Yves Coleman : Tout d’abord merci d’avoir pris la peine de répondre à mes questions. Peux-tu me dire brièvement quel est ton itinéraire politique et personnel ?
Chris Crass : J’ai commencé à
militer au lycée quand j’avais 15 ans. Mon meilleur copain, Mike Rejniak, m’a
fait découvrir la politique et le punk rock. Nous avions un groupe au bahut qui
s’appelait l’United Anarchist Front (UAF, Front uni des anarchistes) et nous
distribuions des tracts, éditions un journal, et organisions des actions de
protestation contre les multinationales et contre la guerre. La guerre du Golfe
en 1991 et le tabassage de Rodney King par les flics de Los Angeles nous ont
beaucoup influencés. J’ai participé au mouvement étudiant dans le comté
d’Orange, dans la région. Nous étions un groupe multiracial dirigé par des
Latino-américain(e)s et nous luttions contre les droits d’inscription trop
élevés, pour que soit créé un département d’études sur les Chicanos (les
Mexicains-Américains) et pour les droits des immigrés. Au sein de l’UAF nous
avons organisé un atelier de discussion sur le sexisme dans notre groupe et
créé une section du mouvement Food Not Bombas. J’ai ensuite déménagé à San
Francisco où j’ai continué à militer avec Food Not Bombas. J’ai étudié la
science politique, l’histoire des femmes et les questions ethniques. Je me suis
consacré à Food Not Bombas pendant huit ans. J’ai participé à pas mal de
projets dans la communauté anarchiste de la baie de San Francisco. Des soirées
anars dans des cafés, des rassemblements anarchistes dans les manifs et du
travail avec d’autres groupes autour de la désobéissance civile.
En 1999 j’ai commencé à
travailler avec un groupe d’étude antiraciste rassemblant des militants blancs
pour la justice sociale. Sharon Martinas des CWS (Challenging White Supremacy
Workshops) l’avait mis sur pied et m’a invité à y participer. Après les grandes
manifs de Seattle, Sharon et moi avons décidé de créer des ateliers antiracistes
pour étudier pourquoi le mouvement pour la justice internationale, le mouvement
antimondialisation est composé majoritairement de Blancs. A Seattle, j’ai
vraiment été impressionné par la qualité et le niveau des interventions
politiques et j’ai réfléchi à l’importance d’avoir un mouvement efficace qui
soit fondé sur la participation de tous. Au sein de Food Not Bombs, nous avions
souvent discuté de nos besoins d’acquérir une formation politique ainsi que
certaines compétences mais nous n’avions jamais le temps. Beaucoup de groupes
se trouvent face au même dilemme. Beaucoup de gens, lorsqu’ils commencent à
militer, ont le même problème, mais personne n’a ni le temps ni la capacité de
leur apprendre comment construire un engagement durable pour le changement
social. Je pense à des groupes qui font partie du mouvement pour la justice
sociale, des groupes comme Food Not Bombs ou Earth First et les groupes
étudiants.
Dans le cadre de CWS, nous
avons créé un projet, l’ARGJ : Anti-Racism for Global Justice (Anti[1]racisme
pour une justice internationale). Nous organisons des ateliers de discussion
dans tout le pays avec des groupes d’étudiants, des groupes communautaires
locaux, avec la Ruckus Society et dans le cadre de congrès. Cette année, j’ai
travaillé avec STARC lors d’un stage d’été pour les militants étudiants.
Pendant huit semaines, les participants ont milité dans des groupes
communautaires locaux, ont participé à des ateliers contre l’oppression et ont
appris certaines techniques et compétences élémentaires pour apprendre à
organiser les autres et à diriger afin d’aider à construire le mouvement
étudiant. Dans le cadre d’ARJI nous nous intéressons surtout à la formation
politique, à l’apprentissage des capacités de direction, au travail de réseaux,
et c’est grosso modo l’essentiel de mon activité actuellement.
Je participe aussi à Colours
of Resistance (Couleurs de résistance), un réseau d’organisateurs antiraciste
dirigé par des femmes au Canada et aux Etats-Unis qui cherche à approfondir la
politique antiraciste dans le mouvement pour une justice internationale et à
soutenir la direction des éléments radicaux de couleur et des femmes dans ce
mouvement. Je travaille aussi avec un groupe antiraciste et antiguerre (Heads
Up ! Relevons la tête !) Et je participe à deux groupes de discussion composés
d’hommes qui étudient les privilèges masculins et le patriarcat et cherchent à
devenir des alliés efficaces du mouvement antisexiste.
Y.C.
