Lignes: une collection dirigée par Michel Surya
La rue Jérôme Lèbre
Au salon de l’agriculture,
Emmanuel Macron répond à propos des manifestations contre la réforme des
retraites : « je ne crois
pas qu’il y ait tant de monde que ça dans la rue. » On lui propose de
venir vérifier par lui-même : il a « malheureusement trop de travail pour pouvoir venir dans la rue ».
Il avait déjà répondu à un horticulteur sans emploi : « moi, je traverse la rue et je vous en
trouve, du travail ». Et il avait affirmé en 2017 sur
CNN : « La démocratie, ce
n’est pas la rue. »
La rue, dans ces discours,
n’est presque rien. Elle est encore moins que la gare, où selon Macron, l’
« on croise des gens qui réussissent
et des gens qui ne sont rien » ; elle n’est parcourue que par
ceux qui ne sont rien, tandis que ceux qui réussissent ne font que la
traverser, croisant les autres à angle droit. Manifester n’a pas pour le chef
de l’état de sens manifeste : cela veut dire trainer dans la rue, avoir
renoncé à marcher, ne pas aller d’un lieu à l’autre, n’avoir comme lieu que la
rue comme non-lieu. La démocratie se résume à ses murs : ceux des
entreprises, des écoles transformées parfois en bureaux de vote et ceux des
institutions politiques. Pas de temps pour simplement « sortir »
quand on représente une telle démocratie, pas de temps à perdre, à disperser
dehors.
Tant que la rue est simplement
considérée comme la métonymie des manifestations qui l’occupent par moments, ce
qu’en dit le pouvoir suit la ligne sans surprise d’une défense des institutions
transformée par un libéralisme empreint de réaction. De l’idée que le vote
assure le changement de représentants, si bien que la rue n’a plus à renverser
le pouvoir, on en vient à l’idée que le vote est le seul mode d’expression du
peuple. On a oublié que la république française a cédé à de grandes
manifestations, particulièrement quand elles étaient réactionnaires : en
février 1934, Daladier démissionne face aux ligues ; en 1984, le
gouvernement recule face aux partisans de « l’école libre » sur fonds
publics. Il n’y a alors pas de dialogue possible avec une rue qui ne crie à la
démission des représentants que pour demander le dialogue. C’est alors en
particulier la logique syndicale, articulant manifestation et concertation, qui
s’avère intraduisible dans la logique du pouvoir, articulant vote et exécutif,
en ne passant même regret par la case du débat parlementaire. Cette
intraductibilité va de la perception (on peut, paradoxalement, ne pas voir une
manifestation) aux chiffres : car ne pas tenir compte de la rue, c’est
aussi en tenir mal le compte, de l’évaluation des manifestations par les
préfectures à la croyance présidentielle, selon laquelle « il n’y a pas
tellement de monde ». C’est alors cette rue laissée dans l’ombre qui peut
devenir confuse, violente, à la fois subversive et énigmatique, comme elle le
fut et le sera sans doute encore avec le mouvement des « gilets
jaunes ».
Après ce passage obligé, il
faut en venir vraiment à la rue, telle qu’elle est, sans métaphore et sans
métonymie.
On pourrait penser que le
pouvoir ne s’en préoccupe pas, non seulement parce qu’il se déroule dans les
murs, mais parce qu’il ne s’expose que sur d’immenses avenues – d’abord, en
France, les Champs-Elysées, où on commémore les rues du 14 juillet par une
tribune de chefs d’état devant une parade militaire, et où l’on fête tous les
autres jours le tourisme et la consommation de masse.
Mais il faut se souvenir que
le pouvoir exécutif se veut aussi municipal. Il s’avère alors que cette rue que
Macron croit voir dépeuplée l’est effectivement dans le programme de son
« mouvement » dans les grandes villes. Peut-on même parler de
programme ? Il ne s’agit que de reprendre les préoccupations des électeurs
de la droite et de l’extrême droite, pour lesquels la rue est, encore et
toujours, sale et dangereuse.
A Paris ; ce qui pouvait
encore ressembler, même d’une manière dérisoire, à un projet pour la ville (
tel le déplacement d’une gare) s’efface devant deux priorités déjà présentées
comme fondamentales, la sécurité et la propreté : il s’agit de créer une
police municipale armée et d’augmenter les effectifs de la police municipale et
le nombre de caméras. A Marseille, l’adjointe républicaine à la sécurité, fière
d’avoir augmenté les effectifs de la police municipale, devient tête de liste
du macroniste Yvon Berland, dont les ambitions pour la ville n’ajoutent que
l’augmentation du nombre de bus et le tracé d’une piste cyclable en front de
mer.
Or pour qui, effectivement,
vient dans la rue, celle-ci n’est pas qu’un non-lieu hostile, qu’il faudrait
rendre aussi propre et sûr qu’un intérieur, grâce à une police municipale et
des caméras dont personne ne rêve pour son intérieur. La rue est le dehors dans
la ville, le lieu où se manifeste, même en dehors de toute manifestation
syndicale ou politique, donc au quotidien, une cohabitation sans murs, entre
différents modes de mobilité, mais aussi entre habitants et non-habitants, un
partage sans préalable identitaire.
Bien sûr ce partage implique
un risque sans rémunération, lequel est aussi absurde pour le libéralisme que
la prétendue rémunération sans risque des fonctionnaires, selon une mythologie
de la rémunération du risque qui assure la triple apothéose du contrat de
travail privé, du placement en actions et du profit des assurances. Mais ce
risque non rémunéré, c’est l’existence même, et la rue, c’est la coexistence,
la démocratie hors du pouvoir institué.
Il n’est alors pas étonnant
que le pouvoir ne veuille sortir qu’armé, et laisse se dérouler implicitement,
au gré des investissements immobiliers, de la ghettoïsation sociale, de la
généralisation d’Airbnb, un programme qui fut explicite chez Le
Corbusier : celui de la destruction des rues. Car dès que la rue est
peuplée, et qu’elle le soit dans une grande ville ou un village, le peuple est
dans la rue ; c’est ce qu’on peut trouver insupportable, ou tout
simplement aimer.
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