Littré a défini le naturisme
: « le système dans lequel la nature est considérée comme l'auteur d'elle-même
». C'est la base métaphysique du naturisme, celle qui le fait envisager comme «
religion de la nature ». Mais, cherchons lui des explications moins doctrinales
et moins sévères ; il en vaut la peine, comme tout ce qui est de la nature.
Entendons-nous d'abord sur
le mot religion. Malgré toutes les interprétations qu'on lui a données pour lui
attribuer des origines et des visages fort différents, la religion ne peut être
expliquée autrement que l'a fait Elisée Reclus : « L'enfant, homme ou peuple,
ne saurait admettre la moindre hésitation quant à la causalité de tout ce qui
frappe ses sens : il exige une réponse à toutes les questions qui se posent devant
lui ; mais n'ayant encore aucune science positive, il doit, pour comprendre
l'univers, se contenter des hallucinations de sa vue, des rêves incertains de
sa pensée, des interprétations que lui donnent sa peur ou son désir ; il ne
sait pas, mais il croit, et se sentirait irrité si l'on émettait le moindre
doute sur l'objet de sa foi que partagent avec la même assurance les amis et
les compagnons de clan, tous ceux qui se trouvent sous l'action d'un milieu
identique. Cet ensemble de croyances illusoires et d'espérances chimériques,
ces légendes incohérentes sur le monde visible et invisible, ces récits
primitifs que la tradition recueille et que la puissance de l'hérédité
transforme en dogmes absolus, sont ce qu'on appelle la religion. »
Pour l'homme le plus
primitif comme pour le plus savant docteur, la religion n'a jamais été autre
chose en tous les temps et sous toutes les latitudes. Celui qui croit en la
puissance thérapeutique des « Saintes Epines », fût-il un Pascal, celui qui
s'agenouille devant une croix fût-il un Pasteur, porte en lui les mêmes
sentiments primitifs que le nègre attendant sa guérison de son gris-gris, que
le premier homme ayant dansé au clair de la lune pour implorer ce luminaire.
D'autre part, Voltaire a
écrit ce qui suit sur la religion des premiers hommes : « Pour savoir comment
tous les cultes ou superstitions s'établirent, il me semble qu'il faut suivre
la marche de l'esprit humain abandonné à lui-même. Une bourgade d'hommes
presque sauvages voit périr les fruits qui la nourrissent ; une inondation
détruit quelques cabanes ; le tonnerre leur en brûle quelques autres. Qui leur
a fait ce mal ? Ce ne peut être un de leurs concitoyens, car tous ont
également. souffert ; c'est donc quelque puissance secrète, elle les a
maltraités, il faut donc l'apaiser. Comment en venir à bout ? En la servant
comme on sert ceux à qui on veut plaire, en lui faisant de petits présents. Il
y a un serpent dans le voisinage, ce pourrait bien être ce serpent ; on lui
offrira du lait près de la caverne où il se retire. Il devient sacré dès lors,
on l'invoque quand on a. la guerre contre la bourgade voisine qui, de son côté,
a choisi un autre protecteur. D'autres petites peuplades se trouvent dans le
même cas. Mais n'ayant chez elles aucun objet qui fixe leur crainte et leur
adoration, elles appelleront en général l'être qu'elles soupçonnent leur avoir
fait du mal, le Maître, le Seigneur, le Chef, le Dominant. » (Voltaire, Essai
sur les mœurs.) Espérances chimériques et terreurs superstitieuses, voilà les
sources de toutes les religions et ce qui en est demeuré le fond. De la
puissance mystérieuse attribuée à des dieux est née la domination de leurs
prétendus délégués, les sorciers devenus les hommes d'église et de gouvernement
(voir Sorcellerie).
