VI - Travail et capital :
les deux faces de la même médaille.
La gauche politique a
toujours vénéré le travail avec un zèle particulier. Non seulement elle a élevé
le travail en essence de l'homme, mais aussi elle l'a mythifié en l'érigeant en
"contreprincipe" du capital. Pour elle, ce n'était pas le travail qui
était scandaleux, mais seulement son exploitation par le capital. C'est
pourquoi le programme de tous les "partis ouvriers" a toujours été celui
de "libérer le travail", non de se libérer du travail. Mais
l'antagonisme social du capital et du travail n'est que celui de deux intérêts
différents (quoique différemment puissants) à l'intérieur de la fin en soi
capitaliste. La lutte de classes fut la forme sous laquelle ces intérêts
contraires s'affrontèrent sur le terrain social commun du système de production
marchande. Elle fit partie de la dynamique inhérente au mouvement de
valorisation du capital. Que la lutte ait été menée pour des salaires, des
droits, de meilleures conditions de travail ou la création d'emplois, son
présupposé sous-jacent fut toujours la machine dominante avec ses principes
irrationnels.
Le contenu qualitatif de la
production compte aussi peu du point de vue du travail que du point de vue du
capital. Ce qui compte, c'est uniquement la possibilité de vendre la force de
travail au meilleur prix. Il ne s'agit pas de déterminer ensemble quelle
signification et quel but donner à chaque activité. Si pareil espoir de
réaliser l'autodétermination de la production dans le cadre du système de
production marchande a jamais existé, les "ouvriers" ont depuis
longtemps fait leur deuil de cette illusion. Il ne s'agit plus pour eux que
d'"emplois", de "places" - ces notions prouvent déjà que
toute cette opération n'a d'autre finalité qu'elle-même, ainsi que
l'asservissement de ceux qui y participent.
Que produire, pourquoi et
avec quelles conséquences ? Le vendeur de la marchandise force de travail s'en
moque aussi éperdument que l'acheteur. Les ouvriers du nucléaire et des usines
chimiques poussent les hauts cris quand on veut désamorcer leurs bombes à
retardement. Et les "employés" de Volkswagen, Ford ou Toyota sont les
adeptes les plus fanatiques du programme suicidaire de l'automobile. Non
seulement parce qu'ils sont contraints de se vendre pour avoir le
"droit" de vivre, mais aussi parce qu'ils s'identifient réellement
avec cette existence bornée. Sociologues, syndicats, curés et théologiens
professionnels de la "question sociale" y voient la preuve de la
valeur éthico-morale du travail. Le travail forme la personnalité, disent-ils. Pour
sûr : la personnalité de zombies de la production marchande qui n'arrivent même
plus à concevoir une vie en dehors de leur cher turbin aux exigences duquel ils
se plient tous les jours.
Mais si la classe ouvrière
en tant que classe ouvrière n'a jamais été l'antagonisme du capital et le sujet
de l'émancipation humaine, réciproquement les capitalistes et les managers ne
dirigent pas la société selon la malignité d'une volonté subjective
d'exploiteurs. Aucune caste dominante dans l'histoire n'a mené une vie aussi peu
libre et misérable que les managers surmenés de Microsoft, Daimler-Chrysler ou
Sony. N'importe quel seigneur du Moyen Age aurait profondément méprisé ces
gens. Car, tandis que celui-ci pouvait s'adonner au loisir et gaspiller sa
richesse de manière plus ou moins orgiaque, les élites de la société de travail
n'ont droit à aucun répit. En dehors du turbin, elles ne savent pas quoi faire,
sauf retomber en enfance : l'oisiveté, le plaisir de la connaissance et la
jouissance sensuelle leur sont aussi étrangers qu'à leur matériel humain. Elles
ne sont ellesmêmes que les esclaves de l'idole Travail, de simples élites de
fonction au service de la fin en soi irrationnelle qui régit la société.
L'idole dominante sait
imposer sa volonté impersonnelle par la "contrainte muette" de la
concurrence à laquelle doivent se soumettre aussi les puissants, même
lorsqu'ils dirigent des centaines d'usines et déplacent des milliards d'un
point du globe à l'autre. S'ils ne s'y soumettent pas, ils sont mis au rebut
avec aussi peu de ménagement que les "forces de travail" superflues.
Et c'est leur absence même d'autonomie qui rend les fonctionnaires du capital
aussi infiniment dangereux, non leur volonté subjective d'exploiteurs. Ils ont
moins le droit que tout autre de s'interroger sur le sens et les conséquences
de leur activité ininterrompue, de même qu'ils ne peuvent se permettre ni
sentiment ni état d'âme. C'est pourquoi ils prétendent être réalistes quand ils
ravagent le monde, enlaidissent les villes et laissent les hommes s'appauvrir
au milieu de la richesse.
"Le
travail est désormais assuré d'avoir toute la bonne conscience de son côté : la
propension à la joie se nomme déjà "besoin de repos" et commence à se
ressentir comme un sujet de honte. " Il faut bien songer à sa santé "
— ainsi s'excuse-t-on lorsqu'on est pris en flagrant délit de partie de
campagne. Oui, il se pourrait bien qu'on en vînt à ne point céder à un penchant
pour la vita contemplativa (c'est-à-dire pour aller se promener avec ses
pensées et ses amis) sans mauvaise conscience et mépris de soi-même."
Friedrich Nietzsche,
"Loisir et désoeuvrement", le Gai savoir
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