Lignes est une collection dirigée Par Michel Surya
Article : La figure
Alzheimer par Paul Memmi
« Tel le foie qui
produit la bile, le cerveau produit toutes sortes de pensées. Il ne produit pas
naturellement des vérités, mais animalement de quoi s’adapter au monde. Quand
il échoue à livrer des solutions efficaces et convenables pour lui comme pour
la ruche, il se fait une image des choses, ou plus précisément des causes,
conforme à ses propres schémas biscornus. Alors il tourne à vide, pour
lui-même. Il persiste à exister dans son petit confort racorni où il consomme
jalousement tout ce qu’il peut de sucre et d’électricité.
Mon père est très vieux.
Avant qu’il ne me concède de l’hospitaliser (je me demande encore par quel
miracle – l’amour, toujours ?), il vivait entouré d’un nombre effarant de
respirateurs et de médicaments qu’un médecin vénal ne cessait d’augmenter. Il
titube avec un déambulateur au bruit de casserole et aux deux roues voilées, il
ne peut plus se laver seul, son mépris pour tout ce qui sort d’une cuisine
vient de ce qu’il n’a quasiment plus de goût ni d’odorat. Il peste contre l’inévitable
désastre que provoquent ses moindres gestes. Cet homme solaire qui s’est fait
seul, qui avait le charme et la puissance, dépend à chaque instant de soignants
et d’auxiliaires de vie aux visages qui lui sont étrangers. Son corps tordu n’est
plus qu’humiliation, douleur et angoisse infinie (par quel organe m’annonceras-tu
ma mort aujourd’hui, alouette-alouette ?) Mais n’ayant jamais situé ses
pensées dans son corps, n’ayant jamais souffert d’ulcères ou de hernies, n’ayant
même jamais métaphorisé sur ce thème, il les croit, ses pensées, incorporelles,
incorruptibles et donc infaillibles, quelque chose comme supranaturelles. Qu’importe
son impotence physique, il crache tout ce qui lui passe par la tête comme hors
d’une bouche de la Vérité ».
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