Ces causes sont si profondes
dans la nature que les animaux eux-mêmes possèdent le sentiment religieux pour
les mêmes motifs d'ignorance, de curiosité, de crainte, et aussi pour le même
besoin de bonheur, ou tout au moins de repos, qui fait rechercher ce bonheur et
ce repos jusque dans des paradis artificiels. Le sommeil extatique du félin
digérant au soleil, l'ivresse mystique de la vie monastique, celle excitante ou
stupéfiante que procure l'usage de l'alcool, de l'opium, de la morphine, sont
les mêmes produits, plus ou moins naturels, de ce besoin. Quatrefages a appelé
l'homme un « animal religieux », voulant ainsi le distinguer, après Lactance,
des animaux chez qui la religiosité n'existerait pas. Mais plusieurs
philosophes, Tito Vignoli en particulier, reconnaissent « l'origine du mythe
chez l'animal aussi bien que chez l'homme ». (E. Reclus.) On n'a pas encore su
vérifier si l'animal ne se livre pas à des spéculations métaphysiques aussi
transcendantes ou puériles que celles de l'homme, mais s' « il paraît évident
que l'animal est moins porté que l'homme à la superstition, point de départ et
signal de dégénérescence de toutes nos religions humaines, il n'est rien moins
que prouvé qu'il n'ait pas les sentiments religieux qui forment, pour les
spiritualistes, sinon la base, du moins la sanction de toute moralité et de
toute sociologie ». (Dr Ph. Maréchal.) Cet auteur a cité des exemples
démontrant que toutes les idées qui sont à la base de la philosophie et de la
métaphysique se retrouvent chez les animaux : « idées de causalité, d'existence
et de non existence, de temps, de lieu, d'espèce, etc ... ». E. Reclus a écrit
: « Sans recourir aux fables, il suffit d'étudier les bêtes avec lesquelles
nous vivons, pour \voir fonctionner en elles le sentiment religieux presque
aussi nettement que chez l'homme. »
Il n'est pas douteux que
l'homme primitif, qui apprit tant de choses des animaux, reconnut chez eux une
supériorité et une perfection qu'il ne possédait pas, avant d'en arriver à se
forger cette idée orgueilleuse et stupide qu'un Dieu l'avait fait à son image
et l'avait placé au-dessus de la nature pour la dominer. Aussi, n'est-il pas de
religion primitive qui n'ait fait une place plus ou moins grande aux animaux et
n'ait vu en eux des personnifications de puissances supérieurs, des
dépositaires de leur pensée subtile. Il n'est pas jusqu'au christianisme qui
n'ait fait exprimer par des animaux la pensée divine et ne leur en ait attribué
« la plus sûre connaissance ». La symbolique catholique, qui s'est efforcée de
donner une explication religieuse à tous les fait naturels, est sortie su
symbolisme primitif. Entre des centaines d'exemples, citons celui du Serpent.
Symbole de I'Eternité pour des peuplades africaines, il est chez les Hébreux et
chez les chrétiens celui de l'intelligence et de la science du Bien et du Mal
(voir Symbolisme).
« La façon dont l'être
humain conquiert sa nourriture constitue l'axe de son ravissement religieux,
aussi bien que de toutes ses pensées, de son genre de vie, de ses coutumes, de
sa science et de son art. C'est principalement autour du gagne-pain que se meut
le cercle de son activité mentale. Le chasseur et le pêcheur introduiront
toujours dans leurs contes et poésies l'animal qu'ils poursuivent et le
rangeront parmi leurs dieux. Le nomade cheminant sans cesse avec ses troupeaux
se verra toujours, sur cette terre ou dans le monde lointain qu'il rêve,
accompagné de ses chameaux, bœufs ou brebis, et maintiendra parmi eux l'ordre
de préséance accoutumé. Enfin la parabole de l'immortalité de l'âme qui, depuis
des milliers d'années, eut constamment pour élément primordial le grain
nourricier jeté dans la terre, aurait-elle pu prendre naissance autre part que
chez une nation d'agriculteurs ? Qu'un peuple change de patrie par refoulement
de guerre ou par migration spontanée, aussitôt ses légendes, ses traditions
s'accommodent au milieu nouveau, et même dans nos grandes religions modernes,
bouddhisme ou catholicisme, le code des croyances officielles le plus
strictement réglé par les prêtres finit par se modifier, tout en gardant son
cadre antique de cérémonies. » (E. Reclus.) Sans tirer de ces observations des
conclusions rigoureuses, comme celles du matérialisme historique par exemple,
on peut affirmer que la question de subsistance, primordiale pour l'individu,
homme, animal ou plante, est la grande loi de toutes ses activités, même les
plus spirituelles. En même temps que la nature le faisait vivre, il trouvait en
elle ses affinités, même les plus secrètes, Il fallut le parasitisme social
pour que des classes d'hommes allégés du souci de leur subsistance, pussent
montrer pour ce souci un souverain mépris et ériger les systèmes qui n'ont pas
cessé de se dresser contre la nature dans une société de plus en plus
artificielle et arbitraire. Ces « lys qui ne travaillent ni ne filent »
seraient bien en peine si le travail des autres ne leur permettait pas de se
mettre sous la dent autre chose que la viande creuse de leurs cogitations.
