lundi 30 janvier 2023

Lignes N°42: La pensée critique contre l'éditorialisme Partie I

 Lignes est une collection dirigée par Michel Surya

Article : Les aphasiques et le jité   Par Jacques Brou


Nous savons à peu près jouir seuls - et nous n'avons guère appris que ça - mais nous ignorons encore comment penser sans nous blesser l'âme et la vie. Pour ce qui est de la pensée, nous avouons désormais sans complexe notre impuissance. Aussi, d'un peu partout, se lèvent des maitres à penser. des hommes et des femmes proposent leur assistance, comme on dit maintenant. Et pas seulement des hommes et des femmes: des objets aussi nous offrent leur aide à penser, nous guident dans le difficile, dans le périlleux processus de pensée. En somme, des femmes, des hommes et des objets se disent prêts à penser à notre place. Quelle aubaine! Nous cherchions justement des pilotes pour notre pensée. Pour fuir la charge du penser. la peur de penser. Pour nous, le plus sûr moyen de nous perdre est bien de nous engager sur un de ces chemins de pensée qu'on n'aurait pas au préalable semé de pierres blanches et comme cousu de fil blanc. Dans une forêt de pensées non balisées. Rien ne nous effraie comme la perte. perte de nos chemins et de nos vies, même si, d'une certaine manière, nous nous savons déjà perdus. Même si nous savons le chemin de nos vies déjà suffisamment engagé dans l'échec, la perte et l'abandon pour ne plus espérer en sortir. Rien ne nous effraie comme la perspective  de nous perdre encore plus. de nous enfoncer pour finalement nous noyer tout à fait. Nous voulons au contraire, à chaque instant, savoir quoi penser comme on veut connaitre exactement les coordonnées de notre situation dans l'espace, comme on veut se persuader qu'on ne s'est pas définitivement perdus. Nous sommes génétiquement programmés pour nous leurrer. Pour imaginer que nous retrouverons notre chemin. Nous voulons un GPS de la pensée. des circuits, des programmes et des autoroutes de la pensée. Nous voulons mettre notre pensée sous contrôle comme on veut, déjà bien avancé en âge, mettre à nouveau sa main dans la main d'une grande personne pour qu'elle nous ramène chez nous. Nous voulons mettre notre pensée dans la pensée d'un grand penseur mais nous ignorons à peu près complètement ce que peut être un grand penseur. Ce que peut être une grande pensée. Nous voulons faire entre notre pensée dans une pensée plus grande qu'elle, dans une pensée qui serait la pensée, qui serait la grande mère de la pensée. Qui serait la pensée normale. La normalité de la pensée. Afin de nous assurer que notre propre petite pensée est bien domestiquée, ce dont nous avons pourtant à douter si souvent dès lors que nous lui lâchons un peu la bride et que nous nous autorisons à penser librement. Dès lors que nous nous libérons, nous ne sommes plus normaux. Ou nous prenons le risque de ne plus l'être. Libérés, nous pensons notre singularité, notre impensable folie. Et nous déconnons. Dès lors que nous sommes libres, nous quittons les nôtres. le bercail. C'est pourquoi nous préférons nous enchainer au troupeau. Penser en meute. Nous assurer que notre pensée entre dans les limites de la normale, c'est-à-dire dans l'enclos. Que notre perception de la réalité est suffisamment bonne et normale pour autoriser une vie heureuse. Nous voulons entrer dans la réalité heureuse et normalisée et jouir du bonheur promis. Parfois pourtant, on nous mesure l'intelligence et nous ne pouvons réprimer un mouvement de plaisir si on la trouve au-dessus de la moyenne ou de honte si elle est en dessous. Car nous survivons dans un monde où on ne se sent vivre que si on gagne, que si on vainc, que si on hausse sa vie au-dessus de celle des autres. Mais, pour ce qui est de la pensée, nous tenons à ce qu'on la trouve normale. Nous voulons à la fois être normaux et un peu au-dessus de la moyenne. Ce qui veut dire, en termes d'espace, que nous voulons être toujours plus au centre de la pensée. Toujours plus près du centre de gravité du troupeau humain, l'endroit le plus sûr au monde, selon nous. L'anormalité nous entrainerait au contraire hors du cercle des hommes. Et nous sommes trop peu sûrs de notre appartenance à la communauté humaine pour prendre le moindre risque de nous en écarter. Nous n'en retrouverions pas le chemin. Nous nous trouvons déjà des ressemblances et comme des affinités avec la moindre bête qui passe à proximité. des pensées d'insectes nous traversent. des idées de singes. Aussi nous serrons-nous autour du foyer humain. Autour du granc cloaque. Aussi voulons-nous adhérer totalement à ce que dit et pense le plus grand nombre comme à la seule et veule vérité qui puisse nous intégrer. Et rien ne fait autant adhérer, fusionner et se dissoudre les hommes que tous les nouveaux instruments de guidage et de surveillance de la pensée.

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