jeudi 26 janvier 2023

Lignes N°32: Daniel Bensaid

 Lignes est une collection dirigée par Michel Surya

Article: Daniel Bensaid: la dialectique du temps et de la lutte     Par Stathis Kouvélakis


"La politique prime l'histoire veut dire que l'histoire ne fait rien, pour parler comme Marx, qu'elle n'est pas l'équivalent d'un dieu laic. Il n'y a donc pas de jugement dernier: en histoire, le succès ou l'échec ne disent rien de la vérité d'une action. La défaite des révolutions du XX° siècles n'est pas la fin de l'histoire. Car cette défaite même n'était pas une fatalité, elle est le résultat d'une lutte de tendances antagonistes. Dans l'histoire, il n'y a que des nécessaires relatifs et des possibles réels, qui sont des possibles contradictoires. Entre ces possibles, c'est la lutte qui décide. Son issue contient donc une part irréductible d'imprévisible, de contingent. la politique, c'est ce qui départage les possibles, c'est la décision qui fait du possible une nécessité de la situation car elle en transforme les coordonnées fondamentales. La politique qui change les choses à la racine, la politique révolutionnaire, doit accepter cette part de contingence, cette absence de garantie. C'est pourquoi elle s'apparente à un pari, qui prend le risque de l'échec pour pouvoir tracer une voie nouvelle.

C'est aussi pourquoi le temps de la politique est un temps complexe: c'est le temps court, celui de la décision, de l'instant où tout bascule. Lénine: pour une insurrection victorieuse, hier c'était trop tot, demain ce sera trop tard. mais c'est aussi le temps long, de l'action quotidienne, souvent ingrate, de la lente construction, où il faut résister et lutter à contre-courant. Le temps de la politique est celui de la "lente impatience", pour rependre le titre de l'ouvrage autobiographique de Bensaid. Le paradoxe de la formule indique justement que ces deux dimensions renvoient l'une à l'autre dans le jeu même de leur différence, qu'elles forment une unité dialectique. Ainsi, le temps de l"'histoire n'est pas un temps linéaire, homogène, où, petit à petit, les choses se passent. C'est un temps inégal, polarisé, scandé de sauts et de catastrophes. Notre époque est régie par le temps du développement inégal et combiné d'un système social et économique, le capitalisme, qui s'est étendu à la planète entière. L'inégalité spatiale se combine ici à l'inégalité temporelle, celle des rythmes du capital dans les diverses formes de son cycle: temps de la production et de la circulation, temps linéaire de l'accumulation et temps disruptif des crises. c'est dans la pluralité des temps sociaux et l'hétérogénéité polarisée des espaces que se trouve la clé de la temporalité politique et stratégique: c'est dans le développement inégal du capitalisme en Russie, pour reprendre un exemple célèbre que se trouvait la possibilité d'une révolution victorieuse combinant un soulèvement paysan et une insurrection ouvrière.

mais si l'hétérogénéité et la discordance des temps ouvrent sur la possibilité de la rupture révolutionnaire, elles ouvrent également, et pour les mêmes raisons, sur la possibilité de la catastrophe. Lénine encore: "La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer". La catastrophe n'est pas certaine, elle ne surviendra que si...C'est dans les moments de crise exacerbée, généralisée, à la fois économique et politique, que cette proximité du désastre et de la rupture est la plus perceptible. ce sentiment de l'urgence a dominé toute la réflexion et l'action de Daniel Bensaid. c'est face à la catastrophe menaçante, écrit-il, que "surgit à nousveau la possibilité d'une persuasion par l'exemple, le besoin d'un nouveau lien entre le nécessaire et le possible". Daniel fut exactement cela: non pas une icône, mais cet exemple-là qui atteste que ce besoin d'un nouveau lien entre le nécessaire et le possible continue d'habiter notre présent et nos vies mêmes".

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