Autour de l'homme, tout
était. vivant, livré à la même préoccupation et, dans l'activité voisine, il ne
tarda pas à voir l'esprit de concurrence mêlé à des intentions bonnes ou
mauvaises, dont il fut d'autant plus frappé qu'il n'en démêla pas les causes.
C'est ainsi qu'il jugea bonne à son égard l'intention de l'herbe qui fut douce
à ses pieds, de l'oiseau qui le charma de son chant, de la fleur qui l'enivra
de son parfum ; il jugea mauvaise celle de la pierre qui vint l'atteindre, de
la ronce qui le piqua, du fruit qui fut amer à sa bouche. En tout animal ou
plante, en toute chose, il vit un esprit qui lui serait favorable ou
défavorable, qui tiendrait son sort sous sa puissance et qu'il s'agirait de
bien disposer son égard. Ainsi s'est formé le culte de tous les êtres jugés
supérieurs et enclins à la sympathie qui a constitué le totémisme, religion de
l'ancêtre et de la tribu engendrée par lui, qui porte son nom, à qui elle est
attachée par les liens de la vie, renouvelés et rendus plus étroits encore par
la transfusion du sang de l'animal totem dans les veines des jeunes gens à
l'âge de la puberté, et par les échanges d'âmes avec ce totem au cours de
cérémonies, comme celle de la danse qui met en état d'hypnose. Car en tout
être, en toute chose il y a une âme comme il y a de la vie : il y a un esprit
bienveillant ou malveillant pour l'homme. La plupart des animaux et des plantes
ont été, quelque part, des totems et, si les cultes en sont disparus pour le
plus grand nombre, la représentation ou le souvenir en sont demeurés dans les
légendes et dans les usages papillaires qui se sont perpétués. Des origines
totémiques sont certainement à la base du double mythe scandinavo-germanique
d'Odin-Wotan, « Père des Loups », et latin des fondateurs de Rome nourris par
une louve. Le loup a été l'ancêtre d'une infinité de tribus dans les régions où
il a habité. Tous les animaux sont ainsi les pères des hommes suivant leur
types les plus caractéristiques dans chaque pays. Le culte des abeilles a été
longtemps celui de nombreux peuples, particulièrement en Italie. Il en a été
des plantes comme des animaux. Là représentation totémique se retrouve dans les
noms de pays et d'individus comme dans les symboles modernes. Celle des lys est
dans le blason des rois de France, celle des abeilles dans les armoiries de
Napoléon ; une foule d'animaux et de plantes sont dans les images héraldiques
de tous les temps. « Le totémisme, a écrit P. L. Couchoud, est peut-être la
plus naturelle des religions. Il a son origine dans l'admiration et la
reconnaissance. Il est chargé d'expérience et de poésie. » Le champ
d'observation très vaste et très varié qu'il a offert a été de plus en plus
réduit par la disparition des peuples qui l'ont pratiqué où par leur assimilation
à la civilisation actuelle. Mais il en reste encore des traces vivantes,
notamment en Colombie Britannique où il est demeuré la religion des indigènes.
En face du totémisme,
s'établit le fétichisme. Il fut plus particulièrement le produit de la terreur
des esprits malfaisants multipliés par le pandémonisme, et du désir de les
rendre favorables. Les forces naturelles sont à la fois amies et ennemies de
l'homme. Le soleil qui réchauffe, le vent qui rafraîchit, les fleuves qui
fécondent sont aussi les forces qui dessèchent, qui emportent l'humble toit,
qui font pourrir les récoltes. La mer et la terre, adorables tant qu'elles
donnent leurs produits, sont détestables lorsque sévissent à leur surface la
tempête et la maladie. Du ciel, descendent tous les bienfaits et toutes les
calamités. Mais ce sont les calamités qui frappent le plus vivement les hommes,
car il lui faut les conjurer. Il n'a, dans son ignorance, que l'imploration,
l'espoir de toucher l'ennemi par ses hommages. Aussi, l'être qui fait le plus
de mal est celui qui reçoit le plus ; il est le plus grand fétiche, c'est pour
lui qu'on fait les plus importants sacrifices. Quand les fétiches primitifs
devinrent des divinités régnant sur des peuples entiers, il n'y eut jamais
assez d'enfants jetés à la fournaise des Moloch, il n'y eut jamais assez de
populations massacrées pour assouvir la colère des Jéhovah. Il n'y a toujours
pas assez de meurtres d'hommes pour satisfaire le Dieu des chrétiens.
