Mystifier quelqu'un c'est abuser de sa sottise
ou de sa crédulité. Méchanceté et tromperie, voilà ce qu'implique la
mystification du côté de l'auteur ; du côté de la victime, elle suppose
l'absence d'esprit critique, une naïveté qui prédispose à jouer les rôles de
dupe, pour le plus grand profit des charlatans qui dirigent la société. En
d'autres termes, les mystifiés sont des poires que les mystificateurs cueillent
et savourent dès qu'elles apparaissent suffisamment mûres. Dans l'art de la
tromperie, convenons d'ailleurs que les escrocs, qui se bornent à soulager de
quelques francs la bourse des grosses commères, restent des bambins de taille
minuscule à côté de ces mystificateurs géants que sont prêtres, généraux,
politiciens. Une Thérèse Humbert, un Rochette, un Oustric, malgré une adresse
qui dépasse et de beaucoup la mesure ordinaire, font infiniment moins de dupes
et de victimes qu'un pape ou un chef d'Etat, d'esprit même vulgaire ; et ce
sont de petits saints à côté des Foch et des Clemenceau, qui sacrifièrent par
millions les vies humaines, sans craindre ni l'échafaud, ni la prison. S'il
existait une justice, c’est une corde pour se pendre, non l'habit vert des
grenouilles académiques que recevraient maints professeurs célèbres, maints
plumitifs illustres, maints savantasses couverts de parchemins des pieds à la
tète. Des mystifications, et de la pire espèce, ces titres et diplômes
universitaires qui, dans les hauts grades surtout, témoignent seulement du
servilisme et de l'absence d'originalité du lauréat. Est-il race plus peureuse
et plus sotte que celle des agrégés et des docteurs qui président aux destinées
de l'enseignement moyen et supérieur! Malgré les louanges dont eux-mêmes se
couvrent, et les satisfécits que leur octroie volontiers l'administration, il
apparaît clairement aujourd'hui que ces enfants sages sont des prétentieux
incapables, généralement. Autre farce de haut goût, cette Ecole Unique que le
parti radical tend aux masses populaires comme un appât. Nul plus que moi ne
désire que soit diffusée l'instruction et j'aurais applaudi à une tentative
pour mettre à la portée de tous une science non frelatée. Mais l'étude des
projets qui circulent officieusement, m'a démontré qu'il s'agissait surtout
d'accentuer une centralisation scolaire déjà trop grande, d'éliminer les
autodidactes et d'écrémer le peuple afin d'empêcher toute fermentation
révolutionnaire. On veut créer une nouvelle catégorie de privilégiés, que l'on
armera davantage pour mieux tenir en bride les exploités. Au règne de l’or
succédera celui des parchemins, qui ne vaut pas mieux, comme l'exemple de la
Chine l'a démontré. Mais les politiciens ont trouvé là un moyen commode de
duper les pères de famille qui compteront sur l'Etat pour faire de leurs fils
des intellectuels bien payés. Hélas! sous la troisième république, les vrais
savants, les écrivains probes sont aussi dédaignés, aussi besogneux que sous le
plus réactionnaire des souverains. Qu'importe, il est vrai, à l'aspirant
député! Pour lui tout mensonge est légitime qui permet de piper les voix des
électeurs (voir politique, politiciens). D'ailleurs, lorsqu'il s'agit de fixer
la liste des pensionnaires primés du PalaisBourbon, le spectacle est
instructif, même dans la plus paysanne des circonscriptions. Longtemps avant la
foire, les écuries s'ouvrent, les poulains hennissent, tandis que courtiers et
maquignons s'agitent près du populaire assemblé. Un beau feu anime le candidat,
qu'il soit blanc, bleu ou rouge. Il faut le voir courir la campagne et
s'arrêter dans les moindres hameaux : les plus laides commères trouvent en lui
galant, il tapote la joue des bambins, et s'appuie sur l'épaule des paysans,
tout ébahis d'une si tendre affection. Même s'il fabrique des chapeaux, du drap
ou des casseroles, même s'il est avocat ou dirige un café-concert, il n'a rien
tant à coeur que l'agriculture. Fumier, purin, vaches, récoltes, tout
l'intéresse également, à ce qu’il assure ; et, pour favoriser les cultivateurs,
il donnerait volontiers sa dernière chemise. En ville, dans les milieux
ouvriers, l'aspirant-député se grime d'autre façon, il tient un langage
différent ; mais, roulé dans du vermillon, de l'ocre ou de la farine, il s'agit
toujours pour le rodilard parlementaire de tirer parti du raton citadin ou
campagnard. Car, bien entendu, pour un parlementaire même élu par des
agriculteurs, la campagne se résume dans les douceurs de la buvette ou dans
l'excellent pinard de l'hôtellerie du coin. Entre la poire et le fromage, ou
lorsqu'il déguste les meilleurs crus de l'arrondissement, il peut même être
sincère en déclarant à ses comitards que de tels produits ne le laissent point
indifférent. Ajoutons qu'à la Chambre il entonnera l’hymne du retour à la terre
avec un glapissement pleurard, qu'il couvrira de fleurs la famille paysanne,
qu'il prononcera d'interminables palabres, naturellement suivies d'aucun effet.