Pourquoi ton texte fait-il systématiquement référence au terme de race ? Depuis
les années 50, grâce notamment au travail d’un groupe de scientifiques issus
des sciences humaines et des sciences dures, l’UNESCO a établi de façon
irréfutable que ce concept n’a aucune validité scientifique ? Pourquoi
l’extrême gauche américaine continue-t-elle à raisonner en ces termes ?
C.C. Lorsque je parle de race,
je ne lui donne aucun caractère scientifique, il s’agit pour moi d’une
catégorie socialement construite qui a un impact très réel sur la façon dont la
société est structurée et la façon dont le pouvoir fonctionne aux Etats-Unis.
J’ai discuté avec des militants blancs antiracistes européens et des
organisateurs de couleur en Europe et ils m’ont dit que le problème est aussi
crucial là-bas. L’histoire de la colonisation européenne est indissociable de
l’histoire de la suprématie blanche, du patriarcat et de l’exploitation
économique. La forteresse Europe, avec ses attaques actuelles contre les
immigrés et les réfugiés de couleur, est un bon exemple de la suprématie
blanche. Les rationalisations biologiques du concept de race sont bien sûr
totalement erronées. `
Mais les rapports de pouvoir
que les pseudos théories biologiques ont essayé de justifier dans le passé
continuent à se perpétuer, que la suprématie blanche ait ou non une base scientifique.
Howard Zinn explique très bien l’importance de la question de la race aux
Etats-Unis dans son livre sur L’histoire du peuple américain.
L’oppression des peuples de
couleur est inséparable des privilèges matériels et sociaux des peuples blancs.
Aux Etats-Unis les Blancs qui font partie de la classe des opprimés bénéficient
également de privilèges qui sont refusés aux Américains de couleur. Je peux
marcher tranquillement dans la rue sans craindre constamment d’être arrêté par
la police. En général les Blancs gagnent davantage d’argent que les gens de
couleur qui font le même boulot qu’eux. En tant que Blanc, j’ai été éduqué dans
l’idée que mon expérience avait une valeur universelle. En tant que militant,
si je ne remets pas en cause cette conception je serai conduit à avoir des
attitudes racistes. Blanc vivant dans une société qui défend la suprématie
blanche, je bénéficie du racisme et le perpétue. En tant qu’antiraciste j’ai le
choix : je peux lutter contre le racisme dans la société où je vis, tout en
continuant personnellement à bénéficier du racisme et à le perpétuer. C’est
pourquoi il s’agit à la fois d’un processus de transformation individuelle et
d’une transformation sociale. Ne jamais parler de race, être « color-blind »
(ne pas vouloir voir les couleurs), c’est nier la réalité. Les gens de couleur
ne peuvent pas se permettre ce luxe lorsqu’ils sont harcelés par la police à
cause de la couleur de leur peau. Si je nie la réalité, cela nuit à mon
activité militante et sape mon travail pour la libération sociale. Bien sûr, je
souhaite que l’on n’utilise plus des catégories comme celle de Blanc, de Noir,
etc., mais ce n’est pas un choix que je peux faire tout seul, cela fait partie
de la lutte pour un monde nouveau et proclamer je ne vois pas différences entre
les gens ne sert à rien. C’est comme si un riche capitaliste claironnait
partout qu’il ne croit pas en l’existence des classes sociales. Eh bien, tant
mieux pour lui, mais qu’en est-il des ouvriers ou des pauvres ? Ont-ils le
choix eux de ne plus subir les effets de la domination de classe ?
Y.C.
Quelle différence établis-tu entre un organisateur et un militant ?
C.C.: Je me considère à la
fois comme un militant et un organisateur. Le militant se concentre sur un
objectif particulier ; il cherche à éduquer et organiser les gens autour d’un
problème spécifique. Un organisateur, lui, aide les autres à développer leur
analyse du monde, leur vision d’un monde meilleur, les talents et la stratégie
nécessaire pour lutter contre l’injustice et la libération de l’humanité. Un
organisateur réfléchit à la façon de construire un mouvement et d’impliquer les
gens pour qu’ils réalisent des changements sociaux dans toute une série de
domaines.
Y.C.
: Un organisateur est donc un petit dirigeant, ce que les léninistes appellent
un « cadre » de l’organisation ?