Avant de devenir ces
divinités universelles et terribles, les forces malfaisantes étaient
personnifiées par des monstres locaux qui sortaient de leurs antres pour
répandre la dévastation et la terreur. Ce sont les dragons de la fable, les
grenouilles et les tarasques, les Minotaure et les Fafner, devenus, dans leurs
formes primitives, des monstres d'opéra, Ils sont restés dans leurs formes
modernes, l'Eglise, la Patrie, l'Etat, le Capitalisme, des fétiches
inassouvissables qui font peser leur puissance empoisonnée et autrement
malfaisante sur les hommes toujours terrorisés. Tout l'univers a été et est
resté un immense fétiche, jusque dans ses infiniments petits. Si l'homme
primitif avait connu le microbe, il lui aurait dressé des autels comme au
soleil et à la lune. Les Géorgiens, par leurs flatteries, cherchaient à séduire
la peste pour qu'elle les épargnât. En 1720, lorsque ce fléau ravagea
Marseille, on fit des processions et on promena des reliques de saints dans les
rues pour le conjurer. On ne cesse pas de faire des processions semblables pour
appeler la pluie sur les campagnes desséchées, de demander au ciel sa
protection contre toutes sorte de calamités et de se lever pour la guerre au cri
de « Dieu le veut », comme le primitif prenait les armes sur un geste du
sorcier.
Ainsi, par le totémisme et
le fétichisme s'exprimèrent les premières formes du naturisme, « religion née
spontanément de la croyante aux génies innombrables représentant les forces de
la nature ». (E. Reclus.) De cette croyance se formèrent les récits fabuleux,
les légendes, les mythes dont les développements tireraient un caractère de
plus en plus mystérieux de l'animisme.
L'animisme, non seulement
fait vivre les esprits de la terre, mais il ressuscite ceux qui ont vécu. Il
étend à tous les éléments le culte des êtres et des choses familières aux
hommes. et il arrive à diviser l'univers entier dans le magnifique
épanouissement du panthéisme. Celui-ci a trouvé sa plus remarquable expression
clans le polythéisme grec qui ignora presque les castes sacerdotales et mit le
citoyen à la place du prêtre, la politique au-dessus de la religion. Le
polythéisme grec a pour principe « l'autonomie de tous les êtres et reconnaît
implicitement que toute chose est vivante ». En même temps qu'il affirmait,
trois mille ans avant la science moderne, « l'indissolubilité de la : vie sous
tous ses -aspects, matière et pensée » (E. Reclus). Il était profondément
attaché, avec une confiance et une reconnaissance qui font la grandeur de
l'humanisme antique, à l'animisme primitif manifesté dans la nature toute
entière. Ce polythéisme, d'une variété et d'une richesse poétiques
incomparables, s'exprimait dans la plus admirable des régions terrestres ; aussi
étaitil presque complètement dépouillé de la terreur de l'inconnu, de
l'inquiétude qu'entretiennent des menaces constantes dans une nature moins
douce, et l'homme goûtait une sécurité qui rendait moins nécessaires les
intercessions auprès des puissances divines. Mais on comprend combien les
sorciers de toutes sortes : magiciens guérisseurs, chefs et rois dévorateurs,
pouvaient user et abuser des superstitions fétichistes dans des pays moins
favorisés et auprès de populations moins développées intellectuellement et
socialement.
La crainte de la mort et
d'un au-delà que l'idée du Bien et du Mal, de récompense et de châtiment, a
rendue angoissante à l'homme, a fait de plus en plus dévier l'esprit religieux
vers les abstractions où triomphent les charlatans rhétoriciens et, comme dit
Bescherelle, le panthéisme fut « le dernier degré de généralisation dans
l'ordre matériel ». On allait généraliser - et divaguer - de plus en plus dans
l'ordre spirituel. Le sentiment grandissant chez l'homme de sa supériorité sur
toute la nature lui faisait perdre celui de l'égalité de tous les êtres devant
la divinité. Il le conduisait d'abord aux diverses formes du polythéisme
alimentées par la multiplicité et la variété des mythes ; il le faisait arriver
ensuite à l'anthropomorphisme, dont Victor Cousin a dit qu'il est « supérieur
aux religions de la nature de toute la supériorité de l'homme sur la nature »,
ce qui demeure de plus en plus à démontrer par des arguments autres que ceux
d'une orgueilleuse pétition de principe étayée de métaphysique théologique plus
que d'observation scientifique.
