IX - L'histoire sanglante de
l'instauration du travail.
L'histoire de la modernité
est l'histoire de l'instauration du travail qui a tracé un large sillon de
désolation et d'effroi sur toute la surface de la terre. Car l'exigence
démesurée de gaspiller la plus grande partie de son énergie pour une fin en soi
déterminée de l'extérieur n'a pas toujours été aussi intériorisée
qu'aujourd'hui. Il aura fallu des siècles de violence ouverte pratiquée à
grande échelle pour soumettre les hommes au service inconditionnel de l'idole
Travail, et ce littéralement par la torture.
Au départ, il y a eu non pas
l'extension des conditions du marché — extension censée accroître le bien-être
général —, mais les insatiables besoins d'argent des appareils d'État à
l'époque de l'absolutisme, pour lesquels il s'agissait de financer la machine
de guerre de la modernité naissante. C'est seulement à cause de l'intérêt de
ces appareils qui, pour la première fois dans l'histoire, ont enserré dans un
étau bureaucratique l'ensemble de la société que s'est accélérée l'évolution du
capital financier et marchand des villes au-delà des échanges commerciaux
traditionnels. Ce n'est que de cette façon que l'argent est devenu la
motivation sociale centrale et l'abstraction travail une exigence sociale
centrale qui ne tient pas compte des besoins.
Si la plupart des hommes
sont passés à la production pour des marchés anonymes, et ainsi à l'économie
monétaire généralisée, ils ne l'ont pas fait de leur plein gré, mais parce que
le besoin d'argent de l'absolutisme avait monétarisé les impôts tout en les
augmentant de façon exorbitante. Ce n'est pas pour eux-mêmes qu'ils devaient
"gagner de l'argent", mais pour l'État militarisé de la modernité
naissante fondée sur la puissance des armes à feu, sa logistique et sa bureaucratie.
C'est ainsi et pas autrement qu'est née l'absurde fin en soi de la valorisation
du capital, et par là celle du travail.
Très vite, impôts monétaires
et taxes ne suffirent plus. Les bureaucrates de l'absolutisme et les
administrateurs du capitalisme financier se sont mis à organiser les hommes
directement et par la force pour en faire le matériel d'une machine sociale
ayant pour but la transformation du travail en argent. Les modes de vie et
d'existence traditionnels de la population furent détruits, non parce que la
population aurait " évolué " de son plein gré et de façon autonome,
mais parce qu'elle devait servir de matériel humain pour la machine de la
valorisation récemment mise en route. Les hommes furent chassés de leurs champs
manu militari pour que paissent les moutons des manufactures de laine. On
abolit des droits anciens comme ceux de chasser librement, de pêcher et de
couper du bois dans les forêts. Et quand ensuite les masses appauvries
battaient la campagne en mendiant et en volant, elles étaient enfermées dans
des work-houses(maisons de travail) et des manufactures. Là on les brutalisait
avec les instruments de torture du travail, tout en leur inculquant à force de
coups une conscience soumise de bête de somme.
Mais cette transformation —
qui s'est effectuée par poussées — de leurs sujets en matière première de
l'idole Travail génératrice d'argent était loin de suffire aux États monstrueux
de l'absolutisme. Ils étendirent leurs prétentions à d'autres continents. La
colonisation intérieure de l'Europe alla de pair avec une colonisation
extérieure, d'abord dans les deux Amériques puis dans certaines régions de
l'Afrique. Là, les propagandistes fanatiques du travail laissèrent tomber
définitivement toutes leurs inhibitions. Ils se ruèrent sur les mondes que l'on
venait de "découvrir" et se livrèrent à des campagnes
d'extermination, de destruction et de pillage jusque-là sans précédent -
d'autant que les victimes n'y étaient même pas considérées comme des êtres
humains. Les puissances cannibales européennes de la société de travail
naissante définirent les cultures étrangères qu'elles avaient soumises comme
"sauvages" et cannibales.
C'est ainsi que
l'extermination des populations de ces régions ou la réduction en esclavage de
millions d'hommes furent légitimées. L'esclavage pur et simple pratiqué dans
l'économie coloniale des plantations et des matières premières (qui, par ses
dimensions, dépassa de loin d'esclavage antique) fait partie des crimes
fondateurs du système de production marchande. Alors, on pratiqua pour la
première fois l'"extermination par le travail" à grande échelle. Ce
fut la deuxième fondation de la société de travail. L'homme blanc, déjà marqué
par l'auto- dressage, put ainsi, face aux "sauvages", donner libre
cours à sa haine de soi refoulée et à son complexe d'infériorité. À ses yeux,
les "sauvages" étaient, un peu à l'image de "la femme", des
sortes d'hybrides primitifs, proches de la nature et à mi-chemin entre l'animal
et l'homme. Emmanuel Kant conjecturait avec perspicacité que les babouins
pourraient parler s'ils le voulaient, mais qu'ils ne le faisaient pas parce
qu'ils craignaient d'être mis au travail.
Ce raisonnement grotesque
jette une lumière révélatrice sur les Lumières. À l'époque de la modernité,
l'éthique répressive du travail (se réclamant, dans sa version protestante
originelle, de la grâce de Dieu et, depuis les Lumières, de la loi naturelle)
fut travestie en "mission civilisatrice".
