« Dans les pays où
subsiste encore aujourd’hui l’ancienne économie familiale, parcimonieuse et
ennemie de la spéculation, l’appréciation relative des actes de brutalité et
des actes de ruse n’a pas suivi la même évolution qu’en Amérique, qu’en
Angleterre, qu’en France ; c’est ainsi que l’Allemagne a conservé beaucoup
d’usages de l’ancien temps [Il faut noter qu’en Allemagne il y a tellement de
juifs dans le monde des spéculateurs que les idées américaines éprouvent une
difficulté particulière à se répandre. Le spéculateur apparaît au plus grand
nombre comme étant un étranger qui pille la nation.] et qu’elle ne ressent
point la même horreur que nous pour les punitions brutales ; celles-ci ne lui semblent
point, comme à nous, propres aux classes les plus dangereuses. Il n’a pas
manqué de philosophes pour protester contre un tel adoucissement des jugements
; d’après ce que nous avons rapporté plus haut de Hartmann, nous devons nous
attendre à le rencontrer parmi les protestataires : « Nous sommes déjà, dit-il
près du temps où le vol et le mensonge que la loi condamne, seront méprisés
comme des fautes vulgaires, comme une maladresse grossière, par les adroits
filous qui savent respecter le texte de la loi, tout en violant le droit
d’autrui. J’aurais assurément mieux aimé, pour mon compte, vivre parmi les
anciens Germains, au risque d’être tué à l’occasion, que d’être obligé, dans
nos cités modernes, de tenir chaque homme comme un escroc ou un coquin, tant
que je n’ai pas de preuves évidentes de sa probité. » [Hartmann, loc. cit., p.
465] »
«Je ne crois pas me tromper en
disant que cette tactique de partisans de l’Eglise a été la cause principale de
toutes les mesures que nous voyons prendre contre le catholicisme depuis 1901 :
la bourgeoisie libérale n’aurait jamais accepté ces mesures si elle n’avait été
encore sous l’influence de la peur qu’elle avait ressentie durant l'affaire
Dreyfus ; le grand argument que Clemenceau a employé pour exciter ses troupes au
combat contre l’Eglise, était celui de la peur: il ne cessait de dénoncer le
péril que la faction romaine faisait courir à la République : les lois sur les
congrégations, sur l’enseignement, sur le régime des Eglises ont été faites en
vue d’empêcher le parti catholique de reprendre les allures belliqueuses qu’il
avait eues et qu’Anatole France rapprochait si souvent de celles de la Ligue :
ce sont des lois de peur. Beaucoup de conservateurs ont si bien senti cela
qu’ils ont vu, avec déplaisir, les résistances opposées récemment aux
inventaires des églises ; ils ont estimé que l’emploi des bandes d’apaches
pieux devait avoir pour résultat de rendre la classe moyenne plus hostile à
leur cause [Dans la séance du Conseil municipal de Paris en date du 26 mars 1906,
le préfet de police a dit que la résistance fut organisée par un comité
siégeant 86, rue de Richelieu qui embauchait des apaches pieux à raison de 3 à
4 francs par jour. Il a prétendu que 52 curés de Paris lui avaient promis soit
de faciliter les inventaires, soit de se contenter d'une résistance passive. Il
a accusé les politiciens catholiques d’avoir forcé la main du clergé.] ; on n’a
pas été peu surpris de voir Brunetière, qui avait été un des admirateurs des
apaches antidreyfusards, conseiller la soumission ; c’est que l’expérience
l’avait éclairé sur les conséquences de la violence. Les associations qui
opèrent par la ruse ne provoquent point de telles réactions dans le publie ; au
temps de la République cléricale, la Société de Saint-Vincent-de-Paul était une
belle officine de surveillance sur les fonctionnaires de [out ordre et de tout
grade ; il ne faut donc pas s’étonner si la francmaçonnerie a pu rendre au
gouvernement radical des services identiques à ceux que la philanthropie
catholique avait rendus aux gouvernements antérieurs. L’histoire des affaires
récentes de délation a montré, d’une manière très claire, quel était
définitivement le point de vue du pays. »
« Ce sont là des vieux
platoniques ; aucune expérience historique ne permet de supposer que l'on
puisse faire fonctionner une démocratie, dans un pays capitaliste, sans les
abus criminels que l’on constate aujourd’hui partout. »
« Waldeck-Rousseau, sans
