La mutualité est le nom
donné à un vaste mouvement d'organisations ayant pour but de fournir à leurs
adhérents des secours en certains cas : maladies, accidents, vieillesse,
etc..., moyennant le versement, par les membres de l'association, de certaines
primes ou cotisations. Mutualité, comme mutuellisme, vient de mutuel ; même,
réciproque. La mutualité ne jouit pas, en général, d'une bonne presse dans les
milieux d’avant-garde, révolutionnaires, anarchistes. Ce n'est pas que le
principe en soit condamnable. Tout au contraire ; elle représente la plus belle
et la plus libre forme d'organisation de la solidarité humaine. Elle est bien
préférable à toutes les charités et philanthropies officielles ou privées ;
puisque c'est sur leur effort seul, leur soutien mutuel et réciproque, que les
membres comptent pour pallier, dans une certaine mesure, aux vicissitudes de la
vie. Ce qui lui a le plus aliéné la sympathie des esprits d'avant-garde, c'est
que le mouvement mutualiste actuel est animé d'un esprit mesquin, étroit,
conservateur. Bénéficiant dans tous les pays de l'appui officiel, parce qu'il
est sage, très sage, nullement subversif, il a grandi et s'est développé en
s'adaptant étroitement au cadre social. Ses dirigeants sont, pour la presque
totalité, des gens « bien pensants », recherchant les titres, honneurs et
décorations, et ne s'occupant guère à donner à leur mouvement une impulsion
vers la rénovation sociale, vers de nouvelles formes d’organisation sociale. La
mutualité, qui portait à ses débuts l'étiquette de mutuellisme, avait pourtant
une autre allure que celle qu'elle a maintenant. Sans vouloir faire une
excursion dans le lointain passé, qui connut la mutualité sous diverses formes,
ni tracer l'histoire détaillée de ce vaste mouvement, ce qui nous entraînerait
trop loin, disons qu'une des premières sociétés mutuelles fut celle des
ouvriers en soie de Lyon, créée en 1728 ; elle avait une curieuse organisation,
bien représentative des mœurs de cette époque. Elle était divisée en loges de
moins de 20 adhérents. Chaque loge avait des délégués à une loge centrale. Au
commencement, il s'agissait simplement de faire verser, aux membres, des
cotisations, afin de pouvoir secourir les malades, ou les chômeurs, ou les
accidentés. Bien vite, ce mutuellisme prit figure de syndicalisme. On s'occupa
des questions de salaire, de répartition du travail. L'insurrection de Lyon de
1834 fut, at-on dit, préparée par ce mutuellisme. C'est qu'il ne suffît pas de
cotiser plus ou moins régulièrement. Bien vite, dès qu'on se penche sur ces
graves et douloureux problèmes des misères de la vie ouvrière, les questions
corporatives apparaissent, puis la question sociale dans son ensemble. S'il
n'avait pas été jugulé et détourné de son esprit, le mutuellisme eût dû,
logiquement, aboutir à un mouvement de réforme sociale. Le bon médecin n'est
pas seulement celui qui calme momentanément la douleur, mais surtout celui qui
recherche les causes de la maladie, et dicte un régime pour abolir ces causes.
Certes, la maladie, les accidents, la vieillesse, sont des événements naturels,
mais le régime social influe beaucoup sur leur nombre et leur gravité. Combien
de personnes, atteintes de tuberculose, anémiées, malades par le surmenage, la
privation, l'insalubrité des logis, etc., échapperaient au mal si les
conditions d'existence étaient tout autres! Il coûte moins cher de prévenir que
de guérir, et une société bien organisée aurait tout avantage à lutter contre
les causes des maladies et des accidents. Naturellement, ce problème conduit à
tenter de résoudre la question sociale. La période qui environna la révolution
de 1848 - l'époque du socialisme dit utopique, mais qui se révèle en réalité
riche de solutions pratiques et immédiates - vit naître une foule
d’associations de tous genres : sociétés ouvrières, coopératives, mutualités.
Proudhon fut un mutuelliste très fervent, et toutes ses théories sociales sont
imprégnées d'esprit mutualiste. Il opposait le travail libre, individuel,
presque artisanal, dont l'individualisme était contrebalancé par le mutualisme,
au communisme ou au collectivisme des socialistes d’Etat. Le mutuellisme
survécut à la réaction de Napoléon III. Il se développa lentement, mais
sûrement. Après la chute de l'Empire, il continua sa progression. Il est vrai
que, pondéré, conservateur, il jouissait de la faveur des gouvernants.
Pourtant, un certain nombre de sociétés mutuelles étaient pour ainsi dire des
syndicats, avant la lettre. En maintes occasions, elles prenaient figure de
sociétés ouvrières de résistance à l'exploitation patronale. Plusieurs
participèrent au mouvement de la première Internationale. Mais la cassure se
produisit, inévitable, entre l'esprit conservateur des purs mutualistes,
adaptés à la société bourgeoise, et les novateurs qui voulaient pousser le
mouvement à sa conclusion logique, sociale. Ce fut la lutte, la grande lutte
des premières années du régime républicain entre le mutuellisme et le
syndicalisme. Le syndicalisme finit par se séparer complètement du mutuellisme,
et prendre le caractère combatif et révolutionnaire de la C. G. T.
d’avant-guerre. Le mutuellisme, privé des éléments turbulents et batailleurs,
devint de plus en plus conservateur et embourgeoisé, et ce fut la mutualité que
nous connaissons aujourd'hui. Il est pourtant encore bien des coins, de petits
centres, où l'on retrouve les mêmes éléments dans le syndicat et la société
mutuelle. Il existe aussi bien des syndicats où l'on pratique la mutualité, et
même où c'est l'élément essentiel de l'organisation. Ce sont d’ailleurs les
plus arriérés au point de vue « idéal social », les plus bornés, les plus
corporatifs, les moins subversifs, en un mot les plus sages. En effet, les
dirigeants ont une crainte naturelle de voir dilapider les réserves accumulées,
dans une bataille dont on ignore, à l'avance, la durée et l'issue. Cette
évolution de la mutualité vers le conservatisme social n'est d'ailleurs pas
spéciale à ce mouvement. La coopération a suivi le même chemin, et une
importante fraction du mouvement syndical prend la même voie. En vieillissant,
les mouvements s'assagissent. Ce sont des vieux qui sont à la tête ; ils ont pu
avoir leur période juvénile et ardente, mais ils ont évolué avec l'âge, et
surtout avec les titres, la hiérarchie, et, quelquefois, les profits. La
mutualité n'est plus guère qu'une forme de l’assurance. Au lieu que ce soient
des capitalistes formant une société pour assurer contre l'incendie, le vol,
les sinistres, la mortalité du bétail, etc., etc., en se faisant verser des
primes et en répartissant chichement et avec toutes les ruses du maquis
judiciaire, ce qu'elles doivent aux assurés, ce sont ces derniers qui forment,
théoriquement, une assurance mutuelle, une mutualité qu'ils dirigent eux-mêmes
ou sont censés diriger, Les primes s'appellent alors cotisations, et les
indemnités pour maladies, accouchements, accidents, ou vieillesse, se dénomment
secours, prestations ou pensions de retraites. Le mouvement mutualiste est très
puissant, quoiqu'en pensent beaucoup de camarades. En France, en 1853, il y
avait 2.095 sociétés mutuelles diverses, avec 289.000 membres. La progression a
été constante et continue. En 1928, il y avait 20.200 sociétés, avec 5.300.000
membres. Il est vrai d'avouer que, si ces chiffres sont impressionnants, celui
des cotisations et des secours l'est beaucoup moins, puisqu'en cette année
1928, les sociétaires ont payé environ 300 millions de cotisations et ont reçu
205 millions de secours, ce qui ne fait pas gros par tête d'adhérent. Le
mouvement mutualiste est également très puissant dans certains pays :
Grande-Bretagne, Suisse, Belgique, Pays germaniques et anglo-saxons. Les
peuples latins sont beaucoup moins mutualistes. Les assurances sociales, qui
existent actuellement (1931) dans une trentaine de nations, ont
considérablement transformé la mutualité. En certains cas même, elles l'ont
tuée en tant que mouvement d'organisation libre et spontané. Les assurances
sociales sont, en somme, la mutualité décrétée obligatoire et placée sous la
direction totale ou sous le contrôle de l'Etat. Les cotisations sont perçues
obligatoirement comme une forme spéciale d'impôt, et les secours ou prestations
sont répartis par un organisme plus ou moins officiel. La mutualité devient en
un mot service public d'Etat. Je regrette, pour ma part, que la mutualité ait
perdu son caractère initial ; quelle ait évolué dans un sens de conservation
sociale, et qu’elle finisse par être absorbée par l'Etat. Dans son principe et
dans son essence, la mutualité aurait pu et aurait dû être la forme la plus
humaine, la plus pratique, et la plus libertaire de la solidarité. Elle est le
correctif indispensable à l'individualisme. Si l'on envisage, par anticipation,
une société où les humains travailleront, et vivront librement, soit
individuellement, soit en des groupements collectifs libres et fédérés, il faut
de toute évidence que la solidarité s'organise : pour les malades, les inaptes,
les accidentés, les vieux, etc., etc... Le valide d'aujourd'hui sera l’invalide
de demain. Or, le principe mutualiste apporte des solutions, des expériences,
des réponses qui peuvent concilier à la fois la plus grande liberté possible et
la solidarité la plus effective. Ce n'est pas le principe qui est mauvais,
c'est l’application qui en a été faite, c'est la déviation que lui a fait
supporter un milieu social comme celui dans lequel nous vivons. Je crois que la
formule de l'avenir est dans ces mots : libre association, libre coopération,
solidarité mutuelle garantissant à tous les moyens de vivre, quelle que soit
leur position du moment, Pour si mauvaise qu’elle nous apparaisse, l’expérience
mutualiste n'aura pas été inutile.
- Georges BASTIEN
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