lundi 23 août 2021

Les damnés de la terre par Franz Fanon

 

LOT Nº 3

Après le « sérum de vérité »

 

On connaît le principe de ce traitement. Devant un malade qui semble souffrir d’un conflit intérieur inconscient que l’entretien n’arrive pas à extérioriser, on recourt à des méthodes d’exploration chimique. Le penthotal, par injections intraveineuses, est la substance la plus communément pratiquée dans le but de libérer le malade d’un conflit qui paraît dépasser ses possibilités d’adaptation. C’est pour libérer le malade de ce « corps étranger » que le médecin intervient 30. Toutefois, on s’est aperçu de la difficulté qu’il y avait à contrôler la dissolution progressive des instances psychiques. Il n’était pas rare d’assister à des aggravations spectaculaires ou à l’apparition de nouveaux tableaux absolument inexplicables. Aussi, d’une façon générale, a-t-on plus ou moins abandonné cette technique.

En Algérie, les médecins militaires et les psychiatres ont trouvé dans les salles de police de grandes possibilités d’expérimentation. Si, dans les névroses, le penthotal balaie les barrages qui s’opposent à la mise au jour du conflit intérieur, chez les patriotes algériens il doit pouvoir également briser le barrage politique et faciliter l’obtention des aveux du prisonnier sans qu’on ait besoin de recourir à l’électricité (la tradition médicale veut qu’on épargne la souffrance). C’est la forme médicale de la « guerre subversive ».

Le scénario est le suivant. D’abord : « Je suis médecin, je ne suis pas un policier. Je suis là pour t’aider. » Ce faisant, on obtient au bout de quelques jours la confiance du prisonnier 31. Ensuite : « Je vais te faire quelques piqûres, car tu es drôlement sonné. » Pendant plusieurs jours, on met en train n’importe quel traitement : vitamines, tonicardiaques, sérums sucrés. Le quatrième ou le cinquième jour, injection intraveineuse de penthotal. L’interrogatoire commence.

TABLEAUX PSYCHIATRIQUES RENCONTRÉS

a)    Stéréotypies verbales

Le malade répète continuellement des phrases du type : « Je n’ai rien dit. Il faut me croire, je n’ai pas parlé. » Ces stéréotypies s’accompagnent d’une angoisse permanente. Le malade en effet, très souvent, ignore si on a pu lui arracher des renseignements. La culpabilité envers la cause défendue et les frères dont on a pu donner les noms et les adresses pèse ici de façon dramatique. Nulle affirmation ne peut ramener le calme dans ces consciences délabrées.

b)    Perception intellectuelle ou sensorielle opacifiée

Le malade ne peut pas affirmer l’existence de tel objet perçu. Un raisonnement est assimilé, mais de façon indifférenciée. Il y a une indistinction fondamentale du vrai et du faux. Tout est vrai et tout est faux à la fois.

c)    Crainte phobique de tout tête-à-tête

Cette crainte dérive de l’impression aiguë qu’on peut à tout instant être interrogé de nouveau.

d)    Inhibition

Le malade se tient sur ses gardes : il enregistre mot après mot la question posée, élabore mot après mot la réponse projetée. D’où l’impression de quasi-inhibition, avec ralentissement psychique, interruption des phrases, retours en arrière, etc.

Il est clair que ces malades refusent obstinément toute injection intraveineuse.

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