C.C. : En tant qu’anarchiste
je pense qu’il est fondamental de soutenir et développer une direction. Oui, un
organisateur est une sorte de petit dirigeant, à la différence que son objectif
est d’aider à créer d’autres dirigeants. Ella Baker, une organisatrice du
mouvement des droits civiques aux Etats-Unis a beaucoup à apprendre aux
anti-autoritaires sur la façon de construire des organisations et de construire
un pouvoir du peuple afin que les gens puissent réellement avoir un mot à dire
sur la façon dont la société fonctionne. Ella Baker dit que le principal rôle
d’un organisateur est d’aider les autres à trouver leur pouvoir en tant que
dirigeants. Pour moi, en tant qu’organisateur, je veux que le maximum de
personnes ait leur mot à dire sur la façon dont le mouvement fonctionne, afin
de poser des jalons en direction d’une société démocratique fondée sur la
participation de tous. De plus, cette direction doit être exercée par les
communautés opprimées, les femmes, les gens de couleur, les homosexuels et les
lesbiennes, la classe ouvrière. Etant un Blanc, un petit-bourgeois et un homme,
je consacre la plus grande partie de mon temps à lutter contre le racisme parmi
les Blancs, le sexisme chez les hommes, et je me préoccupe des conséquences de
ma position sociale sur mon activité militante. Les femmes, les gens de
couleur, les homosexuel(le)s ont joué un rôle historique important dans les
mouvements de gauche. La suprématie blanche, le patriarcat et le capitalisme
attaquent cette direction en faisant croire aux militants blancs, aux hommes,
aux petits-bourgeois et aux hétérosexuels qu’ils sont des dirigeants naturels,
ce qui fait que les communautés opprimées se retrouvent marginalisées. Mon
travail d’organisateur consiste aussi à amener des gens aux manifs, à faire du
phone-banking et à tenir des réunions.
Y.C.
: Qu’est-ce le phone-banking ?
C.C. : C’est le fait d’appeler
beaucoup de gens au téléphone pour les inviter à participer à une réunion, une
manifestation, etc., et/ou les aider à se porter volontaire pour une action. Tu
as une liste de 200 personnes que tu veux appeler pour la prochaine manif
contre la guerre. Tu divises cette liste entre plusieurs personnes, de telle
sorte que chacun donnera seulement20 ou 30 coups de fil. On t’envoie beaucoup
d’e-mails mais c ‘est aussi sympa de recevoir un coup de téléphone de quelqu’un
qui t’invite à une manif ou te rappelle qu’une réunion importante se tient le
lendemain.
Y.C.
: Pourquoi les dirigeants blancs se sentent-ils menacés par les dirigeants des
autres communautés ?
C.C. : Les Blancs ont toujours
sapé la direction des peuples de couleur et ce de différentes façons. Souvent,
les militants blancs ignorent le travail d’organisation mené dans les
communautés de couleur ou ne reconnaissent pas sa valeur. En général, les
militants blancs minimisent le pouvoir de la suprématie blanche. Je travaille
avec un groupe qui s’appelle Challenging White Supremacacy Workshops (Ateliers
pour lutter contre la suprématie blanche) et nous définissons la suprématie
blanche comme « un système d’exploitation et d’oppression des continents, des
nations et des peuples de couleur par les peuples blancs et les nations du
continent européen, système historique qui se perpétue à travers de multiples
institutions ; son objectif est de maintenir et de défendre un système de
richesses, de pouvoir et de privilèges ». Nous ne croyons absolument pas en la
notion de race définie comme une catégorie biologique, mais nous la relions à
la façon dont le pouvoir opère dans la société. Si moi, un militant blanc, je
minimise la suprématie blanche, alors je minimise aussi mon analyse du pouvoir
et j’aurai du mal à comprendre les luttes dans les communautés de couleur. De
même, si je minimise le développement historique et institutionnel du
patriarcat, j’aurai du mal à comprendre mes propres privilèges en tant qu’homme
et l’importance de soutenir la direction des femmes.
Y.C.
Pourquoi les militants blancs ont-ils une si mauvaise réputation, notamment en ce
qui concerne leur incapacité à mener des tâches pratiques ?
C.C. Aux Etats-Unis, les
Blancs, particulièrement les anarchistes et les anti-autoritaires ont la
réputation de ne pas être fiables. Au cours de l’histoire des Etats-Unis, les
militants blancs ont très souvent abandonné des luttes dirigées par des gens de
couleur. Dans le mouvement ouvrier, par exemple, des syndicats dirigés par des
Blancs ont souvent signé des contrats ou des accords qui excluaient des
travailleurs de couleur. Aujourd’hui encore, il arrive souvent que des
militants blancs s’engagent dans une activité pendant un an ou deux, puis
arrêtent complètement de militer. Les anarchistes blancs ont cette réputation
parce qu’ils entreprennent souvent des actions sans considérer l’impact qu’il
aura sur d’autres gens. Ainsi, par exemple, lorsque l’on jette des pavés dans
une vitrine pendant une manif. Si des immigrés sans papiers participent à la
manif, ils risquent d’être expulsés si la police les arrête. Etre responsable,
attentif aux autres, c’est tout simplement faire ce que vous avez promis de
faire. C’est important de respecter ces principes si l’on veut construire un
mouvement et les militants blancs ont la réputation de ne pas être sérieux.
Y.C.
: Dans ton texte tu emploies à plusieurs reprises le terme de responsabilité
(accountability) ? Peux-tu le définir ?
C.C. : Quand je parle de la
responsabilité, je pense à deux niveaux différents. Le premier, signifie tout
simplement faire ce que l'on s’est engagé à faire et accepter d'être critiqué
et de rendre des comptes si l'on ne tient pas sa parole. Quand on s'engage à
faire une tâche en vue d'une réunion ou que l'on déclare qu'on sera présent à
telle heure, par exemple. Cela ne veut pas dire que l'on doit être parfait ou
que l’on ne peut jamais être en retard, mais que l'on doit s'efforcer d'être
responsable les uns envers les autres et de mettre en application ce que l'on a
collectivement accepté de faire.
A un second niveau, la
responsabilité, pour moi en tant que Blanc antiraciste ou en tant qu'homme ou
petit-bourgeois luttant pour l'abolition du capitalisme, c'est de m'intéresser
à la direction des fractions radicales des opprimés pour m'aider à déterminer
et évaluer les actions que j'entreprends.
En dernière analyse, je dois
être responsable des actions que j'entreprends et de la politique que je
soutiens et je pense que c'est une bonne chose. Cependant, la responsabilité
signifie penser à la façon dont les autres sont touchés par mes actions et
comment mes actions contribuent à la construction du mouvement ou lui nuisent.
Pour me développer en tant que dirigeant je dois reconnaître que mon combat
fait partie d'une lutte multidimensionnelle pour la libération menée par des
mouvements dirigés par des ouvriers et des pauvres, des queer, des femmes, des
gens de couleur et des peuples indigènes.
(1)Pour Chris Crass un radical
désigne « une personne qui lutte contre les racines mêmes de l'oppression et
pour un changement complet du système social ». J’ai traduit tantôt par «
révolutionnaire », tantôt par « d’extrême gauche », etc., mais évidemment on
peut aussi traduire par « gauchiste » ou « contestataire », selon le contexte
et selon ses positions politiques. Le lecteur tranchera.
(2) Selon Chris Crass, « Le
mot queer, aux Etats-Unis, désigne les homosexuels, les lesbiennes, les
bisexuels, tous les gens qui sont nés biologiquement avec un sexe d'homme et se
considèrent comme des femmes et vice versa, tous ceux qui considèrent qu'ils
appartiennent à plusieurs genres, qu'ils sont tantôt des hommes, tantôt des
femmes, ceux qui ne se considèrent pas comme des hétérosexuels et ont une
sexualité et un genre complexes et qui restent à conceptualiser. Queer est un
terme utilisé par l’extrême gauche américaine pour désigner plusieurs
identités, et ce concept s'oppose à l'hétérosexisme et au système binaire des
genres. »
Je te recommande de lire le
livre que la féministe française Colette Guillaumin "Racism, Sexism, Power
and Ideology". Elle décrit comment l’immigration a changé la politique en
France et comment l’extrême gauche française a besoin d’une politique féministe
et antiraciste si elle veut faire progresser la lutte pour le changement
social.
Y.C.
: Certaines organisations antiguerre s’intéressent-elles à la classe ouvrière
américaine ?
CC. : La propagande
anti-guerre dans la classe ouvrière se mène de plusieurs façons. Certains
syndicalistes ont réussi à faire participer leurs organisations à des
coalitions contre la guerre, en menant un travail d’éducation dans leurs
syndicats et en essayant d’amener des adhérents aux manifs anti-Guerre. Sabina
Virgo, présidente d’un syndicat de travailleurs de la santé qui compte 2 000
membres en Californie a été très active sur ce terrain. Elle a écrit des
analyses pour les membres de son syndicat afin de leur faire comprendre le lien
qui existe entre les préparatifs actuels de guerre et les coupes dans le budget
des services sociaux qui ont un impact direct, et désastreux, sur leurs
conditions de travail. Elle a aussi pris la parole dans de nombreux meetings et
manifs contre la guerre. De plus, de nombreuses personnes effectuent un
travail, à travers les Etats-Unis, dans les communautés immigrées : en
défendant les droits civiques, en dénonçant les attaques contre les immigrés,
elles s’efforcent de lier ces questions à la guerre menée contre les
travailleurs à l’étranger comme ici. Dans les communautés de couleur, de façon
plus générale, les organisations de travailleurs qui s’intéressent aux droits
sociaux, au logement, à la qualité de l’éducation essayent de lier ces luttes
pour la justice économique au combat contre l’impérialisme et la guerre. Ceux
qui lisent l’anglais pourront trouver de nombreuses informations et analyses à
ce sujet sur le site Internet war-times.org.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire