III - L'apartheid du
néo-État social.
Les fractions
anti-néo-libérales du camp du travail, qui englobe toute la société, auront
peut-être du mal à se faire à cette perspective, mais ce sont justement elles
les plus ferventes adeptes de l'idée qu'un homme sans travail n'est pas un
homme. Nostalgiques, obnubilées par le travail de masse fordiste de
l'après-guerre, elles n'ont à l'esprit que de ranimer cette époque révolue de
la société de travail. Que l'État se charge une fois de plus de ce que le
marché n'est plus à même de garantir ! Les "programmes pour la création
d'emplois", le travail obligatoire dans les communes pour les demandeurs
d'aides sociales, les subventions régionales, l'endettement public et autres
mesures politiques doivent simuler encore et toujours la "normalité"
de la société de travail. Cet étatisme du travail, ranimé sans grande
conviction, n'a certes pas l'ombre d'une chance, mais il reste le point de
repère idéologique de larges couches de la population menacées par la
déchéance. Et c'est précisément parce qu'elle est sans espoir que la pratique
qui en résulte se révèle tout sauf émancipatrice.
La transformation
idéologique du "travail devenu rare" en premier droit du citoyen
exclut par le fait même tous ceux qui n'ont pas le bon passeport. La logique de
la sélection sociale n'est pas mise en cause, mais simplement définie d'une
autre manière : les critères ethniques et nationalistes sont censés désamorcer
la lutte pour la survie individuelle. "Les turbins nationaux aux
nationaux", crie la vox populi qui, dans l'amour pervers du travail,
retrouve encore une fois le chemin de la Nation. C'est l'option du populisme de
droite, et il ne s'en cache pas. Sa critique de la société de concurrence ne
vise qu'au nettoyage ethnique des zones de richesse capitaliste qui se
réduisent comme peau de chagrin.
Quant au nationalisme
modéré, d'obédience social-démocrate ou écologiste, il veut bien accorder le
statut de nationaux aux immigrés de longue date et même en faire des citoyens
s'ils ont donné des gages de leur caractère parfaitement inoffensif et de leur
absolue servilité. Mais, ce faisant, on pratique encore davantage et de manière
encore plus discrète l'exclusion des réfugiés de l'Est et du Sud et l'on donne
à cette exclusion une légitimité — le tout, bien sûr, toujours sous un flot de
bonnes paroles pleines d'humanité et de civilité. La chasse aux
"clandestins", supposés vouloir mettre la main sur les emplois
nationaux, doit être faite si possible sans laisser de vilaines traces de feu
et de sang sur le sol national. Pour cela, il y a la police des frontières, la
gendarmerie et les pays tampons de l'espace Schengen qui règlent tout en toute
légalité, et de préférence loin des caméras de télévision.
Cette simulation étatique du
travail est dès l'origine violente et répressive. Elle incarne la volonté de
maintenir coûte que coûte la domination de l'idole Travail même après sa mort.
Ce fanatisme de la bureaucratie du travail ne tolère pas que les exclus, les
chômeurs et les sans avenir, ainsi que tous ceux qui ont de bonnes raisons de
refuser le travail, se refugient dans les dernières niches, du reste
terriblement étroites, de l'État social en lambeaux. Les travailleurs sociaux
et les secrétaires des bureaux de placement les traînent sous les lampes
d'interrogatoire de l'État et les forcent à se prosterner publiquement devant
le trône du cadavre dominant.
Alors qu'en principe, dans
un tribunal, le doute bénéficie à l'accusé, ici c'est à lui de prouver son
innocence. Si, à l'avenir, les exclus ne veulent pas vivre de charité
chrétienne et d'eau fraîche, ils devront accepter n'importe quel sale boulot,
n'importe quel travail d'esclave, ou n'importe quel "contrat de
réinsertion", si absurde soit-il, pour prouver leur inconditionnelle
disponibilité au travail. Que ce qu'ils doivent faire n'ait que très peu de
sens ou même en soit totalement privé, cela n'a aucune importance, pourvu qu'ils
restent perpétuellement en mouvement afin de ne jamais oublier la loi selon
laquelle doit se dérouler leur existence.
Autrefois, les hommes
travaillaient pour gagner de l'argent. Aujourd'hui, l'État ne regarde pas à la
dépense pour que des centaines de milliers d'hommes et de femmes simulent le
travail disparu dans d'étranges "ateliers de formation" ou
"entreprises d'insertion" afin de garder la forme pour des
"emplois" qu'ils n'auront jamais. On invente toujours des "mesures"
nouvelles et encore plus stupides simplement pour maintenir l'illusion que la
machine sociale, qui tourne à vide, peut continuer à fonctionner indéfiniment.
Plus la contrainte du travail devient absurde, plus on doit nous bourrer le
crâne avec l'idée que la moindre demi-baguette se paie. À cet égard, le New
Labour et ses imitateurs partout dans le monde montrent qu'ils sont tout à fait
en phase avec le modèle néo-libéral de sélection sociale. En simulant
"l'emploi" et en faisant miroiter un futur positif de la société de
travail, on crée la légitimation morale nécessaire pour sévir encore plus
durement contre les chômeurs et ceux qui refusent de travailler. En même temps,
la contrainte au travail imposée par l'État, les subventions salariales et la
fameuse " économie solidaire " abaissent toujours plus le coût du
travail. On encourage ainsi massivement le secteur foisonnant des bas salaires
et du working poor.
La "politique active de
l'emploi" prônée par le New Labour n'épargne personne, ni les malades
chroniques ni les mères célibataires avec enfants en bas âge. Pour ceux qui
perçoivent des aides publiques, l'étau des autorités ne se desserre qu'au
moment où leur cadavre repose à la morgue. Tant d'insistance n'a qu'un sens :
dissuader le maximum de gens de réclamer à l'État le moindre subside et montrer
aux exclus des instruments de torture tellement répugnants qu'en comparaison le
boulot le plus misérable doit leur paraître désirable.
Officiellement, l'État
paternaliste ne brandit jamais son fouet que par amour et pour éduquer sévèrement
ses enfants, traités de "feignants", au nom de leur développement
personnel. En réalité, ces mesures "pédagogiques" ont un seul et
unique but : chasser de la maison le quémandeur à coups de pied aux fesses.
Quel autre sens pourrait avoir le fait de forcer les chômeurs à ramasser des
asperges? Là, ils doivent chasser les saisonniers polonais qui n'acceptent ces
salaires de misère que parce que le taux de change leur permet de les
transformer en un revenu acceptable dans leur pays. Cette mesure n'aide pas le
travailleur forcé, ni ne lui ouvre aucune "perspective d'emploi". Et
pour les cultivateurs, les diplômés et les ouvriers qualifiés aigris qu'on a eu
la bonté de leur envoyer ne sont qu'une source de tracas. Mais quand, après
douze heures de travail sur le sol de la patrie, l'idée imbécile d'ouvrir,
faute de mieux, une pizzéria ambulante paraît nimbée d'une lumière plus
agréable, alors l'"aide à la flexibilisation" a atteint le résultat
néo-britannique escompté.
"N'importe
quel travail vaut mieux que pas de travail du tout."
Bill Clinton, 1998
"Il
n'y a pas de boulot plus dur que de ne pas en avoir du tout."
Slogan d'une affiche
d'exposition de l'Office du pacte de coordination des initiatives de chômeurs
en Allemagne, 1998
"L'engagement
civique doit être récompensé et non pas rémunéré. [.] Celui qui pratique
l'engagement civique perd aussi la souillure d'être chômeur et de toucher une
aide sociale."
Ulrich Beck, l'Âme de la
démocratie,1997
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