l'insanité de voir en M. Mussolini « un homme envoyé par la Providence » ! et
la matraque des décerveleurs qui hurlent « Vive le roi ! » et « A bas les Juifs
! » L'expérience historique nous a trop appris quelle espèce de monstre - inquisition
et bûcher - engendre le singulier accouplement de la « raison » et de la «
sainteté » que M. Gillouin essaie de provoquer aujourd'hui pour servir à son «
nouvel humanisme ».
L'école naturaliste , sinon
le naturalisme qui a derrière et devant lui l'éternité de la vie, est morte de
la banqueroute républicaine précipitée la débâcle du dreyf'usisme et consommée
par la guerre de 1914. Une autre école s'est présentée qui n'en fut qu'un bien
anémique rejeton, malgré le ton bouillant de ses proclamations, la juvénile
ardeur avec laquelle elle se proposait de changer la face du monde par une
nouvelle esthétique. Ce fut l'école naturiste aux environs de 1900. Il serait
cruel d'insister sur son avortement. Après avoir annocé la « Révolution comme
origine et comme fin du naturisme », (M. de Bouhélier), les « rédempteurs » que
nous offrait cette école finissent aujourd'hui dans l'admiration de feu
Clemenceau !...
Nous ne présenterons pas les
faisandages du futurisme, du dadaïsme, du surréalisme, qui suivirent, comme des
manifestations naturalistes. Au contraire. Nous ne les mentionnons que pour
donner l'idée du genre d'art et de littérature que pouvait produire
l'acquiescement à la greffe et à la réaction bourgeoise politicoreligieuse.
Encore plus bruyante que le Naturisme, les manifestations lie de M. Marinetti
et de ses disciples furent de la vaseuse loufoquerie en attendant de devenir
une adhésion sociale au fascisme. Elles furent plus éphémères. Aujourd'hui on a
le Populisme, Il est sorti du cinquantenaire des Soirées de Médan qui a fait
redécouvrir le naturalisme à quelques littérateurs incertains de leur voie. Il
s'annonce contre la littérature « petite secousse » et « mouvement de menton
patriotique » que les disciples de feu Barrès entretiennent pieusement pour des
fins patriotiques et mercantiles. Attendons le populisme à ses œuvres.
Jusqu'ici il a commencé par où les littératures finissent, par la fondation
d'un prix offert aux ambitieux de la loterie littéraire. Ce n' est pas un bon
signe.
Attendons aussi à ses œuvres
l' »art prolétarien » qui, s'il peut exister dans la décomposition sociale
actuelle, ne pourra qu'être une manifestation naturaliste. Mais il a , pour le
moment, à se dégager de la confusion bolchevique où il est plongé.
Le vrai naturalisme ne
prendra réellement sa place, toute sa place, que lorsqu'il sera l'expression
d'une véritable humanité qui fera l'homme libre, conscient de ses forces, de
ses droits et de ses devoirs, pour réaliser une vie harmonieuse au sein de la
nature. C'est dire qu'il n'a pas fini de subir l'assaut des mystagogues et de
tous ceux qui prospèrent dans le parasitisme social.
- Edouard ROTHEN.
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