lundi 23 août 2021

Les damnés de la terre par Franz Fanon

 

Série C

Modifications affectivo-intellectuelles et troubles mentaux après la torture

 

Nous grouperons dans cette série les malades plus ou moins graves dont les troubles sont apparus immédiatement après ou pendant les tortures. Nous décrirons des sous-groupes, car nous nous sommes rendu compte qu’à chaque méthode de torture correspondaient, indépendamment d’une atteinte grossière ou profonde de la personnalité, des types morbides caractéristiques.

LOT Nº 1

Après les tortures indifférenciées dites préventives

Nous faisons allusion ici aux méthodes brutales où il s’agit moins de tortures que de faire parler. Le principe qui veut qu’au-delà d’un certain seuil la souffrance devienne intolérable prend ici une singulière importance. Le but est donc de parvenir le plus rapidement possible à ce seuil. Le fignolage n’est pas pratiqué. Il y a attaque massive et multiforme : plusieurs policiers frappant en même temps ; quatre policiers debout, encerclent le prisonnier et jonglent avec lui à coups de poing, tandis qu’un policier lui brûle la poitrine avec une cigarette et qu’un autre lui frappe la plante des pieds à coups de bâton... Quelques-unes des méthodes de torture utilisées en Algérie nous ont paru particulièrement atroces, toujours en nous référant aux confidences des torturés.

a) Injection d’eau par la bouche accompagnée de lavement à forte pression d’eau savonneuse.

b) Introduction d’une bouteille dans l’anus. Deux formes de supplice dit « de l’immobilité » :

c) Le prisonnier est placé à genoux, les bras parallèles au sol, les paumes tournées vers le ciel, le buste et la tête droits. Aucun mouvement n’est permis. Derrière le prisonnier, un policier assis sur une chaise le ramène à l’immobilité à coups de matraque.

d) Le prisonnier est debout, la face contre le mur, les bras levés et les mains collées au mur. Ici également, au moindre mouvement, à la moindre ébauche de relâchement, les coups pleuvent.

Précisons maintenant qu’il existe deux catégories de torturés :

1) Ceux qui savent quelque chose.

2) Ceux qui ne savent rien.

 

1) Ceux qui savent quelque chose sont rarement vus dans les formations sanitaires. Certes, on n’ignore pas que tel patriote a été torturé dans les prisons françaises, mais on ne le rencontre pas en tant que malade.

2) Par contre, ceux qui ne savent rien, vont très fréquemment nous consulter. Nous ne parlons pas ici des Algériens frappés au cours d’un ratissage ou d’un bouclage. Ceux-là non plus ne viennent pas à nous en malades. Nous parlons expressément de ces Algériens, non organisés, arrêtés, conduits dans les locaux de la police ou dans les fermes d’interrogatoires pour y être soumis à la question.

TABLEAUX PSYCHIATRIQUES RENCONTRÉS

a)    Dépressions agitées : quatre cas

Ce sont des malades tristes, sans anxiété réelle, déprimés, confinés la plupart du temps au lit, qui fuient le contact, et qui, brusquement, vont développer une agitation très violente dont il est toujours difficile de comprendre la signification.

b)    Anorexie mentale : cinq cas

Ces malades posent des problèmes graves, car cette anorexie mentale s’accompagne d’une phobie de tout contact corporel avec autrui. L’infirmier qui s’approche du malade et tente de le toucher, de lui prendre la main, par exemple, est immédiatement rejeté avec rigidité. Il n’est pas possible de pratiquer une alimentation artificielle ou d’administrer des médicaments.

c)    Instabilité motrice : onze cas

Ici nous avons affaire à des malades qui ne restent pas en place. Continuellement solitaires, ils acceptent difficilement de s’enfermer avec le médecin dans son bureau. Deux sentiments nous ont paru fréquents dans ce premier lot de torturés : D’abord celui de l’injustice. Avoir été torturé pour rien, durant des jours et des nuits, semble avoir cassé quelque chose chez ces hommes. L’un de ces martyrisés avait eu une expérience particulièrement pénible : après plusieurs jours de vaines tortures, les policiers acquirent la conviction qu’ils avaient affaire à un homme paisible, totalement étranger à l’un quelconque des réseaux FLN. En dépit de cette conviction, un inspecteur de police aurait dit : « Ne le lâchez pas comme cela. Serrez-le encore un peu. Ainsi quand il sera dehors, il restera tranquille. »

Ensuite, une indifférence à tout argument moral. Pour ces malades, il n’y a pas de cause juste. Une cause torturée est une cause faible. Donc il faut s’occuper avant tout d’augmenter sa force, et ne pas se poser la question du bien-fondé d’une cause. Seule compte la force.

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