Ce mot est un terme
générique qui synthétise tout ce qui, dans le langage courant, dans les
religions, dans les philosophies, est adéquat à l'idée d’Initiation. Pourquoi
initier, si ce n'est pour communiquer le sens de ce qui resterait caché, ignoré
ou incompréhensible, disons tout de suite de mystérieux, quelle que soit
l'origine de cette communication, quel qu'en soit l'agent? Mais le mot implique
encore, historiquement, un autre sens : quiconque est initié jouit d'un
privilège, et son initiation, (initium, commencement), n'est qu'un premier pas
franchi vers de nouvelles découvertes, dont il possède désormais la clé.
L'initiation a enfin un but utilitaire et pratique : elle suppose un changement
de vie. L'apprenti, initié à son métier, deviendra maitre, parce qu'il a la clé
des compétences et qu'il peut exécuter le « chef-d'œuvre » témoin de ses
mérites. Le franc-maçon est d'abord apprenti, dès qu'il a reçu l'initiation,
mais il peut dorénavant s'acheminer vers de nouveaux perfectionnements. Toutes
les religions ont leurs apprentis initiés, parce qu'elles ont toutes des
parties sinon secrètes du moins inaccessibles à quiconque n'a pas suivi la
filière et ne connaît point le mot de l'énigme. Dans son traité de la Théologie
mystique, Denys, l’Aréopagiste, y enseigne à un initié, en l'avertissant de
garder sur ces mystères un secret rigoureux car leur connaissance serait
dangereuse à des esprits non préparés – l’entrée dans ce qu'il appelle « la
divine obscurité », « l’inaccessible lumière », (Rom. Rolland, Vie de
Vivekananda, 2ème vol., p. 255). L'initiation mystique est un legs des
traditions religieuses les plus anciennes. Dans toute religion, quelle qu'elle
soit, il y a une initiation, qu'il s'agisse des épreuves physiques et morales
qui sont à la base de la sorcellerie, encore en usage chez les primitifs
(Afrique, Peaux-Rouges) ; qu'il s'agisse des épreuves purificatrices que
Pythagore imposait à ses disciples pour les rendre dignes de recevoir sa
doctrine ; qu'il s'agisse de l'entrée en religion au sein d'une Congrégation
quelconque ; qu'il s'agisse même de la simple admission devenue rituelle et
symbolique, d'un sujet dans une Eglise où l’initiation est dénommée baptême,
partout, dès qu'il y a changement d'état dans l'ordre spirituel, il y a
cérémonie de réception, succédant à une phase de préparation, de stage, où,
pour acquérir plus de dignité, il y a des Purifications. En Égypte, dans les
Indes, les pratiques religieuses nécessitaient l'admission à des degrés
successifs où, progressivement, le sens du mystérieux devenait plus clair. Pour
accéder à la Connaissance Supérieure de plus en plus compliquée, il convient
parfois de s'adresser à l'initié en un langage conventionnel, parlant à ses
sens. Le mysticisme ainsi envisagé est inséparable du symbolisme si expressif
dont toutes les Religions ont usé. C'est une sorte de langue de passe dont les
seuls initiés saisissent la signification et qui, par la voie de l'Image,
aisément perceptible, concrète, donne accès plus facile à l'Idée abstraite. Ce
n'est que par extension, abusive et même tendancieuse, que le mysticisme a
pris, dans le langage courant, le sens de mystère avec la valeur un peu
péjorative attachée à ce terme. Au mysticisme se rattachent encore les sens
divers du mot Mystique. Il convient de les délimiter. Mystique se dit de tout
ce qui se rattache au mysticisme. Mais de cet adjectif est dérivé un
substantif, tantôt masculin, tantôt féminin. Le Mystique (masc.) désigne tout
sujet enclin au mystérieux (occultisme) par nature, par formation d'esprit.
L'inconnu a ses attraits, même il a ses séductions. Mais cette attirance qui
est génératrice de la recherche et de la découverte quand elle est le fait
d'esprits inductifs voués à la science, pétris du désir ardent de savoir, de
projeter la lumière sur ce qui est caché, cette attirance offre des caractères
individuels tout différents quand elle est le fait d'imaginatifs, d'émotifs,
subissant comme l'envoûtement de l'inconnu, construits en esprits déductifs,
par conséquent prêts à recevoir la manne facile de la Révélation, réceptifs du
Préjugé et de la Superstition. Enclins à la passivité et à l'hétérosuggestion,
ils ont la terreur et le respect automatique de cet Inconnu qui, pour le
savant, est un stimulant. Ces sujets, antiscientifiques sont les vrais
mystiques, au sens habituel du mot ; les autres sont de simples curieux. Les
premiers sont destinés à être les victimes des exploitations religieuses, qu'il
ne faut point confondre avec la connaissance, la pratique sincère des Religions
dont l'attrait philosophique leur échappe et qui est l'objet même de cette
étude. Le mystique est un fervent, un ardent passionné de tout ce qui revêt des
allures anormales, énigmatiques, disons occultes. L'occultisme est toute une
thèse dont les adeptes sont de purs mystiques. Il s'est constitué une catégorie
de gens qui ne vivent que par le merveilleux : fétichistes, télépathes,
sorciers, mages, astrologues, miraculés, tourneurs de tables, liseurs de
