lundi 9 août 2021

Réflexion sur la violence de Georges Sorel

 

« Dans les pays où subsiste encore aujourd’hui l’ancienne économie familiale, parcimonieuse et ennemie de la spéculation, l’appréciation relative des actes de brutalité et des actes de ruse n’a pas suivi la même évolution qu’en Amérique, qu’en Angleterre, qu’en France ; c’est ainsi que l’Allemagne a conservé beaucoup d’usages de l’ancien temps [Il faut noter qu’en Allemagne il y a tellement de juifs dans le monde des spéculateurs que les idées américaines éprouvent une difficulté particulière à se répandre. Le spéculateur apparaît au plus grand nombre comme étant un étranger qui pille la nation.] et qu’elle ne ressent point la même horreur que nous pour les punitions brutales ; celles-ci ne lui semblent point, comme à nous, propres aux classes les plus dangereuses. Il n’a pas manqué de philosophes pour protester contre un tel adoucissement des jugements ; d’après ce que nous avons rapporté plus haut de Hartmann, nous devons nous attendre à le rencontrer parmi les protestataires : « Nous sommes déjà, dit-il près du temps où le vol et le mensonge que la loi condamne, seront méprisés comme des fautes vulgaires, comme une maladresse grossière, par les adroits filous qui savent respecter le texte de la loi, tout en violant le droit d’autrui. J’aurais assurément mieux aimé, pour mon compte, vivre parmi les anciens Germains, au risque d’être tué à l’occasion, que d’être obligé, dans nos cités modernes, de tenir chaque homme comme un escroc ou un coquin, tant que je n’ai pas de preuves évidentes de sa probité. » [Hartmann, loc. cit., p. 465] »

 

«Je ne crois pas me tromper en disant que cette tactique de partisans de l’Eglise a été la cause principale de toutes les mesures que nous voyons prendre contre le catholicisme depuis 1901 : la bourgeoisie libérale n’aurait jamais accepté ces mesures si elle n’avait été encore sous l’influence de la peur qu’elle avait ressentie durant l'affaire Dreyfus ; le grand argument que Clemenceau a employé pour exciter ses troupes au combat contre l’Eglise, était celui de la peur: il ne cessait de dénoncer le péril que la faction romaine faisait courir à la République : les lois sur les congrégations, sur l’enseignement, sur le régime des Eglises ont été faites en vue d’empêcher le parti catholique de reprendre les allures belliqueuses qu’il avait eues et qu’Anatole France rapprochait si souvent de celles de la Ligue : ce sont des lois de peur. Beaucoup de conservateurs ont si bien senti cela qu’ils ont vu, avec déplaisir, les résistances opposées récemment aux inventaires des églises ; ils ont estimé que l’emploi des bandes d’apaches pieux devait avoir pour résultat de rendre la classe moyenne plus hostile à leur cause [Dans la séance du Conseil municipal de Paris en date du 26 mars 1906, le préfet de police a dit que la résistance fut organisée par un comité siégeant 86, rue de Richelieu qui embauchait des apaches pieux à raison de 3 à 4 francs par jour. Il a prétendu que 52 curés de Paris lui avaient promis soit de faciliter les inventaires, soit de se contenter d'une résistance passive. Il a accusé les politiciens catholiques d’avoir forcé la main du clergé.] ; on n’a pas été peu surpris de voir Brunetière, qui avait été un des admirateurs des apaches antidreyfusards, conseiller la soumission ; c’est que l’expérience l’avait éclairé sur les conséquences de la violence. Les associations qui opèrent par la ruse ne provoquent point de telles réactions dans le publie ; au temps de la République cléricale, la Société de Saint-Vincent-de-Paul était une belle officine de surveillance sur les fonctionnaires de [out ordre et de tout grade ; il ne faut donc pas s’étonner si la francmaçonnerie a pu rendre au gouvernement radical des services identiques à ceux que la philanthropie catholique avait rendus aux gouvernements antérieurs. L’histoire des affaires récentes de délation a montré, d’une manière très claire, quel était définitivement le point de vue du pays. »

