samedi 14 janvier 2023

Lignes N°42: la pensée critique contre l'éditorialisme

Lignes est une collection dirigée par Michel Surya

Article: L'information comme art  par Pierre Damien  Huyghe 

"Nous voici au cœur du problème que je voudrais poser. Il n'existe pas dans la transition opératoire que j'appelle classique de proposition qui fasse de la réserve un principe, encore moins de la distanciation un enjeu. Le vraisemblable y est primordial, la fiction légitime. A un certain moment, dans les divers démêlés méthodiques qui agitèrent l'académie royale de peinture par exemple, l'idée fut même admise qu'on pouvait sacrifier la "portraiture", soit l'exactitude dans le placement et le rendu des situations qu'on voulait dépeindre, à l'efficacité "communicationnelle" de l'entreprise. Bien sûr cette dernière expression n'est pas d'époque. mais elle dit dans le vocabulaire d'aujourd'hui ce qui était, ce qui est toujours en question: faire admettre une position sans l'établir, persuader sans prouver. Et pour cela faire baisser le niveau de réserve éthique, simplifier la conscience."


"Pareille thèse devrait être pour nous encore riche d'enseignement. certes nous ne sommes plus au temps du fascisme le plus apparent, du fait justement de l'art des nuances auquel nous sommes parvenus dans le divertissement qui nous occupe. Dans notre mémoire la plus superficielle mais la plus immédiatement disponible se trouve une représentation de ce que nous croyons ne pas nous convenir, celle de foules compactes mobilisées par une harangue - une rhétorique - infernale et a-critique. Les organes éditoriaux étant pour nous désormais nombreux, l'éloquence peut nous atteindre jusqu'aux plus subtiles nuances de son possible foisonnement. Si pour cette raison nous ne nous identifions plus sur le mode des foules fascistes, discernons-nous davantage qu'il ne leur était loisible de faire? Nous sommes seulement plus diffus qu'alors, chacun chez soi retiré le cas échéant, individuellement libre en apparence de choisir son organe de séduction, de lire son journal, d'écouter sa radio, de regarder sa télévision. Il n'empêche: non seulement le critère de validation des opinions demeure volontiers leur audience, soit le nombre d'esprits qui, sans se connaitre, croient élire eux-mêmes comme leur telle ou telle nuance ( voir l'importance du critère comptable dans le jeu des moteurs de recherche), mais encore une même sorte de communication hantée sur les tendances et assez indifférente aux qualités formelles s'impose, qui n'est finalement rien d'autre qu'une vocifération au sens premier du mot: chacun donne de la voix, pas tout à fait la même qu'un autre sans doute, mais de la même manière et avec la même portée. Evoquant la communication entre abeilles, Aristote disait déjà, au début de sa Politique, qu'on n'y trouvait pas le caractère essentiel de la parole dont l'animal humain est capable et qui constituait à ses yeux l'attendu de la politique. Parler, de son point de vue, ce n'était pas porter un message, ni faire savoir ni signifier, mais ouvrir un questionnement, demander et se demander ouvertement, et sans arrêt de droit, sans forclusion de principe, le sens et les enjeux de formules qui pourraient éventuellement être adoptées, hors des "logiques" d'influence et de prise d'ascendant, comme des lieux de pensée. Aujourd'hui, le développement des techniques dites inter-actives aidant, nous sommes plus que jamais invités à prendre parti, à exprimer de l'opinion, à vociférer. Mais cette place faite par exemple, au-delà des espaces patentés de l'éditorialisme, aux tribunes des lecteurs ou auditeurs change-t-elle vraiment quelque chose à la qualité des discours eux-mêmes? Rien n'est moins sûr. Si le nom du signataire peut être inhabituel, s'il n'est pas toujours celui d'un tenant du métier, la méthode en est souvent la même, inscrite à son tour dans la disposition rhétorique globale de la déclaration circonstancielle qui interdit structurellement de discerner la portée générale des propos. Une tribune de lecteurs est souvent un organe réactif qui ne saurait par définition travailler la forme. Une écriture de poésie d'époque a-t-elle d'ailleurs une chance d'être publiée dans ce genre de tribune? Non, les contributions s'énoncent selon un format auquel elles ne touchent pas. Leur nom, pour le coup, convient: elles "contribuent" en effet au dispositif d'éloquence généralisé. Finalement, ce sont des productions éditoriales supplémentaires qui satisfont la gourmandise institutionnelle. Même si chacun, côté récepteurs, peut toujours ici ou la trouver, dans la décontextualisation elle-même circonstancielle de telle ou telle réaction ou réplique, de quoi alimenter sa propre propension au commentaire des sujets en cours, même si chaque lecteur autrement dit peut toujours parvenir à se laisser prendre au jeu de l'art collectif qui se met en oeuvre avec son consentement objectif, il ne faut pas négliger le système de co-existence des énoncés, c'est-à-dire l'effet, et l'effet seulement, de pluralité de l'ensemble".

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