pensées, voyants, mediums, friands de l'au-delà, spirites de tous acabits,
chiromaniaques, graphologues divinateurs, hypnotiseurs fluidiques, fakirs,
contemplateurs de nombril, extatiques, avaleurs de sabres, possédés,
démoniaques, incubes et succubes, lycanthropes et tutti quanti, toute cette
collection d'extravagants, agresseurs du bon sens et de l'humaine raison, jouit
d'une mentalité commune (je ne parle que des sincères), faite de crédulité,
d’adhésion aprioriste. Tels sont les mystiques dignes d'intérêt et dont la
contrefaçon s'appelle charlatans de toutes catégories, fabricants de poudre aux
yeux. Les uns et les autres sont rencontrés sur les terrains les plus divers où
ils trouvent moyen d'appliquer leurs dispositions naturelles. Oserait-on faire,
par exemple, la moindre différence entre un flagorneur, un batteur d'estrade,
un bateleur de la politique électorale, traînant à sa remorque tout le troupeau
compact des gobeurs, et les voyants qui hantent les champs de foire? Le sauteur
de corde est un charlatan. Le gobeur est un mystique. Il est fasciné au même
titre que le simple d'esprit écarquillant ses pauvres yeux devant une guérison
à Lourdes, ou versant son obole au denier de Saint-Pierre, ou achetant pour
quelques francs, une messe ou des indulgences. Le troupeau humain se subdivise
ainsi en deux clans : les Mystiques et les Curieux, les hommes de Foi et les
hommes de Raison, les amateurs du Credo quia absur compris. Est-ce à dire
pourtant qu'en ce vaste domaine de l'occulte il n'y ait qu'illogisme et
absurdité, naïveté ou exploitation? N'y a-t-il point dans l'occultisme, pris
dans sa masse, des éléments qui stimulent la recherche sérieuse, et faut-il de
plano rejeter en bloc tout ce qui n'est point du ressort des sens et du
compréhensible? Une telle affirmation n'aurait rien de scientifique et, à son
tour, elle serait entachée de système. La négation brutale n'honore point
l'homme de science. Mais entre l'homme qui doute et interroge et celui qui
croit aveuglément, il y a tout un monde. Entre celui qui éprouve une sensation
de bien-être à croire sans aller voir, à se donner au Dieu inconnu corps et
âme, à trouver dans cet abandon une sorte de jouissance, et celui qui se
contente d'opposer une simple froideur sereine à ce qu'il ne saisit point et se
borne à attendre, il y a encore un monde. Le merveilleux n'a qu'un attrait,
celui de grossir les difficultés auxquelles sourit le chercheur. Celui qui
s'aplatirait en adorateur devant ces ondes sonores, capables en traversant la
pierre d'apporter aux oreilles du Parisien des mélodies débitées à Berlin,
s'assimilerait au nègre adorant le soleil ou au crétin qui éclate en hosannas
d'allégresse en apprenant un miracle de la petite Thérèse de l'Enfant-Jésus.
L'étonnement n'a rien du stupéfiant ; il n'est, chez l'homme exerçant une
maîtrise sur la folle du logis, que le premier stade vers la découverte. Le
monde formidable de l'Inconnu flétrit le croyant aveugle et sourit à la Science
dont chacune des découvertes est un gage offert à la Foi lucide et la juste
récompense du Travail. * * * Et j'en viens au mot Mystique, au féminin. La
mystique désigne le dogme conventionnel et provisoire de l'occulte, revêtant,
en la complétant, la partie technique d'une thèse. C'est la métaphysique
superposée à la physique ; c'est la prolongation, dans le champ de la
connaissance des territoires connus vers les régions inconnues on mal
explorées, où provisoirement, l'inconnu est schématisé, symboliquement exprimé,
un peu comme l’est pour le mathématicien l'hypothèse du problème résolu. Il y a
une mystique dans toutes les branches de la spéculation où l'inconnu est
arrangé en système. On le voit : cette mystique n'est point une sorte de vrac,
un « caput mortuum » où s'enfouissent pêle-mêle les témoins de notre ignorance.
Le symbolisme, réactif d'attente, permet d'y pénétrer et de s'y diriger
jusqu'au jour où le chercheur s'y incorporera, y constituera une demeure habitable
pour son esprit, parce que les arcanes auront disparu, percés à jour par les
progrès mêmes de la technique scientifique. L'hindouisme, dont la connaissance
est devenue si impressionnante depuis la vulgarisation de ses prophètes en
Occident, est un bel exemple de cette mystique en voie de solution. Les voies
d'accès vers la mystique, telles que les philosophes de l'Inde nous les ont
dégagées en liaison avec la science de l'Occident, sont tout aussi séduisantes
que ces mêmes voies d'accès tracées par la science du réel seul, fouillant pas
à pas avec ses méthodes positives la nuit de l'inconnu, en se dégageant de
toute hypothèse mystique. Par l'un ou l'autre procédé, le champ de la mystique
s'étrécit de plus en plus au profit de l'accessible. Les curieux du mysticisme
feraient bien de se familiariser avec les œuvres formidables que l'hindouisme a
répandues dans notre sphère depuis tantôt 50 ans. Elles ont projeté une forte
lumière sur le magnifique problème que je ne puis qu'esquisser ici. (Voir
Romain Rolland : Vie des Ramakrisna ; Vie de Vivekananda , Vie de Gandhi).
Seuls les esprits superficiels ont laissé passer le Gandhisme sans
l'approfondir, pour n'en faire qu'une réaction d'ordre nationaliste et
politique. Ainsi comprise, la mystique est une philosophie supérieure, de haute
portée. Elle s'applique en de nombreux domaines : il y aura une mystique
d'Orient, une mystique d'Europe, une mystique helléno-chrétienne, une autre
Judéochrétienne, une Alexandrine, comme il y a une mystique de toutes les
philosophies : pythagoricienne, socratique, platonicienne, etc., comme il y a
une mystique de l'Art. Et, ce qui ne manquera pas de passionner les esprits
curieux sera de découvrir qu'il y a au fond de toutes ces mystiques des
éléments communs, qu'elles se confondent en somme dans un postulat universel
qui n'est autre que l'Unité de la pensée humaine, l'Unité de l’esprit. Quelles
que soient les voies d'accès, toutes se rejoignent, partant du connu, vers un
carrefour où elles se fusionnent parmi l'Inconnu, s'amalgamant entre elles et
avec lui. C'est ainsi que le problème philosophique religieux du mysticisme
s'agrandit démesurément en acquérant surtout le mérite de supprimer toute
lumière entre la connaissance du Réel et l'Inconnaissable de l'Irréel (voir
Ribot), entre le domaine du relatif et celui de l'Absolu. * * * Pour en finir
avec l'importante mise au point des définitions, achevons de grouper autour des
noyaux Myste et Mysticisme d'autres intéressants dérivés. Tout de suite le mot
Mystère vient sous la plume pour désigner tout ce qui, dans l'inconnu,
échappant à notre perspicacité, comporte un élément que nous estimons
inaccessible parce que surnaturel, extrahumain, ressortissant à des puissances
diaboliques, divines ou autres, autrement dit à une zone d’influence à laquelle
l’homme est soumis et ne saurait échapper par ses propres forces. Nous sommes
en plein sur le terrain de la Foi, celui où l'on demande au fidèle un acte de
pure adhésion ou de soumission. Car il lui est à jamais interdit de sonder cet
inconnu, sans avoir reçu l'initiation qui lui permettra de comprendre. Les
mystères antiques, ceux d'Orphée, d’Apollon, d’Eleusis, de Delphes ; les
mystères chrétiens, toute la mystique religieuse de tous les temps et de tous
les pays forment un conglomérat de curiosités dont le monopole fut détenu par
un collège de prêtres ou de desservants et fut matière à exploitation facile, à
raison de la crédulité indispensable du troupeau récepteur du mystère. C'est à
cette mystique, qui est cependant d'un caractère élevé parfois, que l'on doit
d'avoir connu le Prêtre vivant de l'autel. La phase sacerdotale de l'histoire
des religions est curieuse à étudier, car elle eut des conséquences
exceptionnelles en ravalant au plan humain ce qui, par définition, devait planer
dans des régions idéalistes et symbolistes. C'est à savoir qu'un divorce s'est
établi par le fait entre deux mondes supposés d'essence différente : celui du
connu et celui de l'esprit humain, divorce fort regrettable pour les progrès de
l'esprit humain, comme on le verra plus loin, car le mystère devint presque
toujours générateur de mystification (initiation à rebours : mensonge,
hypocrisie, duperie, action d'arrêt par l'usage de la terreur, etc.). Telle fut
l'œuvre du prêtre, de quelque Orient qu'il se recommande. Vulgus qui decipi.
Mais il est pourtant des esprits à qui répugne le mensonge et qui protestent.
Mais alors, la réaction tend à dépasser l'action. On ne saurait nier que le mot
de mysticisme de nos jours sonne mal à l'oreille des rationalistes, du libre
penseur, comme aussi de beaucoup de gens qui attachent aux mots plus de valeur
qu'aux choses qu'ils représentent. On ne saurait trop s'élever contre cette
logophobie si commune dans les milieux encore peu cultivés et gagnés à une
juste méfiance par carence d’éducation. Des préventions dangereuses s'élèvent
partout, parce que l'on manque de sens critique et il est aussi sot pour un
anarchiste d'avoir peur du mot mysticisme que pour un bourgeois de se signer à
l'audition du mot anarchiste, auquel il n'oserait accorder une minute
d'attention. Tout le mal vient ici de l'exploiteur-né qu'est le Prêtre qui, se
souciant peu de vivre de l’air du temps, trafique des prières, mais qui, pire
encore, est un condensé d'intolérance. Le prêtre a tué la religion, meurtri
l'esprit religieux, comme le porte-sabre a provoqué le dégoût irrémédiable,
fort heureusement du reste, du patriotisme armé. Mais si de tels attentats
peuvent être salutaires, en fait ils sont nuisibles quand ils bloquent l'essor
conscient de l'esprit en jouant le rôle d'un frein. Les mots de tolérance et
d'intolérance sont insupportables, car ils sont en fonction toujours d'un
autoritarisme quelconque et de cette immense fatuité humaine qui porte
certaines gens à croire qu’ils possèdent seuls la vérité, alors que tout est
vérité ou contribue à la vérité. Il n'est aucun effort de l'esprit qui soit
négligeable. C'est au nom de l'intolérance, si proche de la tolérance, que les
humains se sont tant de fois entredéchirés. Une mutuelle considération eût tout
changé. Un peu de modestie siérait mieux aux détenteurs de mystères, s'ils
n'avaient un puissant intérêt à dominer les âmes et si, inversement, ils
n'éprouvaient une diabolique jouissance à exploiter ceux dont Romain Rolland
dit : « Ils n’ont aucun droit à porter les couleurs de l'Ame religieuse ces
millions de lâches croyants des Eglises - cléricales ou laïques - qui ne
croient point par eux-mêmes, mais qui
restent vautrés dans
l'étable où ils ont été vêlés, devant le râtelier plein du foin des croyances
commodes, qu'ils n'ont que la peine de remâcher ». * * * Ce déblaiement des
définitions et des terminologies a déjà clarifié le problème du mysticisme. Je
considérerais même l'étude comme terminée si je n'avais à marquer, une fois de
plus, la liaison qui existe entre ce problème et celui de la Foi en face de la
Raison, de la Science en face de la Religion, problème sousjacent à celui du
mysticisme. Il me faudra dire un mot ensuite de la pathologie du mysticisme qui
nous mettra aux prises avec les Dogmes dressés contre l'humaine nature. Si
l'homme était omniscient, s'il avait à sa disposition des sens moins bornés, si
la vérité ne se recommandait point de l'effort des conquêtes lentes et
progressives, il n'y aurait jamais eu de mysticisme. Jamais les philosophies
et, à leur remorque, les religions, n'auraient imaginé une dualité de substance
chez l'homme, construit des autels à l'Ame et à l'Esprit et établi une