 

« Ce sont là des vieux platoniques ; aucune expérience historique ne permet de supposer que l'on puisse faire fonctionner une démocratie, dans un pays capitaliste, sans les abus criminels que l’on constate aujourd’hui partout. »

 

« Waldeck-Rousseau, sans être un très profond voyant, était assez perspicace pour comprendre le danger qui pouvait menacer la République opportuniste et assez cynique pour chercher des moyens de défense dans une organisation politico-criminelle capable de mater les conservateurs. Au temps de l’Empire, le gouvernement avait cherché à diriger les sociétés de secours mutuels, de manière à être le maître des employés et d’une partie des artisans ; plus tard, il avait cru possible de trouver dans les associations ouvrières une arme capable de ruiner l’autorité du parti libéral sur le peuple et d’effrayer les classes riches qui lui faisaient une opposition acharnée depuis 1863. Waldeck-Rousseau s’inspirait de ces exemples et espérait organiser parmi les ouvriers une hiérarchie placée sous la direction de la police [J’ai signalé cela dans l’Ere nouvelle, mars 1894, p. 339]. Dans une circulaire du 25 août 1884, Waldeck Rousseau expliquait aux préfets qu'ils ne devaient pas s’enfermer dans la fonction trop modeste de gens chargés de faire respecter la loi ; ils devaient stimuler l’esprit d’association, «aplanir sur sa route les difficultés qui ne sauraient manquer de naître de l’inexpérience et du défaut d’habitude de cette liberté » ; leur rôle serait d’autant plus utile et plus grand qu’ils seraient parvenus à inspirer davantage confiance aux ouvriers ; le ministre leur recommandait, en termes diplomatiques, de prendre la direction morale du mouvement syndicat [D’après le député socialiste Marius Devèze, le préfet du Gard a pris cette direction du mouvement syndical sous le ministère Combes. (Etudes socialistes, p. 323.) - Je trouve dans la France du Sud-Ouest (25 janvier 1904) une note annonçant que le préfet de la Manche, délégué par le gouvernement, le sous-préfet, le maire et la municipalité ont inauguré officiellement la Bourse du Travail de Cherbourg.] : « Bien que l’administration ne tienne de la loi du 21 mars [1884] aucun rôle obligatoire dans la poursuite de [la solution des grands problèmes économiques et sociaux], il n’est pas admissible qu’elle y demeure indifférente et je pense que c’est un devoir pour elle d’y participer en mettant à la disposition de tous les intéressés ses services et son dévouement ». Il faudra agir avec beaucoup de prudence pour ne « pas exciter des méfiances », montrer à ces associations ouvrières à quel point le gouvernement s'intéresse à leur développement, les diriger « quand il s’agira pour elles d’entrer dans la voie des applications ». Les préfets devaient se préparer « à ce rôle de conseiller et de collaborateur dévoué par l’étude approfondie de la législation et des organismes similaires existant en France et à l’étranger ». En 1884, le gouvernement ne prévoyait nullement que les syndicats pussent participer à une grande agitation révolutionnaire et la circulaire parlait avec une certaine ironie du « péril hypothétique d’une fédération antisociale de tous les travailleurs ». Aujourd’hui on serait assez tenté de sourire de la naïveté d’un homme qu’on nous a si souvent présenté comme le roi des malins ; mais pour se rendre compte de ses illusions, il faut se reporter à ce qu’écrivaient les démocrates à cette époque. En 1887, dans la préface à la troisième édition du Sublime, Denis Poulot, industriel expérimenté, ancien maire du Xle arrondissement et gambettiste, disait que les syndicats tueraient les grèves ; il croyait que les révolutionnaires étaient sans influence sérieuse sur les ouvriers organisés et voyait dans l’école primaire un moyen certain de faire disparaître le socialisme ; comme presque tous les opportunistes de ce temps, il était beaucoup plus préoccupé des noirs que des rouges. Yves Guyot lui-même ne semble pas avoir été beaucoup plus perspicace que Waldeck-Rousseau ; car, dans sa Morale (1883), il regarde le collectivisme comme étant seulement un mot ; il dénonce la législation existante qui « a pour but d’empêcher les ouvriers de s’organiser pour vendre leur travail au plus haut prix possible, pour débattre leurs intérêts », et il s’attend à ce que les syndicats aboutiront « à organiser la vente du travail en gros ». Les curés sont très violemment attaqués par lui et la famille Chagot est dénoncée parce qu’elle force les mineurs de Montceau à aller à la messe [Y. Guyot, Morale, p. 293, pp. 183-184, p. 122, p. 148 et p. 32]. Tout le monde comptait alors sur l’organisation ouvrière pour détruire l’autorité du parti clérical. »

