samedi 14 août 2021

Linges N°62: Les mots du pouvoir le pouvoir des mots

 Lignes: une collection dirigée par Michel Surya







La rue      Jérôme Lèbre

Au salon de l’agriculture, Emmanuel Macron répond à propos des manifestations contre la réforme des retraites : « je ne crois pas qu’il y ait tant de monde que ça dans la rue. » On lui propose de venir vérifier par lui-même : il a « malheureusement trop de travail pour pouvoir venir dans la rue ». Il avait déjà répondu à un horticulteur sans emploi : « moi, je traverse la rue et je vous en trouve, du travail ». Et il avait affirmé en 2017 sur CNN : « La démocratie, ce n’est pas la rue. »

 

La rue, dans ces discours, n’est presque rien. Elle est encore moins que la gare, où selon Macron, l’ « on croise des gens qui réussissent et des gens qui ne sont rien » ; elle n’est parcourue que par ceux qui ne sont rien, tandis que ceux qui réussissent ne font que la traverser, croisant les autres à angle droit. Manifester n’a pas pour le chef de l’état de sens manifeste : cela veut dire trainer dans la rue, avoir renoncé à marcher, ne pas aller d’un lieu à l’autre, n’avoir comme lieu que la rue comme non-lieu. La démocratie se résume à ses murs : ceux des entreprises, des écoles transformées parfois en bureaux de vote et ceux des institutions politiques. Pas de temps pour simplement « sortir » quand on représente une telle démocratie, pas de temps à perdre, à disperser dehors.

Tant que la rue est simplement considérée comme la métonymie des manifestations qui l’occupent par moments, ce qu’en dit le pouvoir suit la ligne sans surprise d’une défense des institutions transformée par un libéralisme empreint de réaction. De l’idée que le vote assure le changement de représentants, si bien que la rue n’a plus à renverser le pouvoir, on en vient à l’idée que le vote est le seul mode d’expression du peuple. On a oublié que la république française a cédé à de grandes manifestations, particulièrement quand elles étaient réactionnaires : en février 1934, Daladier démissionne face aux ligues ; en 1984, le gouvernement recule face aux partisans de « l’école libre » sur fonds publics. Il n’y a alors pas de dialogue possible avec une rue qui ne crie à la démission des représentants que pour demander le dialogue. C’est alors en particulier la logique syndicale, articulant manifestation et concertation, qui s’avère intraduisible dans la logique du pouvoir, articulant vote et exécutif, en ne passant même regret par la case du débat parlementaire. Cette intraductibilité va de la perception (on peut, paradoxalement, ne pas voir une manifestation) aux chiffres : car ne pas tenir compte de la rue, c’est aussi en tenir mal le compte, de l’évaluation des manifestations par les préfectures à la croyance présidentielle, selon laquelle « il n’y a pas tellement de monde ». C’est alors cette rue laissée dans l’ombre qui peut devenir confuse, violente, à la fois subversive et énigmatique, comme elle le fut et le sera sans doute encore avec le mouvement des « gilets jaunes ».

Après ce passage obligé, il faut en venir vraiment à la rue, telle qu’elle est, sans métaphore et sans métonymie.

On pourrait penser que le pouvoir ne s’en préoccupe pas, non seulement parce qu’il se déroule dans les murs, mais parce qu’il ne s’expose que sur d’immenses avenues – d’abord, en France, les Champs-Elysées, où on commémore les rues du 14 juillet par une tribune de chefs d’état devant une parade militaire, et où l’on fête tous les autres jours le tourisme et la consommation de masse.

Mais il faut se souvenir que le pouvoir exécutif se veut aussi municipal. Il s’avère alors que cette rue que Macron croit voir dépeuplée l’est effectivement dans le programme de son « mouvement » dans les grandes villes. Peut-on même parler de programme ? Il ne s’agit que de reprendre les préoccupations des électeurs de la droite et de l’extrême droite, pour lesquels la rue est, encore et toujours, sale et dangereuse.

A Paris ; ce qui pouvait encore ressembler, même d’une manière dérisoire, à un projet pour la ville ( tel le déplacement d’une gare) s’efface devant deux priorités déjà présentées comme fondamentales, la sécurité et la propreté : il s’agit de créer une police municipale armée et d’augmenter les effectifs de la police municipale et le nombre de caméras. A Marseille, l’adjointe républicaine à la sécurité, fière d’avoir augmenté les effectifs de la police municipale, devient tête de liste du macroniste Yvon Berland, dont les ambitions pour la ville n’ajoutent que l’augmentation du nombre de bus et le tracé d’une piste cyclable en front de mer.

Or pour qui, effectivement, vient dans la rue, celle-ci n’est pas qu’un non-lieu hostile, qu’il faudrait rendre aussi propre et sûr qu’un intérieur, grâce à une police municipale et des caméras dont personne ne rêve pour son intérieur. La rue est le dehors dans la ville, le lieu où se manifeste, même en dehors de toute manifestation syndicale ou politique, donc au quotidien, une cohabitation sans murs, entre différents modes de mobilité, mais aussi entre habitants et non-habitants, un partage sans préalable identitaire.

Bien sûr ce partage implique un risque sans rémunération, lequel est aussi absurde pour le libéralisme que la prétendue rémunération sans risque des fonctionnaires, selon une mythologie de la rémunération du risque qui assure la triple apothéose du contrat de travail privé, du placement en actions et du profit des assurances. Mais ce risque non rémunéré, c’est l’existence même, et la rue, c’est la coexistence, la démocratie hors du pouvoir institué.

Il n’est alors pas étonnant que le pouvoir ne veuille sortir qu’armé, et laisse se dérouler implicitement, au gré des investissements immobiliers, de la ghettoïsation sociale, de la généralisation d’Airbnb, un programme qui fut explicite chez Le Corbusier : celui de la destruction des rues. Car dès que la rue est peuplée, et qu’elle le soit dans une grande ville ou un village, le peuple est dans la rue ; c’est ce qu’on peut trouver insupportable, ou tout simplement aimer.

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