hiérarchie de noblesse entre la guenille périssable que constitue le Corps et
sa locataire, l'Ame, jugée d'une autre essence et jouissant, par privilège
divin spécial, de propriétés extrahumaines, telles que l'immortalité. Mais il
faut ajouter que, malgré son ignorance fondamentale, l'Homme n'eût jamais
inventé le mysticisme ni le divin, s'il n'avait été cloué primitivement d'une
Imagination prépondérante, décuplée par un état permanent de crainte,
corollaire tant du troublant Inconnu que de sa faiblesse ; s'il n’avait dû,
enfin, succomber devant la tyrannie fascinatrice et suggestive du Prêtre
ambitieux et famélique. Il n'en reste pas moins, quoiqu'on fasse, que dans le
champ de la Connaissance, deux zones limitrophes, imbriquées l'une dans
l'autre, existent encore : l'une dite de la conscience, où l'homme peut se
mouvoir parmi des phénomènes accessibles à ses sens ; une autre où, dans un
dégradé progressif, la subconscience d'abord, puis inconscience, se trouvent collectés
une foule d'états et de faits imprécis que l'Homme ne fait que soupçonner,
entrapercevoir ou ignorer totalement, états en liaison forcée, par
juxtaposition, avec les faits de pleine conscience. Ce départ est si net que
l'on conçoit fort bien que le Primitif ait pu les disjoindre comme deux ordres
de choses sans autre rapport que celui du voisinage. L'abstrait et le concret,
le relatif et l'absolu sont pourtant, de par la logique, deux formes du même
objet. Mais ils sont d’un aspect si différent que leur nature peut être
supposée différente. L'homme discerne bien quelque peu ce dont il est imprégné,
mais l'essence même de cet agent imprégnateur, et parfois aussi l'imprégnation
elle-même, il les ignore. Bien qu'il ait d'aventure orgueilleusement pensé
triompher du mystérieux, « il sait qu'il ne sait pas tout ; qu’il ne saura
jamais tout » (Guy Grand). Cet aveu n'est point acte d'humilité, mais prudence,
car si un acte de résignation peut s'entendre d'un croyant abîmé devant
l'Idole, il ne s'entend plus de l'Homme évolué, fier de sa raison qui justifie
ses espoirs, n’adorant que la Vérité, sûr que son passé ascensionnel est la
garantie du quo non ascendam, où il met la noblesse de son esprit. Mais, sur le
terrain des réalités palpables, l’homme, comme le dit Proudhon, « a beau
étendre le cercle de ses idées, sa lumière n'est qu'une étincelle promenée dans
la nuit immense qui l’enveloppe » et « il faudrait être bien pauvre de jugement
pour ne pas reconnaître que le mysticisme ne fera jamais défaut à notre savoir
». Et il faut bien qu'il en soit ainsi tant qu'il n'aura pas incorporé sa
substance et sa science au Grand Pan, jouissant de l'apothéose finale de son
génie vainqueur, sublimité de laquelle il n'a jamais été exclu que de par les
droits factices conférés aux dieux de tous les Olympes par notre platitude
initiale. Le mysticisme, tel que l'entendit Proudhon, et tel qu'il faut
l'entendre, « n'a rien d'opposé à la raison, bien au contraire ». Mais alors,
s'il n'y a point opposition, il y a identité de nature ; il y a continuité et
imbrication entre les deux zones de la connaissance, comme entre le jour et la
nuit séparés par une zone crépusculaire indécise, une zone où tout est
accompli, une autre où tout est potentiel. Entre les deux, un territoire
nébuleux, royaume de l'Intuition et de l'Hypothèse, un voile que l'Homme prend
plaisir à déchirer parfois. La pensée n'éclate pas au plein soleil de la
connaissance sans conserver des attaches profondes et indestructibles avec un
monde de pensées réduites, ou d'embryons de pensées, dont elle n'est que la
prolongation et le développement. Les merveilles de la Pensée humaine ont incité
les psychologues de tous les temps à l’analyse des éléments qui la constituent.
Doué de réflexion, l'Homme a profité de cette admirable propriété pour projeter
dans son monde intérieur des regards curieux et il s'est habitué à
l’introspection. A-t-il pu jusqu'au bout suivre les fils conducteurs,
indéfiniment bifurqués ou entrelacés comme un écheveau embrouillé vers un noyau
primitif? S'il l'a cru, parfois, il dut pourtant hésiter à l'orée du sanctuaire
qui a si justement mérité la qualification de « chambre intérieure », à
laquelle il a frappé vainement et les sentiers qui l'y conduisaient se sont
perdus dans une brousse inextricable où s'abritent jalousement les premiers
linéaments de sa vie mentale. Encore a-t-il douté qu’il puisse jamais les
dégager et les illuminer car il eut la prescience qu'ils n'avaient point de
fin. Dès les temps anciens, l'Homme a été frappé par un phénomène : le Rêve,
qui eut le don d’émoustiller sa curiosité. On sait le rôle que joua ce monde
inconnu dans la vie des peuples et qu'ils n'hésitèrent point à lui attribuer
une émanation de vue. Dans leur mysticisme ignorant, ils trouvèrent à ces
phénomènes des significations supranaturelles dont le nœud fut l'œuvre du
Prêtre. Il a fallu en venir jusqu'au XIXème siècle pour que les psychologues
mieux avisés restituassent au Rêve sa valeur de fonction normale et sa liaison
d’une part avec la pensée claire de la veille, d'autre part avec des
manifestations éloignées d'un psychisme plus profond, plongeant des racines
dans une partie du Moi, qu’à défaut de mieux l’on a dénommé Subconscient. La
découverte d'une activité psychique brumeuse constituant une sorte de réservoir
caché où la Pensée puise les éléments de sa fabrication, dont les origines se
perdent dans la nuit des temps, cette découverte est une date dans l'histoire
des Idées. S'il est encore des simples d'esprit capables de feuilleter la clé
des songes, il est d'autres esprits qui savent que le Rêve est une création du
donneur lui-même et que son incohérence liée à son automatisme, n'est due qu’à
la suspension momentanée du contrôle et du jugement. Une science toute
nouvelle, la Psychanalyse, a permis de violer les secrets de la subconscience,
et déjà les portes du sanctuaire impénétrable sont ouvertes. Le gouffre sans
fond de l’Absolu et de l’Irréel s'offre aimablement aux excursionnistes de leur
Pensée et l'on ne saurait plus prétendre que le mystérieux est le parc réservé
au divin. La Science et la Religion se sont rejointes et n'apparaissent plus
deux spéculations antagonistes. La Pythie et les mediums n'ont plus le don de
stupéfier que les nigauds et Lourdes a livré ses secrets à Charcot. L'intuition,
les phénomènes de pressentiment n'ont plus figure de faveur accordée à l'Homme
par une divinité bienveillante ne livrant ses trésors qu'à des privilégiés.