La culture, comprise en ce
sens, est la soumission volontaire au travail ; et le travail est masculin,
blanc et "occidental". Son contraire, la nature non humaine, informe
et dépourvue de culture est féminine, de couleur et "exotique", et
doit donc être soumise à la contrainte. En un mot, "l'universalisme"
de la société de travail est, à la racine, profondément raciste. L'abstraction
universelle du travail ne peut jamais se définir qu'en se démarquant de tout ce
qui ne s'intègre pas en elle. La bourgeoisie moderne, qui finit par hériter de
l'absolutisme, n'est pas issue des paisibles marchands des anciennes routes
commerciales, mais plutôt des condottieri,des bandes mercenaires de la
modernité naissante, des administrateurs des work-houseset des pénitenciers,
des fermiers généraux, des gardiens d'esclaves et autres requins qui ont constitué
le terreau social du "patronat" moderne. Les révolutions bourgeoises
des XVIIIe et XIXe siècles n'avaient rien à voir avec l'émancipation sociale ;
elles n'ont fait que remanier les rapports de pouvoir à l'intérieur du nouveau
système coercitif, libérer les institutions de la société de travail des
intérêts dynastiques surannés et accélérer leur chosification et leur
dépersonnalisation. C'est à la glorieuse Révolution française qu'il revint,
avec un pathos particulier, de proclamer un devoir de travail et d'instituer de
nouvelles maisons de travail forcé par une "loi d'abolition de la
mendicité".
C'était exactement le
contraire de ce à quoi aspiraient les mouvements de révolte sociale qui
éclataient en marge de la révolution bourgeoise sans s'y intégrer. Bien
longtemps avant, il y avait eu des formes originales de résistance et de refus
devant lesquelles l'historiographie officielle de la société de travail et de
la modernisation ne peut que rester muette. Les producteurs des anciennes
sociétés agraires qui, eux aussi, ne s'étaient jamais résignés sans heurt aux
rapports de domination féodaux voulaient encore moins se résigner à devenir la
"classe ouvrière" d'un système extérieur à eux. Depuis la Guerre des
Paysans des XVe et XVIe siècles jusqu'aux insurrections anglaises du luddisme
et au soulèvement des tisserands silésiens de 1844, c'est une seule chaîne
ininterrompue d'âpres luttes de résistance contre le travail. Pendant des
siècles, l'instauration de la société de travail fut synonyme d'une guerre civile
tantôt ouverte, tantôt larvée.
Les anciennes sociétés
agraires étaient tout sauf paradisiaques. Mais la majorité des hommes ne
vécurent la contrainte monstrueuse de la société de travail naissante que comme
une détérioration de leur existence et une "époque de désespoir". De
fait, les hommes avaient encore quelque chose à perdre malgré l'étroitesse de
leurs conditions. Ce qui, dans la fausse conscience du monde moderne, apparaît
comme les ténèbres et les tourments d'un Moyen Age imaginaire, c'est en réalité
les affres de sa propre histoire. Dans les cultures non ou pré-capitalistes, à
l'intérieur comme à l'extérieur de l'Europe, le temps de l'activité de
production, aussi bien quotidiennement qu'annuellement, était bien moindre que
ce n'est le cas même pour les " employés " modernes des usines et des
bureaux. Et cette production, loin d'être densifiée comme dans la société de
travail, était entremêlée d'une culture sophistiquée de loisir et de
"lenteur" relative.
Sauf catastrophes
naturelles, la plupart des besoins matériels de base ont été bien mieux assurés
que pendant de longues périodes de l'histoire de la modernisation — et aussi
bien mieux que dans les bidonvilles terrifiants du monde en crise
d'aujourd'hui. Il en va de même de la domination qui, à l'époque, ne régentait
pas toute l'existence comme dans la société de travail bureaucratisée.
C'est pourquoi la résistance
contre le travail ne pouvait être brisée que militairement. Jusqu'à présent,
les idéologues de la société de travail ferment hypocritement les yeux sur le
fait que la culture des producteurs pré-modernes n'a pas été
"développée" mais au contraire étouffée dans leur sang. Aujourd'hui,
les démocrates pondérés du travail préfèrent mettre toutes ces monstruosités
sur le compte des "conditions pré-démocratiques" d'un passé avec
lequel ils n'auraient plus rien à voir. Ils ne veulent pas admettre que les
origines terroristes de la modernité jettent une lumière crue sur l'essence de
la société de travail actuelle. À aucun moment, la gestion bureaucratique du
travail et le fichage étatique des hommes dans les démocraties industrielles
n'ont pu nier leurs origines absolutistes et coloniales. Objectivée en un
système impersonnel, la gestion répressive des hommes au nom de l'idole Travail
s'est même encore accrue, en pénétrant tous les secteurs de la vie.
C'est justement maintenant,
à l'heure de l'agonie du travail, que la poigne de fer bureaucratique redevient
aussi sensible qu'à l'aube de la société de travail. Au moment où elle organise
l'apartheid social et tente vainement de bannir la crise au moyen de
l'esclavage tel que le pratique l'État démocratique, la direction du travail se
révèle le système coercitif qu'elle a toujours été. De même, la stupidité
coloniale est de retour dans l'administration coercitive qu'exerce le F.M.I.
sur l'économie des pays de la périphérie déjà ruinés en série. Après la mort de
son idole, la société de travail se rappelle dans tous les domaines les
méthodes de ses crimes fondateurs, lesquelles ne peuvent pourtant plus la
sauver.
"Le
barbare est paresseux et se distingue de l'homme civilisé en ceci qu'il reste
plongé dans son abrutissement, car la formation pratique consiste dans
l'habitude et dans le besoin d'agir."
Hegel, Principes
fondamentaux de la philosophie du droit, 1821
"On
se rend maintenant très bien compte, à l'aspect du travail [.], que c'est là la
meilleure police, qu'elle tient chacun en bride et qu'elle s'entend à entraver
vigoureusement le développement de la raison, des convoitises, des envies
d'indépendance. Car le travail use la force nerveuse dans des proportions
extraordinaires, il retire cette force à la réflexion, à la méditation, aux
rêves, aux soucis, à l'amour et à la haine."
Friedrich Nietzsche,
"Les apologistes du travail", Aurore, 1881
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