être un très profond voyant, était assez perspicace pour comprendre le danger
qui pouvait menacer la République opportuniste et assez cynique pour chercher
des moyens de défense dans une organisation politico-criminelle capable de
mater les conservateurs. Au temps de l’Empire, le gouvernement avait cherché à
diriger les sociétés de secours mutuels, de manière à être le maître des
employés et d’une partie des artisans ; plus tard, il avait cru possible de
trouver dans les associations ouvrières une arme capable de ruiner l’autorité
du parti libéral sur le peuple et d’effrayer les classes riches qui lui
faisaient une opposition acharnée depuis 1863. Waldeck-Rousseau s’inspirait de
ces exemples et espérait organiser parmi les ouvriers une hiérarchie placée
sous la direction de la police [J’ai signalé cela dans l’Ere nouvelle, mars
1894, p. 339]. Dans une circulaire du 25 août 1884, Waldeck Rousseau expliquait
aux préfets qu'ils ne devaient pas s’enfermer dans la fonction trop modeste de
gens chargés de faire respecter la loi ; ils devaient stimuler l’esprit
d’association, «aplanir sur sa route les difficultés qui ne sauraient manquer
de naître de l’inexpérience et du défaut d’habitude de cette liberté » ; leur
rôle serait d’autant plus utile et plus grand qu’ils seraient parvenus à
inspirer davantage confiance aux ouvriers ; le ministre leur recommandait, en
termes diplomatiques, de prendre la direction morale du mouvement syndicat
[D’après le député socialiste Marius Devèze, le préfet du Gard a pris cette
direction du mouvement syndical sous le ministère Combes. (Etudes socialistes,
p. 323.) - Je trouve dans la France du Sud-Ouest (25 janvier 1904) une note
annonçant que le préfet de la Manche, délégué par le gouvernement, le
sous-préfet, le maire et la municipalité ont inauguré officiellement la Bourse
du Travail de Cherbourg.] : « Bien que l’administration ne tienne de la loi du
21 mars [1884] aucun rôle obligatoire dans la poursuite de [la solution des
grands problèmes économiques et sociaux], il n’est pas admissible qu’elle y
demeure indifférente et je pense que c’est un devoir pour elle d’y participer
en mettant à la disposition de tous les intéressés ses services et son
dévouement ». Il faudra agir avec beaucoup de prudence pour ne « pas exciter
des méfiances », montrer à ces associations ouvrières à quel point le
gouvernement s'intéresse à leur développement, les diriger « quand il s’agira
pour elles d’entrer dans la voie des applications ». Les préfets devaient se
préparer « à ce rôle de conseiller et de collaborateur dévoué par l’étude
approfondie de la législation et des organismes similaires existant en France
et à l’étranger ». En 1884, le gouvernement ne prévoyait nullement que les
syndicats pussent participer à une grande agitation révolutionnaire et la
circulaire parlait avec une certaine ironie du « péril hypothétique d’une
fédération antisociale de tous les travailleurs ». Aujourd’hui on serait assez
tenté de sourire de la naïveté d’un homme qu’on nous a si souvent présenté
comme le roi des malins ; mais pour se rendre compte de ses illusions, il faut
se reporter à ce qu’écrivaient les démocrates à cette époque. En 1887, dans la
préface à la troisième édition du Sublime, Denis Poulot, industriel
expérimenté, ancien maire du Xle arrondissement et gambettiste, disait que les
syndicats tueraient les grèves ; il croyait que les révolutionnaires étaient
sans influence sérieuse sur les ouvriers organisés et voyait dans l’école
primaire un moyen certain de faire disparaître le socialisme ; comme presque
tous les opportunistes de ce temps, il était beaucoup plus préoccupé des noirs
que des rouges. Yves Guyot lui-même ne semble pas avoir été beaucoup plus
perspicace que Waldeck-Rousseau ; car, dans sa Morale (1883), il regarde le
collectivisme comme étant seulement un mot ; il dénonce la législation
existante qui « a pour but d’empêcher les ouvriers de s’organiser pour vendre
leur travail au plus haut prix possible, pour débattre leurs intérêts », et il
s’attend à ce que les syndicats aboutiront « à organiser la vente du travail en
gros ». Les curés sont très violemment attaqués par lui et la famille Chagot
est dénoncée parce qu’elle force les mineurs de Montceau à aller à la messe [Y.