 

« La révélation de ces manœuvres nous montre que le ministère comptait sur les syndicats pour faire peur aux conservateurs ; il devient dès lors facile de comprendre l’attitude qu’il a eue durant plusieurs grèves : d’une part Waldeck Rousseau proclamait, avec une force extraordinaire, la nécessité d’accorder la protection de la force publique à un seul ouvrier qui voudrait travailler malgré les grévistes ; et d’autre part il fermait, plus d’une fois, les yeux sur des violences ; c’est qu’il avait besoin d’ennuyer et d'effrayer les progressistes [On peut se demander si Waldeck-Rousseau n’a pas dépassé la mesure et ainsi lancé le gouvernement dans une vole bien différente de celle qu’il désirait lui faire prendre ; il me semble que la loi sur les associations n’eût pas été votée sans la peur, mais il est certain que la rédaction en a été beaucoup plus anticléricale que n'eût voulu son promoteur.] et qu’il entendait se réserver le droit d’intervenir, par la force, le jour où ses intérêts politiques lui commanderaient de faire disparaître tout désordre. Dans l’état précaire où était son autorité dans le pays, il ne croyait pouvoir gouverner qu’en faisant peur et en s’imposant comme un souverain arbitre des différends industriels [Dans un discours du 21 juin 1907, Charles Benoist s'est plaint de ce que l'affaire Dreyfus eût jeté du discrédit sur la raison d’Etat et conduit le gouvernement à faire appel aux éléments de désordre pour faire de l’ordre.]. Transformer les syndicats en associations politico-criminelles servant d’auxiliaires au gouvernement démocratique, tel fut le plan de Waldeck Rousseau depuis 1884 ; les syndicats devaient jouer un rôle analogue à celui que nous avons vu jouer aux Loges : celles-ci servant à faire l’espionnage des fonctionnaires, ceux là étant destinés à menacer les intérêts des patrons peu favorables à l’administration ; les francs-maçons étant récompensés par des décorations et des faveurs accordées à leurs amis ; les ouvriers étant autorisés à arracher à leurs patrons des suppléments de salaire. Cette politique était simple et ne coûtait pas cher. Pour que ce système puisse fonctionner convenablement, il faut qu’il y ait une certaine modération dans la conduite des ouvriers ; non seulement la violence doit rester discrète, mais encore les demandes ne doivent pas dépasser certaines limites. Il faut appliquer ici les mêmes principes que pour les pots-de-vin touchés par les politiciens : ceux-ci sont approuvés par tout le monde quand ils savent limiter leurs exigences. Les gens qui sont dans les affaires savent qu’il y a tout un art du pot-de-vin ; certains courtiers ont acquis une habileté toute particulière pour l’appréciation des remises à offrir aux hauts fonctionnaires ou aux députés qui peuvent faire aboutir une convention [Je suppose que personne n’ignore qu’aucune affaire importante ne se traite sans pot-de-vin.]. Si les financiers sont, presque toujours, obligés d’avoir recours aux bons offices de spécialistes, à plus forte raison des ouvriers, nullement habitués aux usages du monde, doivent-ils avoir besoin d’intermédiaires pour fixer la somme qu'ils peuvent exiger de leurs patrons sans excéder des limites raisonnables. »

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