Pure comédie, qui sauve les apparences! A la mystification parlementaire se
mêle fréquemment la mystification financière. Périodiquement, avec la
complicité payée des journaux, les financiers marrons mettent en coupe réglée
la naïveté des gogos ; sans contrevenir au code, ou très peu, et avec l'appui
de politiciens en renom, généralement. Pour un qui tombe, dix atteignent le but
convoité ; beaucoup décrochent titres et décorations. On les remercie, de la
sorte, d'avoir subtilisé l'argent du populaire, pour le faire passer dans leurs
coffres-forts. Si un scandale trop fort éclate, on calme l'opinion en annonçant
que désormais l'on exigera de sérieuses garanties des banquiers. A l'occasion,
les Chambres nomment une commission, chargée d'enquêter, à ce qu'on prétend,
mais dont le but secret est d'étouffer l'affaire ou de limiter les dégâts. II
est vrai que Poincaré fut porté aux nues parce qu'il avait stabilisé le franc
ou, en termes moins trompeurs, parce qu'il avait officiellement et
définitivement fait perdre au franc les trois quarts de sa valeur! Si l'on
passe en revue les diverses institutions publiques : armée, clergé, magistrature,
patronat, presse, etc., l'on s'aperçoit qu'elles ne sont toutes que d'immenses
mystifications. Afin que le populaire oublie les millions de cadavres qui
lentement se décomposent, l'armée multiplie les parades, couvre ses gradés de
dorures qui brillent au loin, fait sonner haut le bruit des sabres et des
éperons. Les enterrements de Foch et de Joffre suffiraient à démontrer que le
secret, pour être un grand chef, c'est d'être avant tout un excellent cabotin.
Dans des occasions pareilles, les robes à queue des cardinaux et des prélats se
mêlent, comme de juste, aux brillants uniformes de l'état-major. Nous
n’insisterons pas ici sur l'Eglise ; chacun sait qu'en fait de mystification,
le bouddha vivant de Rome détient le record. Aujourd’hui l'on n'ose plus faire
commerce d’excréments du saint homme qui, séchés, réduits en poudre,
constitueraient un incomparable remède, un préservatif efficace contre toutes
les maladies. Mais de graves personnages, des dévotes richissimes continuent de
lécher ses pantoufles et d'accepter comme relique la fine lingerie qu'il porte
sous ses jupons. Quant à Thémis, son palais d'allure si vénérable n'est qu'un
antre où la justice n'a rien à voir ; et la robe des magistrats laisse échapper
des odeurs qui ne sont pas celles de la vertu, dès qu'un doigt indiscret
s'avise de la soulever tant soit peu. Seulement un homme en impose de suite au
populaire, s'il marche la tête haute, siège sur une estrade et porte des habits
qui ne sont pas ceux du commun. Un simple ruban à la boutonnière, quelquefois
suffira pour qu'on vous classe hors de l'humanité ordinaire. A l'infini, nous
pourrions multiplier les exemples qui démontrent que, dans nos sociétés, la
mystification joue un rôle essentiel, fondamental. Ce serait inutile.
Toutefois, à l'inverse de plusieurs, nous espérons que l'espèce humaine ne
restera pas en enfance constamment. Il y faudra bien des siècles sans doute,
mais lorsqu'elle atteindra l'âge adulte, nous pensons qu'elle répudiera les
faux prestiges qui la captivèrent si longtemps. Nos os seront en poussière
quand ces heureux jours luiront. Présentement, ils ont à souffrir, et beaucoup,
ceux qui, trop en avance sur leur temps, ont percé le mystère de l'universelle
mystification. Reconnaissons que, pour qui exploite ou gouverne, cette race est
aussi dangereuse que celle des poires est profitable.
- L. BARBEDETTE
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