vendredi 13 août 2021

Réflexions sur la violence Georges Sorel

« Les idées qui ont cours chez les moralistes modernes viennent, pour une très notable partie, de la Grèce décadente; Aristote, vivant dans une époque de transition, combina des valeurs anciennes avec les valeurs qui devaient dominer de plus en plus ; la guerre et la production avaient cessé de préoccuper les gens les plus distingués des villes, qui cherchaient à s’assurer une douce existence ; il s’agissait surtout d’établir des rapports d’amitié entre des hommes bien élevés et la règle fondamentale sera donc de demeurer toujours dans un juste milieu: la nouvelle morale devra s’acquérir surtout par les habitudes que prendra le jeune Grec en fréquentant une société cultivée. On peut dire que nous sommes ici sur le terrain de la morale des consommateurs ; il ne faut pas s’étonner si les théologiciens catholiques trouvent encore la morale d’Aristote excellente, car ils se placent, eux aussi, au même point de vue des consommateurs. »

 

« Il n’y aurait jamais de grandes prouesses à la guerre, si chaque soldat, tout en se conduisant comme une individualité héroïque, prétendait recevoir une récompense proportionnée à son mérite. Quand on lance une colonne d'assaut, les hommes qui marchent en tête savent qu’ils sont envoyés à la mort et que la gloire sera pour ceux qui, montant sur leurs cadavres, entreront dans la place ennemie ; cependant ils ne réfléchissent point sur cette grande injustice et ils vont en avant. Lorsque dans une armée le besoin de récompenses se fait très vivement sentir, on peut affirmer que sa valeur est en baisse. Des officiers qui avaient fait les campagnes de la Révolution et de l’Empire, mais qui ne servirent sous les ordres directs de Napoléon que durant les dernières années de leur carrière, furent très étonnés de voir mener grand tapage autour de faits d’armes qui, au temps de leur jeunesse, fussent passés inaperçus : « J'ai été comblé d’éloges, disait le général Duhesme, pour des choses qui n’eussent pas été remarquées à l’armée de Sambre-et-Meuse. » [Lafaille, Mémoires sur les campagnes de Catalogne de 1808 à 1814, p. 336] Le cabotinage était poussé par Murat jusqu'au grotesque, et les historiens n'ont pas assez remarqué quelle responsabilité incombe à Napoléon dans cette dégénérescence du véritable esprit guerrier. Il était étranger à ce grand enthousiasme qui avait fait accomplir tant de merveilles aux hommes de 1794 ; il croyait qu'il lui appartenait de mesurer toutes les capacités et d'attribuer à chacun une récompense exactement proportionnée à ce qu'il avait accompli ; c'était déjà le principe saint-simonien qui entrait en pratique [Le charlatanisme des saints-simoniens fut aussi dégoûtant que celui de Murat ; d’ailleurs l’histoire de cette école est inintelligible quand on ne la rapproche pas des modèles napoléoniens.] et tout officier était incité à se faire valoir. Le charlatanisme épuisa les forces morales de la nation alors que les forces matérielles étaient encore très considérables ; Napoléon forma très peu d'officiers généraux distingués et fit surtout la guerre avec ceux que la Révolution lui avait légués ; cette impuissance constitue la plus absolue condamnation du système [Le général Donop insiste beaucoup sur l’insuffisance des lieutenants de Napoléon, qui obéissaient passivement à des ordres qu’ils ne cherchaient pas à comprendre et dont le maître surveillait minutieusement l’exécution (op. cit., pp. 28-29 et pp. 32-34). Dans une telle armée, tous les mérites étaient théoriquement égalisés et comportaient des mesures ; mais pratiquement les erreurs de mesure étaient innombrables.]. »

 

« Renan se demandait ce qui fait agir les héros des grandes guerres : « Le soldat de Napoléon se disait bien qu’il serait toujours un pauvre homme; mais il sentait que l’épopée à laquelle il travaillait serait éternelle, qu’il vivrait dans la gloire de la France. » Les Grecs avaient combattu pour la gloire ; les Russes et les Turcs se font tuer parce qu’ils attendent un paradis chimérique. « On ne fait pas le soldat avec la promesse des récompenses temporelles. Il lui faut l’immortalité. A défaut du paradis, il y a la gloire qui est aussi une espèce d’immortalité. » [Renan, Histoire du peuple d’Israël, tome IV, p. 191. - Renan rue semble avoir assimilé un peu légèrement la gloire et l'immortalité, il a été victime des figures de langage.] »

 

