mardi 10 janvier 2023

Chroniques politiques des années trente: 1931 - 1940. De Maurice Blanchot

 « La guerre pour rien » L’aventure du pacte franco-soviétique sera pour l’histoire un grand sujet d’étonnement. En apparence tout est singulier et incompréhensible dans cet accord qui n’était pas prévu. En réalité c’est l’aboutissement presque nécessaire d’une politique dirigée qui, pendant quinze ans, a accumulé les fautes, les contradictions et qui est aujourd’hui en plein désarroi. Le pacte francosoviétique est la solution désespérée d’une diplomatie qui, ayant appliqué jusqu’ici une méthode mauvaise à de justes desseins, applique aujourd’hui une méthode correcte à des desseins extravagants1. Il est remarquable que ce nouveau pacte ait suscité tant de réactions variées. Pendant toute la période d’après-guerre, les idéologues ont condamné sévèrement la politique des alliances et la conception des accords séparés. Aujourd’hui les mêmes idéologues défendent avec passion l’entente avec la Russie qui est un retour évident aux formules traditionnelles. Pendant toute la période d’après-guerre, les idéologues ont refusé d’appuyer leur politique sur un autre principe que le principe abstrait du respect des contrats. Aujourd’hui les mêmes idéologues recommandent, au nom du réalisme, l’alliance avec un pays qui ignore toute notion de contrat. Ceux qui naguère voulaient à tout prix le rapprochement franco-allemand veulent à tout prix, par haine de l’Allemagne, le rapprochement franco-soviétique. Et quelques-uns de ceux qui combattent la nouvelle alliance montrent une sympathie curieuse pour Hitler qu’ils combattaient jadis. Tout cela est étrangement confus et inquiétant. Il n’est pas normal qu’à gauche on invoque avec tant de sérieux les prétendues recommandations de l’état-major et que les jugements des militaires y deviennent tout à coup décisifs. Il n’est pas normal qu’à droite on se montre hostile au pacte sous prétexte qu’il a le caractère d’une alliance réelle et qui gênerait Hitler. Tant de passion, d’arrièrepensées, de fausses pensées sont le signe que la déraison et les incertitudes de ces quinze années continuent. De part et d’autre tout est fait pour que nous nous engagions dans des aventures également mortelles. Le caractère principal de cette diplomatie absurde, c’est qu’elle s’est contentée, depuis le traité de Versailles, d’établir entre plusieurs pays ayant des intérêts communs un statut verbal et abstrait et c’est qu’aujourd’hui où elle éprouve la nécessité d’une entente véritable, elle en fait justement l’expérience pour lier deux États qui n’ont rien de commun. C’est ce qui est insensé et suspect. Il est impossible d’affirmer qu’il y a actuellement entre la France et l’URSS une communauté quelconque d’intérêts. L’intérêt de la France est de maintenir l’état territorial de l’Europe, de maintenir la paix qui garantit cet État, de maintenir sa puissance morale et matérielle qui garantit la paix. L’intérêt de l’Union soviétique est de bouleverser l’Europe nouvelle qui est l’expression suprême de l’oppression nationale, d’empêcher la paix qui est une assurance contre la révolution, de développer, sans considération de frontières, de droits acquis et de nécessités historiques, toutes ses puissances et toutes ses ambitions. La position de la France est absolument conservatrice. La position de l’URSS est indéfiniment révisionniste. Telle est la communauté d’intérêts des deux pays. À la rigueur on pourrait concevoir qu’il y a momentanément entre eux communauté de craintes. C’est ce qu’affirment les partisans les plus raisonnables du pacte. C’est ce qui, d’ailleurs, ne suffirait en aucun cas à justifier des engagements d’assistance mutuelle. Deux peuples qui repoussent provisoirement la même chose n’ont jamais été fondés à s’unir pour tout le reste qui justement les sépare. Ils peuvent entretenir des rapports corrects et ménager l’avenir. Mais une alliance substantielle serait folie. C’est pourtant ce qu’on nous propose et dans des conditions beaucoup plus extraordinaires encore, puisque de toute évidence il n’y a même pas entre la France et l’URSS cette identité de périls dont on fait état pour le rapprochement. C’est un fait, en effet, que l’Union soviétique ne se dit menacée par l’Allemagne que depuis que l’Allemagne est dirigée par Hitler. C’est un autre fait que, jusqu’à l’avènement de Hitler, les desseins politiques du Reich paraissaient si peu incompatibles avec ceux de l’URSS que les deux pays avaient conclu, pour les faire triompher, l’alliance la plus caractéristique de l’après-guerre2. C’est un troisième fait enfin que les vrais gardiens du germanisme, les dirigeants de la Reichswehr, continuent à souhaiter cette alliance et que des négociations secrètes se poursuivent présentement. Dans ces conditions, il est clair que les rapports de l’Allemagne et de la France, les rapports de l’Allemagne et de l’URSS sont tels qu’aucun rapport ne peut s’ensuivre entre la France et l’URSS La France redoute dans le Reich un pays qui n’admet pas le statut actuel de l’Europe et qui semble prêt à en imposer la révision par les armes. Elle le craint comme un pays qui la menaça directement et qui a sur elle des visées territoriales. L’URSS redoute dans le Troisième Reich la puissance d’une conception, le national-socialisme, qui s’oppose à la révolution et qui lui a infligé une grande défaite. Elle le craint comme un anticommunisme qui empêche ses desseins et qui menace son intégrité. Ce qu’elle combat en combattant l’Allemagne, c’est Hitler, ce que nous combattons en combattant Hitler, c’est l’Allemagne. Nos griefs sont d’un autre ordre, comme nos craintes ont un autre objet. Il est visible que les Soviets cherchent aujourd’hui à utiliser la France contre le national-socialisme qui ne la concerne pas sans avoir le moins du monde l’intention de se laisser utiliser contre l’Allemagne avec laquelle ils s’allieront le jour venu. C’est pourquoi le pacte qu’on veut nous faire accepter est une immense duperie qui nous expose à la guerre pour rien et qui ne nous apporte aucune assurance contre la guerre. Les Soviets, dit-on, veulent actuellement la paix et ont besoin de la paix. Ce n’est pas vrai et cela ne veut rien dire. Si l’Union soviétique souhaite la paix, c’est parce que la paix lui semble provisoirement nécessaire pour consolider la révolution chez elle et pour préparer la révolution chez les autres, notamment en France. C’est pour elle un instrument de bouleversement, comme la guerre est un instrument de révolution. C’est un moyen de mettre au point une entreprise qui est dirigée contre nous. C’est un prétexte pour nous combattre. La paix que souhaitent les Soviets est presque aussi redoutable pour nous que la guerre que prépare l’Allemagne, elle est, en tout cas, de même qualité, elle nous fait courir les mêmes risques. Tout cela est assez clair. Le pacte veut nous associer à un État avec lequel nous n’avons rien de commun. Il veut nous associer à une paix qui n’est pas la nôtre, à une guerre qui ne peut être la nôtre. Il nous lie à notre destruction. Projet à la fois vain et criminel, la pire chose. 


Combat, no 3, mars 1936

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