XVI - Le dépassement du
travail.
Contrairement à la lutte
d'intérêts catégoriels qui reste prisonnière de la logique du système, la
rupture avec les catégories du travail ne peut pas compter sur un camp social
tout fait et objectivement déterminé. Elle rompt avec les faux impératifs d'une
" seconde nature " : son exécution ne sera donc pas quasi
automatique, mais une " conscience " négatrice - un refus et une
révolte sans l'appui d'une quelconque " loi de l'histoire ". Le point
de départ de cette rupture ne peut pas être un nouveau principe abstraitement
universel, mais seulement le dégoût qu'éprouve l'individu face à sa propre
existence en tant que sujet de travail et face à la concurrence, ainsi que le
refus catégorique de devoir continuer à survivre ainsi à un niveau toujours
plus misérable.
Malgré sa suprématie
absolue, le travail n'est jamais parvenu à effacer tout à fait la répulsion à
l'égard des contraintes qu'il impose. À côté de tous les fondamentalismes
régressifs et de toute la folie concurrentielle engendrée par la sélection
sociale, il existe aussi un potentiel de protestation et de résistance. Le
malaise dans le capitalisme existe massivement, mais il est refoulé dans la
clandestinité socio-psychique, où il n'est pas sollicité. C'est pourquoi il
faut créer un nouvel espace intellectuel libre où l'on puisse penser l'impensable.
Il faut briser le monopole de l'interprétation du monde détenu par le camp du
travail. La critique théorique du travail joue ici le rôle d'un catalyseur.
Elle doit combattre de manière frontale les interdits de pensée dominants et
énoncer aussi ouvertement que clairement ce que personne n'ose savoir, mais que
beaucoup ressentent : la société de travail est arrivée à sa fin ultime. Et l
n'y a aucune raison de regretter son trépas.
Seule une critique du
travail, nettement formulée et accompagnée du débat théorique nécessaire, peut
créer ce nouveau contre-espace public, condition indispensable pour que se
constitue un mouvement social pratique contre le travail. Les querelles internes du camp du
travail se sont épuisées et deviennent toujours plus absurdes. Il est d'autant
plus urgent de redéfinir les lignes de conflit social sur lesquelles peut se
sceller un pacte contre le travail.
Il s'agit donc d'esquisser
les objectifs qui sont possibles pour un monde qui aille au-delà du travail. Le
programme contre le travail ne se nourrit pas d'un corpus de principes
positifs, mais de la force de la négation. Si, pour les hommes, l'instauration
du travail est allée de pair avec une vaste expropriation des conditions de
leur propre vie, alors la négation de la société de travail ne peut reposer que
sur la réappropriation par les hommes de leur lien social à un niveau
historique plus élevé. Les ennemis du travail aspireront donc à la formation de
fédérations mondiales d'individus librement associés qui arracheront à la
machine du travail et de la valorisation tournant à vide les moyens d'existence
et de production et en prendront les commandes. Seule la lutte contre la
monopolisation de toutes les ressources sociales et des potentiels de richesse
par les puissances aliénantes du marché et de l'État permet de conquérir les
espaces sociaux de l'émancipation.
Cela implique aussi de
combattre la propriété privée d'une manière nouvelle. Jusqu'à présent, la
gauche ne considérait pas la propriété privée comme la forme juridique du
système de production marchande, mais uniquement comme le mystérieux pouvoir
subjectif que les capitalistes auraient de " disposer " des
ressources. Ainsi a pu naître l'idée absurde de vouloir dépasser la propriété
privée sur le terrain même de la production marchande. En général, la propriété
d'État (" nationalisation ") apparaissait donc comme le contraire de
la propriété privée. Mais l'État n'est que la communauté coercitive extérieure
ou l'universalité abstraite des producteurs de marchandises socialement
atomisés. Et par conséquent la propriété d'État n'est qu'une forme dérivée de
propriété privée — peu importe qu'elle soit affublée ou non de l'adjectif
" socialiste ".
Avec la crise de la société
de travail, la propriété privée devient aussi obsolète que la propriété d'État,
car ces deux formes de propriété présupposent le procès de valorisation. Voilà
pourquoi les moyens matériels qui leur correspondent sont en friche et mis sous
séquestre. Et les employés de l'État, des entreprises ou de l'appareil
judiciaire veillent jalousement à ce que cela reste ainsi et que les moyens de
production pourrissent plutôt que de servir à un autre but. La conquête des
moyens de production par les associations libres contre la gestion coercitive
de l'État et de l'appareil judiciaire ne peut donc avoir qu'une signification :
les moyens de production ne seront plus mobilisés dans le cadre de la
production marchande pour approvisionner des marchés anonymes.
La discussion directe,
l'accord et la décision commune des membres de la société sur l'utilisation
judicieuse des ressources remplaceront
la production marchande, tandis que se réalisera l'identité
socio-institutionnelle entre producteurs et consommateurs (impensable sous le joug
de la fin en soi capitaliste). Les institutions aliénées du marché et de l'État
seront remplacées par un réseau de conseils dans lequel, du quartier au monde
entier, les associations libres détermineront le flux des ressources en
fonction d'une raison sensible, sociale et écologique.
Ce ne sera plus la fin en
soi du travail et de l'" emploi " qui déterminera la vie, mais
l'organisation de l'utilisation judicieuse de possibilités communes, contrôlée
par l'action sociale consciente et non par quelque " main invisible "
automate. On s'appropriera la richesse produite directement en fonction des
besoins et non de la " solvabilité ". En même temps que le travail
disparaîtront ces universalités abstraites que sont l'argent et l'État. Les
nations séparées seront remplacées par une société mondiale qui n'aura plus
besoin de frontières : chaque homme pourra y circuler librement et solliciter
partout l'hospitalité.
La critique du travail est
une déclaration de guerre à l'ordre existant, elle ne vise pas à la création
d'espaces " protégés ", de niches, coexistant pacifiquement avec
l'ordre existant et ses contraintes. Le mot d'ordre de l'émancipation sociale
ne peut être que : Prenons ce dont nous avons besoin ! Ne courbons plus
l'échine sous le joug des marchés de l'emploi et de la gestion démocratique de
la crise ! La condition en est que de nouvelles formes d'organisations sociales
(associations libres, conseils) contrôlent les conditions de la reproduction à
l'échelle de toute la société. Cette revendication distingue radicalement les
ennemis du travail de tous les politiciens aménageurs de niches et de tous les
esprits bornés qui visent un socialisme alternatif à la sauce rouge-verte.
La domination du travail
divise l'individu. Elle sépare le sujet économique du citoyen, l'homme du
travail de l'homme du temps libre, ce qui est abstraitement public de ce qui
est abstraitement privé, la masculinité socialement instituée de la féminité
socialement instituée, et elle place les individus isolés devant leur propre
lien social comme devant quelque chose d'étranger qui les domine. Les ennemis
du travail aspirent au dépassement de cette schizophrénie grâce à
l'appropriation concrète du lien social par des hommes agissant de manière
consciente et autoréflexive.
"Le
travail est par nature l'activité asservie, inhumaine, asociale, déterminée par
la propriété privée et créatrice de la propriété privée. Par conséquent
l'abolition de la propriété privée ne devient une réalité que si on la conçoit
comme abolition du travail."
Karl Marx, À propos de
Friedrich List, "le Système national de l'économie politique", 1845
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