« On a souvent cité les plaisanteries que faisait, en 1796, Joseph de Maistre à propos des travaux de nos assemblées constituantes ; elles avaient voulu faire des lois « pour l’homme. Or, disait-il, il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu des Français, des Italiens, des Russes, etc. ; mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie ; s’il existe, c’est bien à mon insu... Une constitution qui est faite pour toutes les nations, n’est faite pour aucune : c’est une pure abstraction, une œuvre scolastique faite pour exercer l’esprit d’après une hypothèse idéale et qu’il faut adresser à l’homme, dans les espaces imaginaires où il habite. Qu’est-ce qu’une constitution ? N’est-ce pas la, solution du problème suivant ? Etant données la population, la religion, la situation géographique, les relations politiques, les richesses, les bonnes et les mauvaises qualités de chaque nation, trouver les lois qui lui conviennent ? » [Joseph De Maistre, Considérations sur la France, chap. IV ad finem. - Il y a une grande analogie entre la formule citée ici et le sous-titre de l’Esprit des lois : « Des rapports que les lois doivent avoir avec la constitution de chaque gouvernement, les mœurs, le climat, la religion, le commerce. »]. Les formules du trop spirituel écrivain reviennent à dire que les législateurs doivent être de leur pays et de leur temps ; il ne semble pas d’ailleurs que les hommes de la Révolution aient oublié cette vérité autant que le dit Joseph de Maistre ; on a souvent remarqué que dans les cas mêmes où ils affichaient la prétention de raisonner sur l’homme anhistorique, ils avaient, d’ordinaire, travaillé à satisfaire les besoins, les aspirations ou les rancunes des classes moyennes contemporaines ; tant de règles relatives au droit civil ou à l’administration n'auraient pas survécu à la Révolution si leurs auteurs eussent toujours navigué dans des espaces imaginaires, à la recherche de l’homme absolu. »

 

« Les Juifs voulurent restaurer Jérusalem, mais uniquement pour en faire une sorte de grand couvent consacré aux rites du Temple ; sur l’administration de Néhémie, Renan écrit : « C'est une Eglise qui se fonde ce jourlà à Jérusalem et non pas une cité. Une foule qu’on amuse avec des fêtes, des notables dont on flatte la vanité par des honneurs de processions, ne sont pas les éléments d’une patrie : l’aristocratie militaire est nécessaire. Le Juif ne sera pas un citoyen ; il demeurera dans les villes des autres. Mais, hâtons-nous de le dire, il y a dans le monde, autre chose que la patrie. » [Renan, loc. cit., p. 81] C’est précisément lorsqu'ils n'eurent plus de patrie que les Juifs arrivèrent à donner à leur religion une existence définitive; pendant le temps de l’indépendance nationale, ils avaient été très portés à un syncrétisme odieux aux prophètes ; ils devinrent fanatiquement adorateurs de Iahvé quand ils furent soumis aux païens. Le développement du code sacerdotal, les Psaumes dont l’importance théologique devait être si grande, le Second-Isaïe [Renan place ce livre avant le second Temple ; je suis l’opinion d’Isidore Loëb qui me semble plus vraisemblable.] sont de cette époque. Ainsi la vie religieuse la plus intense peut exister dans une Église qui vit sous le régime de l’indifférence [Le judaïsme montre, dans sa littérature postérieure à la ruine de l’indépendance, une si singulière indifférence pour l’Etat que Renan s’en étonne comme d’un paradoxe : « Toutes les moineries en sont là, dit-il. L’Eglise catholique, si dédaigneuse pour l’Etat, ne saurait vivre sans l’Etat. » op. cit., tome III, p. 427)]. Le catholicisme qui existe dans les pays protestants se contente fort bien de ce système : sa hiérarchie, ses professeurs et ses couvents sont bien peu encombrants ; il est quelque chose d’aussi minime politiquement qu’était le judaïsme dans le monde persan. Il en est bien autrement pour le catholicisme français, dont les chefs ont été, jusqu’à ces dernier temps, mêlés à trop d’affaires pour qu’ils puissent accepter facilement la transformation de leur activité suivant le plan que j'ai indiqué plus haut. Le droit d’ouvrir des maisons d’enseignement leur parait surtout important à maintenir; ils sont persuadés, en effet, qu’écoles primaires et collèges doivent être dirigés de manière à faire pénétrer dans toute l’instruction des fidèles des formules théologiques, qu'ils jugent propres à assurer la direction des âmes par le clergé; de là une ardente compétition entre l’Eglise et l’Etat. »

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