L'anthropomorphisme fit
aboutir le sentiment religieux au monothéisme, source des plus féroces et des
plus sanglantes aberrations humaines. Il fait douter que Kant n'ait pas voulu
railler quand il à dit : « Nous ne pouvons concevoir, pour un être raisonnable,
d'autre forme convenable que celle de l'homme ». Cet être « raisonnable » a
imaginé toutes les folies, toutes les stupidités, pour enlever la religion à la
tutelle naturelle, pour en faire un objet spirituel en dehors et au-dessus de
la nature ; or, on ne le répétera jamais assez : en voulant faire l'ange, il
est tombé plus bas que la bête. Il n'a jamais eu, quelles que soient ses
affirmations imposteuses, aucune révélation d'un Dieu qui serait cet esprit, et
qui serait d'ailleurs un véritable monstre s'il existait. Ses méditations les
plus éthérées, ses plus sublimes extases n'ont jamais pu lui apporter des
lumières seulement suffisantes pour concevoir un merveilleux représenté sous
d'autres formes que celles de la nature. Quand on se trouve en présence d'une
conversion, il n'est pas douteux qu'elle a été déterminée, soit par l'intérêt,
soit par la sénilité mentale, soit par un mauvais fonctionnement stomacal ou
intestinal. Les quatre grains d'ellébore du bon La Fontaine sont plus efficaces
pour l'équilibre de l'esprit humain que toutes les casuistiques.
C'est « le mortel qui a fait
l'immortel n, dit le Rig-Veda. Ce sont les hommes qui ont créé les dieux, en
même temps que les mythes dont ils sont les héros plus ou moins compliqués,
depuis celui dont la puissance est dans le fétiche protecteur du primitif africain,
depuis les innombrables esprits de la féerie panthéiste, jusqu'à l'Etre
Suprême, le Grand Horloger, l'Eternel, l'Unique. « La création des dieux est la
plus naturelle, la plus secrète, la plus lente, la plus haute des œuvres de
l'homme. C'est le suprême achèvement des expériences profondes. C'est le fruit
mystérieux des sèves cachées. » (P.-L. Couchoud.) Mais c'est aussi, quand l'
homme arrive à la conception monothéiste, la manifestation de son orgueilleuse
personnalité, l'instauration de son propre culte, l'adoration de lui-même,
l'exacerbation mégalomane de l'individu qui ne se contente plus d'être une
unité dans le Grand Tout, mais veut être l'Unité dominante, et qui lui fait
créer cette divinité monstrueuse qui est pour l'humanité et pour toute la
nature la plus épouvantable des calamités.
Toutefois, l'instinct
primitif, naturel, est demeuré si profondément enraciné dans l'homme ; il porte
si indélébilement le besoin d'une divinité particulière, d'un fétiche qui lui
soit personnellement attaché, qu'il ne cesse de voir dans ce Dieu unique le
protecteur spécial de sa race contre les autres races, de sa patrie contre les
autres patries, de sa famille contre les autres familles, de lui-même contre
autrui. Le monde entier sera peut-être frappé des pires catastrophes ; il a la
certitude secrète que lui-même y échappera. De même que le totem protégeait ses
ancêtres, le DieuUnique le protégera, lui, entre tous. Et souvent, même s'il
n'est plus un primitif fétichiste « impuissant à concevoir une cause générale
réglant les phénomènes naturels » (Nouveau Larousse), s'il paraît s'élever
au-dessus de l'idolâtrie par une conception plus haute du divin, il ne comprend
plus quand il est frappé comme les autres, et il s'effare, il proteste, il perd
la foi. Jean Lorrain a raconté l'histoire de la prostituée toulonnaise qui va
noyer dans le port la statuette de la Vierge à qui elle a vainement demandé de
lui rendre « son homme » emprisonné à la suite de quelque vilaine aventure. De
vieilles dames donnent le fouet à l'image de saint Antoine de Padoue et la
mettent en pénitence dans les cabinets, parce que le saint ne leur a pas ramené
le toutou échappé de leur giron. La littérature du moyen âge, les contes et le
théâtre de la Vierge en particulier, abondent en naïvetés de ce genre. Une
foule de pères et de mères ont eu besoin que la guerre leur tuât leurs propres
fils pour comprendre l'abomination de cette ignominie que d'autres ne cessent
pas de trouver « fraîche, joyeuse et divine » ! Quelle différence y a-t-il
entre les solliciteurs de la Vierge, de saint Antoine de Padoue, du « Dieu des
Armées », et ceux des fétiches ? Dent de singe ou médaille bénite,
l'explication, si subtile qu'elle soit, des sorciers qui en font commerce, ne
montre aucune distinction à faire parmi ceux qui les portent et en attendent
protection. .
Il n'est aucune religion qui
n'ait son origine dans le naturisme et qui n'en continue les traditions
lorsqu'elle veut atteindre les foules humaines. Maury, quand il disait que « le
naturalisme a été le point de départ de la religion brahmanique et aussi des
religions grecque, latine, gauloise, germaine, slave », constatait que le naturalisme
- en l'espèce le naturisme - est à la base de toutes les religions. Renan a
vérifié que « les premières intuitions religieuses de la race indo-européenne
furent essentiellement naturalistes », Le bouddhisme, en particulier, a
conservé ce naturisme qui éveille « le désir de se perdre dans l'infini des
choses ». (E. Reclus.)
L'animisme, dont on a. fait
une philosophie ayant pour principe l'âme qui est en tout être vivant, a été la
première doctrine métaphysique expliquant la vie ; il est toujours celle qui
l'explique le plus simplement. Les études physiologiques contemporaines sont de
plus en plus en concordance avec l'animisme polyzoïque qui voit, dans chaque
organisme vivant, d'autres organismes également vivants. « Notre corps est une
république de vies », a dit Fonsegrive résumant l'ouvrage de V. Perrier : Les
Colonies animales. La science, d'accord avec la philosophie animiste, ne fait
plus de distinction entre la force animatrice et la matière. Tout est âme et
tout est esprit ; spiritualisme et matérialisme, animisme et organicisme, se
confondent dans la vie universelle. L'animisme philosophique rejoint ainsi
l'idée naturiste « d'une ressemblance originaire des conceptions chez tous les
êtres organisés » et d'une égalité entre eux, hommes ou animaux, ceux-ci étant
de par la définition même du mot : animal, les « possesseurs du souffle », ceux
qui « ont une âme », tout comme ceux-là.
« L'humanité, dans sa
radieuse jeunesse, créait. des mythes ; spontanément elle animait la nature
entière, personnifiait, humanisait toutes choses. Elle donnait une émotion, une
pensée, une voix à cette goutte d'eau, à cette plume, à cette feuille que la
froideur de notre raison nous fait paraître inanimée. Les poètes, alors, traduisaient
en paroles humaines toutes les voix de l'univers, composaient ce que nous
appelons les fables et qui est la plus vraie des vérités. » (Anatole France.)
Toutes les fables, les légendes, les traditions du naturisme se retrouvent dans
les religions. Les mythes forment le fond de leurs dogmes et de leurs
cérémonies, quelles que soient les transformations qu'ils ont subies. « Quand
on parle des religions antiques, on dit mythologie. Quand on parle de la
religion chrétienne, on dit théologie. Au fond, les deux termes sont synonymes.
Mythologie : théologie à laquelle on ne croit plus. Théologie : mythologie à
laquelle on a foi. » (Couchoud.)
L'idée de Dieu est sortie du
culte du feu. Le feu, élément supérieur de la vie chez tous les peuples qui ont
évolué, adoré dans le Soleil, est demeuré l'image de la fécondation et de la
purification ; fécondation de la Terre et des intelligences, purification de la
vie et des âmes en marche vers le progrès d'une vraie civilisation. Tous les
dieux qui ont pris forme humaine sont nés au solstice d'hiver, quand le soleil
recommence à monter vers le Zénith. Il en est de Jésus, « l'Agnus dei », comme
des païens Mythra, Moloch, Horus, Apollon, Bouddha. Les paysans des Andrieux,
dans les Alpes françaises, qui pratiquent encore l'offrande au Soleil comme
leurs ancêtres préhistoriques, font les mêmes gestes que les mages bibliques à
l'étable de Bethléem ..
Le dogme abracadabrant de la
Trinité, exploité par l'Eglise, n'a d'explication compréhensible que dans son
origine naturiste. Sa première conception, la plus naturelle et la plus simple,
est dans la représentation de la famille : le père, la mère et les enfants.
Elle commença à être métaphysique, mais resta naturelle, dans l'unification du
ciel, de la terre et de l'ensemble des êtres. Elle fut plus métaphysique avec
les trois figures d'Aristote : le commencement, le milieu et la fin, de même
avec la trimourdi indoue : la naissance, la destruction, la renaissance.
Compliquée par les prêtres qui en ont fait un galimatias, elle a été dans le
plus ancien culte védique la triade de Savitri, Maya et Vayou, dans le
brahmanisme celle de Brahma, Shiva et Vischnou, dans le bouddhisme celle de
Bouddha, Dharmas et Sanghas, dans les légendes chaldéènnes celle de Anou, Bel
et Ouah, en Perse celle d'Ormuzd, Ahriman et Mythra, en Egypte celle d'Ammon,
Month et Rhons, ou d'Osiris, Isis et Homs, ou encore de Khnou dans toutes les
mythologies jusqu'à celle du christianisme du Père, du Fils et du Saint-Esprit.
Celle-ci est la plus incompréhensible de toutes, parce qu'elle n'a plus que des
explications théologiques où les gens d'Eglise eux-mêmes perdent leur latin. On
connaît l'anecdote de ce bon curé de campagne qui, ne sachant comment expliquer
la Trinité a ses ouailles, leur dit : « La Trinité est comme un morceau de lard
; le gras, c'est le Père, le maigre, c'est le Fils, et la couenne, c'est le
SaintEsprit », traduisant ainsi l'assimilation primitive de la divinité avec
les objets de subsistance des hommes.
La Purification et la
Rédemption par le sacrifice sont aussi dans la religion naturiste. D'abord, un
animal ou un être humain fut chargé du fardeau des autres pour les alléger.
L'idée de purification s'y ajouta et le sacrifice du bouc émissaire lava
l'homme de ses fautes. On en arriva à sacrifier le dieu lui-même après l'avoir
fait homme. Jésus fut mis en croix pour laver les péchés des hommes, et son
sacrifice se continue dans la communion chrétienne où, comme dans le totémisme,
le fidèle s'assimile le sang de son dieu sous les espèces eucharistiques. «
JésusChrist est en personne dans l'Eucharistie et nous y donne son corps en
substance », a dit Bossuet. De nombreux primitifs sacrifient encore des animaux
et mêmes des hommes. La guerre est demeurée l'image des hécatombes à la gloire
du « Dieu des armées » dans ses formes plus positives de sacrifice au Dieu des
affaires et des coffres-forts. On apaise toujours le Seigneur comme on apaisait
Moloch et Jéhovah, et des drapeaux demeurent les emblèmes du sacrifice
patriotique dans les temples du Dieu qui mourut pour la fraternité universelle
!...
Les cultes funéraires,
célébrés spécialement par le christianisme les 1er et 2 novembre, sont nés de
l'idée d'apaiser l'esprit des morts par des offrandes et des cérémonies
commémoratives sur leurs tombes. Lorsque le christianisme primitif voulut
s'élever contre ce culte et dit : « Laissez les morts ensevelir leurs morts »,
il rencontra une immense résistance populaire et il dut adopter cette pratique
en contradiction avec la foi nouvelle qu'il apportait et qui faisait mépriser
les corps. Le christianisme s'est adapté au point qu'il a organisé le culte des
reliques et qu'il en a fait l'objet de la simonie la plus impudente (voir
Simonie.) L'idée de purification et de rédemption se retrouve dans la
confession des péchés que les religions primitives pratiquèrent dans des
cérémonies magiques d'expulsion du malin et dans le baptême. Le christianisme a
fait de la confession, du baptême et de la communion les moyens de domination
qu'on connaît.
Mortifications, macérations,
pénitences de toutes sortes ont toujours été pratiquées pour ressembler au
totem, pour se rapprocher du dieu dans un état de plus grande pureté, pour en
avoir une connaissance et en recevoir des communications plus profondes et plus
particulières. Les sorciers ont encouragé et multiplié autant qu'ils ont pu, au
lieu de les combattre, les formes de vésanie les plus imbéciles, au point
qu'elles prirent la gravité d'épidémies. Les flagellations, qui faisaient
partie des exercices dévôts de l'antiquité païenne, se continuèrent au moyen
âge chrétien avec une véritable fureur collective, et on en voit encore
aujourd'hui. Les sorciers avaient imaginé que la castration était agréable aux
puissances divines. Les prêtres d'Athys se mutilaient pour ressembler à leur
dieu. Les chrétiens Origène et ses disciples firent de même pour affirmer leur
volonté de chasteté. Jusqu'à ces derniers temps on châtrait les enfante
destinés aux chœurs de la Chapelle Sixtine ; tout dernièrement, le pape a
décidé qu'il serait mis fin à cette pratique odieuse. Les exorcismes de l'Eglise
pour combattre les maléfices sont restés dignes du fétichisme le plus primitif.
Toutes sortes de pratiques charlatanesques, explicables parfois à l'origine,
sont demeurées par la sorcellerie des prêtres ou de thaumaturges clandestins.
Ces derniers paient parfois en correctionnelle, non le fait d'avoir exploité la
sottise publique, mais celui d'avoir fait une concurrence « déloyale » et «
impie » aux d'église !
Forêts et sources enchantées
voyaient jadis les cortèges des lutins, les ébats des faunes, des nymphes des
dryades, les danses du sabbat (voir Sorcellerie). Les foules geignantes des
éclopés du corps et de l'esprit venaient demander à la plante magique et à
l'eau miraculeuse la guérison de leurs maux, les vertus curatives de certaines
plantes et de certaines eaux ayant été éprouvées. Les sorciers intervinrent
pour créer des régions de miracles. Chaque village avait vu des prodiges divins
qui justifièrent des pèlerinages. La Vierge apparut à des Mélanie et
Bernadette, comme jadis les fées à l'entrée de grottes merveilleuses, et des N.
D. de la Salette, des N. D. de Lourdes renouvelèrent les prétendus prodiges des
fontaines de Jouvence. Elles en font trop et pas assez pour la raison humaine,
car si elles ramènent à la vie des gens qui passaient pour morts, elles n'ont
jamais été capables de rendre son bras manquant à un manchot. Cela leur est
aussi impossible qu'à leurs sorciers de démontrer que un égale trois.
Toutes les constatations des
rapports entre le naturisme et les religions les plus modernes démontrent que
celles-ci, bien loin d'employer les connaissances acquises par la raison et la
science pour faire progresser l' humanité, ne s'efforcent que d'aggraver sous
des formes nouvelles les vieilles superstitions en les érigeant en dogmes.
Malgré toutes les aberrations des religions primitives, il y avait en elles une
pureté de sentiment, une préoccupation de moralité qui n'existent plus dans les
religions modernes flétries par l'hypocrisie et déshonorées par leur adhésion à
toutes les turpitudes dirigeantes, à tous les dols, toutes les fourberies, tous
les crimes. Le primitif est le plus souvent criminel par ignorance ; le
civilisé l'est sciemment, volontairement, par calcul. C'est pourquoi les
religions sont de plus en plus immorales. M. Monod-Hersen, dans un récit de
voyage au Niger, a écrit : « Le prêtre fétichiste croit à sa religion. Aussi
est-il très rarement le profiteur de sa foi. S'il en vit, il en remplit aussi
les devoirs en faisant pénétrer dans le peuple ses enseignements. L'essentiel,
pour le fétichiste, est le respect de certaines règles morales. Trois vertus
notamment sont requises de l'homme pour son salut : la justice, la bonté,
l'aide aux faibles. Notez qu'il n'est pas nécessaire d'être fétichiste pour
être sauvé. L'observance des trois vertus suffit. » Comparez cette morale
primitive à celle des gens qui disent : « Hors de l'Eglise, point de salut ! »
~ » et dites où se trouve la vraie morale.
De nombreux auteurs ont «
démontré surabondamment qu'il n'y a rien de sage dans les évangiles qui n'ait
été connu et pratiqué par les rabbins » (P.-L. Couchoud.) De même, il n'y a
rien de sage que les rabbins aient connu et pratiqué, qui n'ait été avant eux
et avant toutes les religions dans la religion naturelle, source spirituelle de
l'humanité comme la Terre en est la nourricière, la « terre chérie » que le
primitif indou ne séparait pas, dans ses sentiments, de la « femme bien aimée
».
- Edouard ROTHEN
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire