XIV - Le travail ne se
laisse pas redéfinir.
Après des siècles de
dressage, l'homme moderne est tout simplement devenu incapable de concevoir une
vie au-delà du travail. En tant que principe tout puissant, le travail domine
non seulement la sphère de l'économie au sens étroit du terme, mais pénètre
l'existence sociale jusque dans les pores de la vie quotidienne et de
l'existence privée. Le " temps libre " (l'expression évoque déjà la
prison) sert lui-même depuis longtemps à consommer des marchandises pour créer
ainsi les débouchés nécessaires.
Mais par-delà même le devoir
de consommation marchande intériorisé et érigé en fin en soi, l'ombre du
travail s'abat sur l'individu moderne en dehors du bureau et de l'usine. Dès
qu'il quitte son fauteuil télé pour devenir actif, tout ce qu'il fait prend
aussitôt l'allure du travail. Le jogger remplace la pointeuse par le
chronomètre, le turbin connaît sa renaissance post-moderne dans les clubs de
gym rutilants et, au volant de leurs voitures, les vacanciers avalent du
kilomètre comme s'il s'agissait d'accomplir la performance annuelle d'un
routier. Même le sexe suit les normes industrielles de la sexologie et obéit à
la logique concurrentielle des vantardises de talkshows.
Si le roi Midas vivait
encore comme une malédiction le fait que tout ce qu'il touchait se transformait
en or, son compagnon d'infortune moderne, lui, a dépassé ce stade. L'homme du
travail ne se rend même plus compte qu'en assimilant toutes les activités au
modèle du travail, celles-ci perdent leurs qualités sensibles particulières et
deviennent indifférenciées. Bien au contraire : seule cette assimilation à
l'indifférenciation qui règne dans le monde marchand lui fait attribuer à ces
activités un sens, une justification et une signification sociale. Par exemple,
face à un sentiment tel que le deuil, le sujet de travail se trouve désemparé,
mais la transformation du deuil en " travail du deuil " fait de ce
" corps étranger émotionnel " une donnée connue dont on peut parler
avec autrui. Même les rêves sont déréalisés et indifférenciés en " travail
du rêve ", la dispute avec un être aimé en " travail relationnel
" et le contact avec les enfants en " travail éducatif ". Chaque
fois que l'homme moderne veut insister sur le sérieux de son activité, il a le
mot " travail" à la bouche.
L'impérialisme du travail se
traduit ainsi dans la langue de tous les jours. Nous sommes habitués à employer
le mot " travail " non seulement à tout va, mais aussi à deux niveaux
de signification différents. Depuis longtemps, le " travail " ne désigne
plus seulement (comme ce serait plus juste) la forme d'activité capitaliste
dans le turbin devenu sa propre fin, il est devenu synonyme de tout effort
dirigé vers un but, faisant ainsi disparaître ses traces.
Ce flou conceptuel prépare
le terrain à une critique aussi douteuse que courante de la société de travail,
critique qui opère à l'envers, c'est-à-dire en considérant l'impérialisme du
travail de façon positive. On va même jusqu'à accuser la société de travail de
ne pas encore assez dominer la vie avec sa forme d'activité propre, parce
qu'elle donnerait au concept de travail un sens " trop restreint "
qui excommunie moralement le " travail individuel " ou l'"
auto-assistance " non rémunérée (le travail à la maison, l'aide entre
voisins, etc.) et qui n'admet comme " vrai " travail que le travail
salarié et commercialisable. Une réévaluation et une extension du concept de
travail sont censées faire disparaître cette fixation sur un aspect particulier
et les hiérarchisations qui en découlent.
Cette pensée ne vise donc
pas l'émancipation des contraintes dominantes, mais un simple rafistolage
sémantique. La conscience sociale est supposée conférer " réellement
" les lettres de noblesse du travail à des formes d'activité extérieures à
la sphère de production capitaliste et restées jusque-là inférieures : voilà
comment on compte résoudre la crise manifeste de la société de travail. Mais
l'infériorité de ces activités n'est pas seulement due à une certaine
conception idéologique. Elle appartient à la structure fondamentale du système
de production marchande ; et ce ne sont pas de gentilles redéfinitions morales
qui pourront l'abolir.
Dans une société régie par
la production marchande comme fin en soi, seul ce qui est représentable sous
une forme monétaire peut passer pour une richesse réelle. Le concept de travail
ainsi déterminé irradie certes souverainement sur toutes les autres sphères,
mais seulement de manière négative, en montrant qu'elles dépendent de lui. Les
sphères extérieures à la production marchande restent ainsi nécessairement dans
l'ombre de la sphère de production capitaliste parce qu'elles ne s'intègrent
pas à la logique abstraite d'entreprise qui vise l'économie de temps - aussi et
surtout lorsqu'elles sont essentielles à la vie, comme le secteur d'activité
séparé (défini comme " féminin ") du foyer, de l'affection, etc.
À l'inverse d'une critique
radicale du concept de travail, l'extension moralisatrice de ce concept ne
voile pas seulement l'impérialisme social réel de l'économie marchande, mais
s'intègre également à merveille dans les stratégies autoritaires de la gestion
de la crise par l'État. Donner une " reconnaissance " sociale
également au " travail ménager " et aux activités du " tiers secteur
"(2) en en faisant du travail à part entière, cette revendication, apparue
dans les années 70, spéculait d'abord sur des transferts d'argent public. Mais
l'État, à l'époque de la crise, inverse les rôles en mobilisant l'élan moral de
cette revendication dans le sens du fameux " principe de subsidiarité
"(3), et contre les espoirs matériels mêmes que cette revendication
véhiculait.
Ce n'est pas l'autorisation
de pouvoir racler les marmites déjà quasi vides des finances publiques qui se
trouve au centre des louanges du " bénévolat " et du " service
citoyen ". Ces louanges vont plutôt servir de prétexte au repli social de
l'État, au programme de travail forcé en cours et à la lamentable tentative de
faire supporter le poids de la crise en priorité aux femmes. Les institutions
sociales officielles abandonnent leurs engagements sociaux et les remplacent
par un appel à la mobilisation aussi aimable que peu coûteux : il appartient
désormais à chacun de combattre la misère - la sienne et celle des autres - par
sa propre initiative et bien sûr en oubliant les revendications matérielles.
C'est ainsi qu'interprété faussement comme programme émancipateur, le fait de
jongler avec la définition de la toujours sacro-sainte notion du travail
favorise grandement l'État dans sa tentative de réaliser le dépassement du travail
salarié en liquidant le salaire et en conservant le travail sur la terre brûlée
de l'économie de marché. Cela prouve involontairement qu'aujourd'hui
l'émancipation sociale ne peut pas avoir pour contenu la revalorisation du
travail, mais seulement sa dévalorisation consciente.
"Des services simples et personnalisés peuvent, outre la prospérité
matérielle, faire croître également la prospérité immatérielle. Ainsi le
bien-être d'un client peut-il être augmenté lorsque des prestataires de
services effectuent à sa place un travail pénible qu'il aurait dû faire
lui-même. En même temps le bien-être des prestataires augmente quand leur
amour-propre croît à la suite de quelque activité. Rendre un service simple et
personnalisé vaut mieux pour le psychisme que de rester au chômage."
Rapport de la Commission sur
les questions d'avenir des États libres de Saxe et de Bavière, 1997
"Tiens-toi
fermement au savoir-faire qui fait ses preuves dans le travail ; car la nature
elle-même le confirme et y donne son consentement. Au fond, tu n'as guère
d'autre savoir-faire que celui qui est acquis par le travail, le reste n'est
qu'une hypothèse du Savoir."
Thomas Carlyle, Travailler
et non pas désespérer, 1843
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