Guyot, Morale, p. 293, pp. 183-184, p. 122, p. 148 et p. 32]. Tout le monde
comptait alors sur l’organisation ouvrière pour détruire l’autorité du parti
clérical. »
« La révélation de ces
manœuvres nous montre que le ministère comptait sur les syndicats pour faire
peur aux conservateurs ; il devient dès lors facile de comprendre l’attitude
qu’il a eue durant plusieurs grèves : d’une part Waldeck Rousseau proclamait,
avec une force extraordinaire, la nécessité d’accorder la protection de la
force publique à un seul ouvrier qui voudrait travailler malgré les grévistes ;
et d’autre part il fermait, plus d’une fois, les yeux sur des violences ; c’est
qu’il avait besoin d’ennuyer et d'effrayer les progressistes [On peut se
demander si Waldeck-Rousseau n’a pas dépassé la mesure et ainsi lancé le
gouvernement dans une vole bien différente de celle qu’il désirait lui faire
prendre ; il me semble que la loi sur les associations n’eût pas été votée sans
la peur, mais il est certain que la rédaction en a été beaucoup plus
anticléricale que n'eût voulu son promoteur.] et qu’il entendait se réserver le
droit d’intervenir, par la force, le jour où ses intérêts politiques lui
commanderaient de faire disparaître tout désordre. Dans l’état précaire où
était son autorité dans le pays, il ne croyait pouvoir gouverner qu’en faisant
peur et en s’imposant comme un souverain arbitre des différends industriels
[Dans un discours du 21 juin 1907, Charles Benoist s'est plaint de ce que
l'affaire Dreyfus eût jeté du discrédit sur la raison d’Etat et conduit le
gouvernement à faire appel aux éléments de désordre pour faire de l’ordre.].
Transformer les syndicats en associations politico-criminelles servant
d’auxiliaires au gouvernement démocratique, tel fut le plan de Waldeck Rousseau
depuis 1884 ; les syndicats devaient jouer un rôle analogue à celui que nous
avons vu jouer aux Loges : celles-ci servant à faire l’espionnage des
fonctionnaires, ceux là étant destinés à menacer les intérêts des patrons peu
favorables à l’administration ; les francs-maçons étant récompensés par des
décorations et des faveurs accordées à leurs amis ; les ouvriers étant
autorisés à arracher à leurs patrons des suppléments de salaire. Cette
politique était simple et ne coûtait pas cher. Pour que ce système puisse
fonctionner convenablement, il faut qu’il y ait une certaine modération dans la
conduite des ouvriers ; non seulement la violence doit rester discrète, mais
encore les demandes ne doivent pas dépasser certaines limites. Il faut
appliquer ici les mêmes principes que pour les pots-de-vin touchés par les
politiciens : ceux-ci sont approuvés par tout le monde quand ils savent limiter
leurs exigences. Les gens qui sont dans les affaires savent qu’il y a tout un
art du pot-de-vin ; certains courtiers ont acquis une habileté toute
particulière pour l’appréciation des remises à offrir aux hauts fonctionnaires
ou aux députés qui peuvent faire aboutir une convention [Je suppose que personne
n’ignore qu’aucune affaire importante ne se traite sans pot-de-vin.]. Si les
financiers sont, presque toujours, obligés d’avoir recours aux bons offices de
spécialistes, à plus forte raison des ouvriers, nullement habitués aux usages
du monde, doivent-ils avoir besoin d’intermédiaires pour fixer la somme qu'ils
peuvent exiger de leurs patrons sans excéder des limites raisonnables. »
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