Série
C
Modifications
affectivo-intellectuelles et troubles mentaux après la torture
Nous grouperons dans cette
série les malades plus ou moins graves dont les troubles sont apparus
immédiatement après ou pendant les tortures. Nous décrirons des sous-groupes,
car nous nous sommes rendu compte qu’à chaque méthode de torture correspondaient,
indépendamment d’une atteinte grossière ou profonde de la personnalité, des
types morbides caractéristiques.
LOT
Nº 1
Après
les tortures indifférenciées dites préventives
Nous faisons allusion ici aux
méthodes brutales où il s’agit moins de tortures que de faire parler. Le
principe qui veut qu’au-delà d’un certain seuil la souffrance devienne
intolérable prend ici une singulière importance. Le but est donc de parvenir le
plus rapidement possible à ce seuil. Le fignolage n’est pas pratiqué. Il y a
attaque massive et multiforme : plusieurs policiers frappant en même temps ;
quatre policiers debout, encerclent le prisonnier et jonglent avec lui à coups
de poing, tandis qu’un policier lui brûle la poitrine avec une cigarette et
qu’un autre lui frappe la plante des pieds à coups de bâton... Quelques-unes
des méthodes de torture utilisées en Algérie nous ont paru particulièrement
atroces, toujours en nous référant aux confidences des torturés.
a) Injection d’eau par la
bouche accompagnée de lavement à forte pression d’eau savonneuse.
b) Introduction d’une
bouteille dans l’anus. Deux formes de supplice dit « de l’immobilité » :
c) Le prisonnier est placé à
genoux, les bras parallèles au sol, les paumes tournées vers le ciel, le buste
et la tête droits. Aucun mouvement n’est permis. Derrière le prisonnier, un
policier assis sur une chaise le ramène à l’immobilité à coups de matraque.
d) Le prisonnier est debout,
la face contre le mur, les bras levés et les mains collées au mur. Ici
également, au moindre mouvement, à la moindre ébauche de relâchement, les coups
pleuvent.
Précisons maintenant qu’il
existe deux catégories de torturés :
1) Ceux qui savent quelque
chose.
2) Ceux qui ne savent rien.
1) Ceux qui savent quelque
chose sont rarement vus dans les formations sanitaires. Certes, on n’ignore pas
que tel patriote a été torturé dans les prisons françaises, mais on ne le rencontre
pas en tant que malade.
2) Par contre, ceux qui ne
savent rien, vont très fréquemment nous consulter. Nous ne parlons pas ici des
Algériens frappés au cours d’un ratissage ou d’un bouclage. Ceux-là non plus ne
viennent pas à nous en malades. Nous parlons expressément de ces Algériens, non
organisés, arrêtés, conduits dans les locaux de la police ou dans les fermes
d’interrogatoires pour y être soumis à la question.
TABLEAUX
PSYCHIATRIQUES RENCONTRÉS
a)
Dépressions agitées : quatre cas
Ce
sont des malades tristes, sans anxiété réelle, déprimés, confinés la plupart du
temps au lit, qui fuient le contact, et qui, brusquement, vont développer une
agitation très violente dont il est toujours difficile de comprendre la
signification.
b)
Anorexie mentale : cinq cas
Ces
malades posent des problèmes graves, car cette anorexie mentale s’accompagne
d’une phobie de tout contact corporel avec autrui. L’infirmier qui s’approche
du malade et tente de le toucher, de lui prendre la main, par exemple, est
immédiatement rejeté avec rigidité. Il n’est pas possible de pratiquer une
alimentation artificielle ou d’administrer des médicaments.
c)
Instabilité motrice : onze cas
Ici
nous avons affaire à des malades qui ne restent pas en place. Continuellement
solitaires, ils acceptent difficilement de s’enfermer avec le médecin dans son
bureau. Deux sentiments nous ont paru fréquents dans ce premier lot de torturés
: D’abord celui de l’injustice. Avoir été torturé pour rien, durant des jours
et des nuits, semble avoir cassé quelque chose chez ces hommes. L’un de ces
martyrisés avait eu une expérience particulièrement pénible : après plusieurs
jours de vaines tortures, les policiers acquirent la conviction qu’ils avaient
affaire à un homme paisible, totalement étranger à l’un quelconque des réseaux
FLN. En dépit de cette conviction, un inspecteur de police aurait dit : « Ne le
lâchez pas comme cela. Serrez-le encore un peu. Ainsi quand il sera dehors, il
restera tranquille. »
Ensuite,
une indifférence à tout argument moral. Pour ces malades, il n’y a pas de cause
juste. Une cause torturée est une cause faible. Donc il faut s’occuper avant
tout d’augmenter sa force, et ne pas se poser la question du bien-fondé d’une
cause. Seule compte la force.
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