L'extase, la contemplation, la méditation sont facultés à la portée de tous et
l'hypothèse est exposée aux coups de sonde de la Raison. La voyance n'est plus
qu'une singerie de charlatans, de forains et de naïfs, au service d'une foule
émotive, éprise de merveilleux. Parce que la connaissance se heurte tout à coup
à la mer de nuages qui l’empêche de cheminer autrement qu’à tâtons, a-t-on le
droit de dire que cette mer cache un horizon à jamais inaccessible et qu'une
lumière plus éclatante ne la dispersera pas? La découverte est la prime
accordée au chercheur, et le croyant ne cherche pas : il capitule. En deçà du
nuage est le monde de la connaissance réalisée qui tient déjà du prodige, c'est
le royaume dévolu à la Raison. Au-delà, est le domaine de la Foi. Mais celle-ci
n’est point forcément aveugle-né et si son rôle habituel est d'ordre inhibitoire,
il est des hommes de science dignes de ce nom pour qui les deux mondes
s'interpénètrent et pour qui la zone de la Foi n'est qu'un nouveau champ
d'expérience. C'est un fait connu qu'il est des savants rompus aux méthodes
scientifiques et qui ne peuvent cependant se dépouiller de cette tare mystique
qui est un legs de la race. On s'extasie et l'on prétend triompher quand on
cite des hommes de grand renom qui ne craignent point de sacrifier encore aux
superstitions religieuses auxquelles ils sont enclins. On connait à l'opposite
des hommes de religion (je ne parle que des sincères) qui cultivent les
sciences avec succès et qui savent se servir des facultés de leur entendement
pour aller à la découverte. De tels exemples n'étonnent plus personne, La
coexistence du mystique et du scientifique jugés d'essence différente est, à
coup sûr, une imperfection et l’on sait des âmes honnêtes et grandes qui comme
Pasteur, surent réaliser la cloison étanche qui sépare le réel de l'irréel,
travailler au bien de l'Humanité en utilisant de formidables moyens et rester
cois à l'entrée du sanctuaire réservé au divin, en s'interdisant d'aller plus
loin. L'envoûtement du passé est chose dont on se défend mal, bien qu’il tende
à disparaitre le jour où l'on ose briser la cloison étanche et se servir de sa
raison pour pénétrer l'impénétrable. Ceux-là seuls sont à plaindre qui se refusent
à aborder de front le colosse par crainte de sacrilège. On honore le Dieu
inconnu en abordant sa demeure. L'époque des Titans est passée et Prométhée ne
serait plus voué au supplice réservé aux violateurs du Ciel. Le Juif n'aurait
plus besoin de Moïse pour dialoguer avec Jéhovah. Mais il est d'autres hommes
qui ont voulu et su combler le fossé que les Religions et le mysticisme naturel
se sont ingéniés à creuser entre le Réel et l'Irréel, entre la Religion et la
Science, entre la Foi et la Raison. Ils n'ont aperçu dans ces diverses
antinomies que deux formes d'un même objet. Enorme progrès, capable de féconder
l'avenir au lieu de la stérilité du piétinement sur place. « II s'est fait de
nos jours, dit Romain Rolland, (Essai sur la mystique et l'action de l'Inde
vivante) un absurde divorce entre ces deux moitiés de l'Ame : la Raison et la
Foi. On leur a persuadé qu'elles sont incompatibles. Il n'y a d'incompatible
que l'étroitesse commune de ceux qui se prétendent abusivement leurs
représentants... Et nombre d'esprits qui sont libres ou se croient libres de
toute religion, vivent baignés dans un état de conscience supra-rationnel
qu'ils étiquettent socialisme, communisme, humanitarisme, nationalisme, voire
même rationalisme. Ce n'est point l'objet de la pensée qui détermine sa
provenance et permet de décider si elle ressortit ou non à la religion : c'est
la qualité de cette pensée. Si elle s'oriente intrépidement vers la recherche
de la vérité, à tout prix avec une sincérité entière et prête à tous les
sacrifices, je la nomme religieuse. Car elle présuppose la foi en un but de
l'effort humain, supérieur à la vie de l'individu, parfois de la communauté
présente et même de la totale humanité ». « La religion est, suivant Renan, la
part de l'idéalisme dans la vie humaine ». Le voilà, le domaine de la Foi pour
le Scientifique, de la Foi toujours armée de l'Espérance qui ne réside point
dans la Grâce, mais qui, au contraire, féconde et conditionne l'effort humain
en vue de la découverte, en vue de la création toujours renaissante sur des
bases toujours de plus en plus solides. Foi vaut Confiance. Confiance en soi
d'abord, sans que la présomption y ait sa place, confiance dans les Hommes
capables d'œuvrer et de se donner pour le Bien de Tous. Sur le terrain laïque
lui-même il y a place pour la fameuse trilogie d'inspiration exclusivement
religieuse : Foi, Espérance et Charité. Que de belles Ames d'athées, de
rationalistes, de libres-penseurs n'ont jamais eu d'autres directives!
Quiconque manque de foi n'a point cette illumination intérieure qui n'est que
l'expression synthétique de cet élan vital inhérent à l’espèce et qui la pousse
en avant vers le mieux, est fort à plaindre et voué à la stagnation. Arrivé au
carrefour des routes inconnues qui s'enfoncent vers l'ombre de l'irréel, l'Homme
se recueille. Il peut prendre peur comme l'enfant dans la nuit, ou rester
l'esclave de sa peur héréditaire. Il peut rester indéfiniment penché sur la
glèbe comme le serf sans regarder plus loin et abdiquer au profit du premier
berger qui passe. Mais il peut aussi redresser la tête et, comme l'y invite le
vieil Ovide, regarder le Ciel : « Cœlumque tueri » non pas avec la candeur du
croyant qui implore la force de supporter sa chaine et réclame les gages d'une
récompense céleste, mais avec l'amour de plus de liberté, de plus de vérité,
n'ignorant point, du reste, que la route est difficile, souvent ingrate pour
les pionniers de l'Idée, mais qui sait pourtant que l'erreur elle-même renferme
une part de vérité et qu'aucun effort n'est perdu. Les voies d'accès vers
l'Idéal sont multiples et fécondes. Tout chemin qui monte y conduit. La vérité
est diffuse en nous comme en l'Univers dont nous ne sommes qu'un atome infime.
Et nous marchons vers la grande Unité, vers l’Universelle Synthèse, vers le
grand Pan. Qu'y trouverons-nous? Dieu ou nousmêmes incorporés au Cosmos dont la
substance éternellement métamorphosée est toujours renaissante sans usure
possible? Que nous importe? L'Inconnu est un tropisme, et Dieu n'est qu'un mot.
Qu'il réalise les Postulats des Ames éprises de poésie, des imaginatifs
imprégnés de romantisme, rien n'y fait obstacle. Au lieu de trouver Dieu à
l’origine du monde, ils s'y heurteront à sa fin. L'esprit positif, engagé dans
la même voie, cherche, cherche toujours et trouve dans la recherche l'aiguillon
qui suffit à sa vie. Qu'il soit d’inspiration religieuse ou positive, le
monisme s'impose et c'est la fin où tend le mysticisme scientifiquement,
humainement envisagé. * * * Mysticisme et mystiques en Pathologie. Il y a chez
tout mystique un état mental de base sur lequel peuvent éclore des floraisons
délirantes perpétuellement menaçantes. N'est point mystique qui veut. Pour
l'être, il faut voir, entendre et surtout sentir avec des organes
héréditairement sensibilisés au préjugé, à la superstition ; il faut être
réceptif, docile et malléable. On peut comprendre la mentalité du mystique et
se l’expliquer, psychologiquement, mais il est impossible de se l’assimiler si
l'on n'a point l’âme pétrie comme la sienne, vibrant à son unisson. Je
m’explique qu'un daltonien ne perçoive pas le rouge, mais je ne puis avoir la
même sensation visuelle que lui. On s’explique la morale, mais il peut advenir
qu'on ne la sente point. Pour être un mystique au sens pathologique du mot, il
faudra quelque chose de plus, il faudra réunir des conditions prédisposantes,
telles qu’une hérédité similaire, une éducation d'esclave privé de sa liberté
d'esprit, avec un cerveau ayant subi de bonne heure de ces plicatures répétées,
indélébiles où sévissent ces terribles refoulements que les psychanalystes ont
si bien mis à nu ; il faudra une formation morale toute spéciale, par
conséquent un milieu que seules les religions dites révélées, sont capables de
créer. Il faut donc être d'abord le mystique au cerveau préparé, c'est-à-dire
celui qui ne se contente pas de constater le mystère, mais qui en est
impressionné, qui tremble devant lui et lui donne son adhésion, qui croit à un
surréel actif, doué de puissance et d’influence sur le réel, surréel que l'on
ne comprend point, mais que l'on redoute, que l'on aime et respecte pour cela
même. C'est la mentalité dont on fait les dévots, les cagots, les Tartufes de
tous les cultes, les fervents aveugles de toutes les religions depuis les
Primitifs, clients du sorcier et porteur d'amulettes jusqu'aux piliers d'Eglise
et punaises de sacristie, chamarrées de grigris et de scapulaires, en passant
par les Antiques eux-mêmes qui consultaient les oracles, les Chinois qui
brûlent des parfums pour chasser les démons, les exorcistes qui ont infesté
notre moyen âge, les marchands d'orviétan de tout acabit. Renforcez cette
prédisposition individuelle par une influence adéquate de milieu, vous créez
les inspirés hallucinés, témoins de Dieu, possédés, grands hystériques dont les
siècles passés furent si tristement empoisonnés et dont nos asiles exhibent
encore de jolis spécimens. Deux facteurs d'importance concourent à ce résultat
: le degré d'intelligence et le degré d'émotivité. Règle unique : le mysticisme
de base prémorbide est en raison directe de l'émotivité (crédulité), et en
raison inverse du niveau intellectuel (sens critique). Ces deux éléments
psychologiques suffisent à créer la foi en l’absurde et à laisser prendre des
vessies pour des lanternes. Plus un homme s'intellectualise, moins il livre de
champ à son émotion, moins il a de chance de choir dans le mysticisme morbide.
Plus les peuples se cultivent, moins ils offrent de prise à la superstition.
Mais les soubassements émotifs de l’homme grégaire sont tellement solides
qu'ils compromettent pour longtemps l’édifice intellectuel. L'émotion peut même
entraîner au désespoir souvent des sujets eux-mêmes qui ont conscience de leur
faiblesse et en rougissent. Une telle carence empiète déjà sur le morbide.
Psychose mystique. Elle est à étudier du point de vue collectif, car il n'y a
point de psychose qui soit plus contagieuse. Il y a des circonstances
prédisposantes, d'ordre héréditaire et d'ordre personnel, toutes deux
inhérentes au sol où germera la psychose. Héréditairement, notons la surémotivité
et la faiblesse d'esprit, deux états qui fourmillent dans les campagnes
arriérées, fief du Prêtre. Mais, pour y voir germer la graine mystique, il faut
un ensemencement spécial. Il y a des familles où le dépôt mystique est
ancestral déjà. Dans certains groupes sociaux il est de bon ton de servir de
pilier d'Eglise ; c'est une sorte d’obligation de race, un snobisme dangereux,
un pli cérébral, un tic. Ce sont ces milieux où sont anathèmes l’hérétique, le
divorcé, le mort-né sans baptême et qui n’a pas droit à la sépulture de famille
chrétienne. Ces foyers de pestilence morale ont la dévotion mystique double et
parallèle du goupillon et du sabre. On y est très prolifique et, dès sa
naissance, Raoul est voué à l'année, Guy deviendra curé, Thérèse entrera au
couvent. C'est de tradition. Cette tunique de Nessus dont on est fier ne fait
qu’une avec la peau. Il est clair que le fait de naître en pareil milieu
prépare la psychose mystique ; la graine viendra de l'éducation. L'éducation
des familles qui se croient tenues à des pratiques cultuelles détermine
l'orientation des esprits vers le délire. C'est d'abord la discipline
exemplaire, le dressage à des pratiques automatiques non discutées et
incomprises qui s'approprient les sujets et en font des esclaves, dès
l'enfance. La folie mystique éclate fréquemment dès la jeunesse. C'est ensuite
l'habitude d'hypocrisie où les sujets, sollicités par des penchants, des
besoins, des états passionnels naturels, s'obligent à les assouvir en cachette
ou, ce qui est pire, à les refouler comme autant de cas de conscience qui
surgiront plus tard en la forme d'obsessions, d'angoisses, de scrupules
maladifs ; c'est enfin l'éteignoir mis sur le sens critique, l’adoption de l'énorme,
de l’extranaturel, comme une émanation normale d'un Dieu rigide et sévère ;
c’est la crainte corrélative de châtiments post mortem, rachetés par des
soumissions puériles ou des pénitences honteuses ; c'est enfin et surtout la
prééminence des Affects sur les processus intellectuels, le dévergondage
scabreux des sens, la création de chimères, d'images hallucinatoires qui
hantent rêves et cauchemars, semant l'effroi, déterminant de soi-disant
vocations religieuses précoces et le suicide moral avec la stérilité. La
plupart des grands inspirés, des saints et saintes dont se glorifient les
Eglises ont vu naître leur psychose dès l'enfance. On y voit se mésallier dieux
et démons, anges et diablotins. Le moyen âge a racolé ses sorciers dans ce
monde de prédisposés. De nos jours ils peuplent les maisons de fous. La forme
mystique des psychoses est dominante en certaines régions vouées encore à des
pratiques cultuelles automatiques, telles que la Bretagne. Ces pratiques
tournent la tète des pauvres d’esprit qui forment le troupeau habituel du
Prêtre. Ils grossissent les exodes de pèlerins qui vont promener leur névrose
dans les sanctuaires réputés. Tous les mystiques des Asiles sont des débiles
mentaux à délire grotesque où abondent les pratiques superstitieuses. Il s'y
mêle ordinairement des préoccupations sexuelles, des pratiques anormales du
même genre, des extases, des amours mystiques avec Dieu, le diable, même des
animaux. Souvent des phénomènes de grande ou de petite hystérie compliquent le
tableau. De tels malades, nés des Eglises, en seraient les victimes expiatoires
s'ils vivaient au moyen âge. Un privilège les fait jouir, de nos jours, de la
pitié qui s'attache aux simples d'esprit. Les asiles qui les recueillent sont
remplis de saintes Thérèses, de Jeannes et de tous les échantillons de saints
du calendrier. Heureux si le martyr des Ursulines, Urbain Grandier, eût vécu de
nos jours : le cimetière de Saint-Médard serait maintenant un quartier de
l'asile Sainte-Anne, sis tout proche! Une immense crédulité git sous chaque
psychose mystique. Elle en est la condition formelle. Cette folie peut jaillir
spontanément des recoins ténébreux du subconscient, chargé à bloc d'effluves
religieux héréditaires. Mais il faut ordinairement le déclenchement d'une autorité
habile qui fascine, hypnotise, impose, telle celle du prêtre, ou l'exemple
entraînant des proches. On ne saurait trop signaler cette influence néfaste du
milieu à tous les éducateurs, s'ils ne veulent voir sombrer dès l'aurore des
personnes morales intéressantes, car l’évolution de la graine est fatale, et
jamais de telles maladies ne reviennent en arrière. Ajoutons un nouveau facteur
à la suggestibilité du débile et à son faible niveau d'intelligence, celui du
nombre et nous avons les psychoses mystiques collectives, les épidémies de
folie religieuse qui éclatent encore de nos jours, antées sur cet état
d'endémicité fondamentale chronique qu'entretiennent les Eglises et l'in même
du plus grand nombre. La psychologie des foules, aujourd'hui bien connue, trouve
dans la mysticité sa démonstration la plus troublante.
Les sujets se divisent en
deux catégories, comme dans toutes psychoses communiquées : les actifs et les
passifs, les forts et les faibles, les convaincus et les hésitants, les
audacieux et les timorés. L'intelligence dans les foules n'a qu'un rôle effacé,
secondaire. Chez cette grande bête qu'est la foule, ce qui domine, c'est
l'émotion. Dans une réunion électorale, souffle un vent de mysticisme. C'est le
royaume de la poudre aux yeux dont les plus malins sont parfois victimes. Ce
qui se manifeste c'est l'émotion et non pas la logique ; le bon sens n'est plus
nécessaire. Bon sens et logique sont pour un moment annihilés, suspendus,
inhibés par le courant des forts. Déjà sont fréquentes les folies mystiques à
deux personnages, trois et quatre participants ; les épidémies de famille ne
sont pas rares. Que de familles j'ai dû consoler, trop tard, de pertes qu'elles
subissaient, grâce à leur maladresse éducative, d'enfants arrachés à leur
tendresse par la vocation religieuse! Plus graves et plus retentissantes sont
les épidémies de couvent. L'histoire de la mysticité collective est un
inépuisable martyrologe, car le propre de l'agent d'influence dans la création
du délire est sa violence et son intolérance. Le délire mystique est non
seulement contagieux, mais c'est une des formes les plus redoutables de la
manie raisonnante et du délire actif de persécution Les folies religieuses à
hase de révélation comptent à leur actif des crimes sans nombre. Les Eglises se
sont ensanglantées à toutes les époques de leur histoire. Les religions ont
perturbé la vie des peuples, organisé le trouble, entretenu des sentiments de
sauvagerie instinctive qu'elles avaient pourtant mission de canaliser et de
dompter. La Saint-Barthélemy, les Albigeois, la sombre Inquisition qui a sévi
en divers pays et dont l'esprit est encore infiltré dans nos mœurs, ont semé
dans leurs abattoirs sacrés, sans aucune pitié, les victimes les plus
inoffensives comme les plus illustres, Galilée, Michel Servet, Jeanne d'Arc
émergent bien au-dessus des charniers les plus engraissés de 1914. Les
chrétiens des premiers âges eux-mêmes pavèrent de leur peau leurs croyances
enfantines ; ils se sont rattrapés plus tard. Des saints et prophètes
improvisés souvent eux-mêmes, des aliénés, n'ont qu'à se présenter pour
entraîner à leur suite des foules hallucinées. Aux Indes, Gandhi prépare de
nouveaux martyrs. Çà et là éclatent des réveils mystiques à l'appel d'un
illuminé. Celui du Pays de Galles en 1905 est un des plus fameux. Mais les plus
extravagants des accès de délire collectif où l'on voit sombrer jusqu'aux
dernières lueurs de bon sens sont les pèlerinages organisés autour de miracles,
témoins eux-mêmes d'un accès personnel de mysticisme maladif, quand ils ne sont
pas œuvres de mystification. Ils sont d'autant plus intéressants qu'ils
dénoncent, à l'origine de la crise, l'action de meneurs parfois sans conviction
et dont l'influence malfaisante est coupable. Pour triompher de la crédulité
des mystiques, il n'est pas besoin d'être un génie. L'Antiquité elle-même
connut ces Temples où les foules s'entassaient, attirées par les superstitions
les plus grossières. Delphes fut le Lourdes de la Grèce ; Ghéel, en Campine
traîne depuis trois siècles, sa réputation de guérir les aliénés. * * * J'ai
donné à ce mot de mysticisme un sens très élargi et j'ai compris dans cette
acception tout ce qui, en dehors du thème proprement religieux, consacre une
abdication de l’intelligence au profit du mystérieux, une exacerbation
passionnelle au détriment de la Raison. Les folies politiques, où les fétiches
laïques surabondent, ont mérité une large place dans ce défilé. En tout et
partout l'homme se présente comme un conquérant, un despote, et ses victimes
sont en proportion de son audace. Les sectes religieuses, politiques,
philosophiques, les coteries sociales les plus diverses pourraient illustrer ma
description d'une foule d'exemples. Les mystiques abondent autour de nous. Qui
sait si nous-mêmes n'avons pas eu nos heures de mysticité contagieuse ou
contagionnée? Faire école, c'est placer sur un piédestal une espèce de fétiche
en chair et en os, ou en effigie et agglomérer tout autour des foules qui
admirent et disent : Amen. La célèbre affaire Dreyfus mobilisa, de part et
d'autre, des fanatiques. Les guerres sont d'immondes exemples de folie
collective, cruelle et bestiale, abondamment pourvues de sujets qui se
transfigurent tout à coup à l'audition d'un mot sonore, à la vision d'un signe
convenu, d’une oriflamme. Les hurleurs de Marseillaise valent-ils mieux que
ceux qui brament au Sacré-Cœur : Sauvez Rome et la France?... CONCLUSIONS. - Le
mysticisme, scientifiquement étudié comme un ensemble de faits, a l'avantage de
relier le réel à l'irréel, le connu à l'inconnu et de restaurer la pensée
religieuse dans sa pureté idéale, débarrassée du parasitisme des religions
dogmatiques. Le temporel et le spirituel s'accordent et s'harmonisent. Unis,
ils nous amènent sur le terra.in de l'Idéalisme et du Beau. « L'éthique est une
esthétique. Cette éthique est cet Individualisme religieux absolu que Han Ryner
appelle depuis longtemps un individualisme de la volonté d'harmonie. C'est
l'éthique du Sermon sur la montagne, du plus élevé des commandements! C'est la
libération du sentiment religieux hors des moules étroits et déformant des
religions. C'est son réel, son libre épanouissement » (L. Réhaut :
Krisnamurti). Les hommes au sens clair sauront toujours discerner le domaine du
religieux du domaine des religions et trouver dans le premier tous les éléments
d'élévation vers un plan idéal où par des sortes de distillations successives,
s’échelonnent sur le long parcours de l'Histoire de la Pensée, s'est dégagé
finalement un prototype de Perfection, dont l'imitation s'impose comme directive.
- Dr LEGRAIN
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